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Commej'en ai parler en commentaire sur le cours précédent, au premier épisode de la saison, Asuna, Sinon et Kirito parlent du STL et Sinon demande si cela ne se rapproche pas de l'Augma, ce a quoi Kirito répond que cette fois, ça ne surcharge pas le cerveau. On peut donc facilement en déduire que l'histoire de l'anime, contrairement au LN, se passe après les
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5,81 h 39 min2014X-Ray7+L'histoire vraie du pasteur d'une petite ville qui cherche à partager avec le plus grand nombre l'expérience vécue par son fils...RéalisationRandall WallaceRôles principauxGreg KinnearKelly ReillyMargo MartindaleGenresDrameEnfantsSous-titresIndisponibleCe programme n'est actuellement pas disponibledepuis votre zone géographiqueVoir la bande-annonceVoir la bande-annonceAjouter à la liste de favorisAjouter à la liste de favoris
Films Chrétiens Le Côté Cinéma Ce site ne fait que répertorier des liens indirects de vidéos en streaming hébergées par d’autres sites publics et légalement reconnus tels dailymotion, vimeo, youtube. etc…Si les liens des films en streaming ne fonctionnent plus prévenez-moi, merci. Les Films A voir Film Crétien J'y Crois Encore J’y crois encore un film chrétien en français I still believe L’histoire vraie de la star de la musique chrétienne Jeremy Camp et son voyage d’amour et de perte qui cherche à prouver qu’il y a toujours de l’espoir. Films Chrétiens Vous êtes TOUJOURS du côté Cinéma La Suite des Films Ci-dessous On Continue Les Films Histoire vraie dans une mine The 33 Les Films Suite Les Films A voir Un Merveilleux Dessin Animé Il était une fois Jésus Les Films suite Les Films Suite Ancien Film L'Histoire de Ruth Les Films Suite
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LETHIELLEUX 10, rue Cassette Paris 1959 Sommaire Couverture Page de titre Dédicace PREFACE Chapitre I - LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE THEOCENTRIQUE ET SURNATURELLE I. — La vie chrétienne est une morale théocentrique IT. — La morale chrétienne est une morale essentiellement surnaturelle Conclusion Chapitre IT - LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE CHRISTOCENTRIQUE I. — Jésus-Christ est notre centre IL. — Jésus-Christ est la source de notre vie morale IT. — Jésus-Christ est notre modèle Chapitre IT - LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE EFFICACE I. — Les sacrements, source de vie morale IT. — Place de l’Église dans notre vie morale Chapitre IV - LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE A DOMINANTE ESCHATOLOGIQUE I. — La morale chrétienne est une morale de renoncement IL. — Prophétisme et apocalyptique IT. — Mystique de l’échec IV. — Morale équilibrée Chapitre V - LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE DE LA CONVERSION I. — Nous sommes pécheurs IL. — Nécessité de la conversion Chapitre VI - INSERTION DE LA PHILOSOPHIE DANS LA MORALE CHRETIENNE I. — Transcendance et adaptation Il. — Nécessité d’une assimilation rationnelle du donné révélé IT. — Valeur de la pensée grecque Chapitre VII - INSERTION DE LA PHILOSOPHIE DANS LA MORALE CHRETIENNE I. — La synthèse de saint Augustin IL. — La synthèse thomiste A EMPRUNTS A LA MÉTAPHYSIQUE DYONISIENNE B EMPRUNTS A LA MÉTAPHYSIQUE ARISTOTÉLICIENNE C EMPRUNTS A LA PSYCHOLOGIE ARISTOTÉLICIENNE D EMPRUNTS A LA MORALE ARISTOTÉLICIENNE PROPREMENT DITE IT. — Thomisme et christianisme Chapitre VIIT - LE ROLE DE LA FINALITE EN THOLOGIE MORALE I. — La finalité dans la nature IT. — La finalité dans l’ordre surnaturel Chapitre IX - LA BEATITUDE I. — L'annonce de la Bonne Nouvelle IL. — Bonheur chrétien et eudémonisme grec III. — Fondement ontologique de la béatitude Conclusion Chapitre X - LES ELEMENTS DE LA MORALITE I. — Matière et forme en morale IT. — La moralité de l’objet IT. — Moralité de la fin IV. — La moralité des circonstances V. — Conséquences de ces principes Chapitre XI - LA LIBERTE DE L’ACTE MORAL I. — Liberté et déterminisme psychologique normal IL. — Liberté et déterminisme pathologique IT. — Liberté et déterminisme social Chapitre XII - LE MERITE I. — Métaphysique du mérite IL. — Notion biblique du mérite III. — Théologie du mérite Chapitre XIII - LA GRACE HABITUELLE I. — La grâce habituelle dans le Nouveau Testament IL. — Principes théologiques IT. — Possibilité d’un approfondissement doctrinal IV. — Opinions théologiques récentes Conclusion Chapitre XIV - LA NORME DE LA MORALITE I. — La norme de la morale philosophique IT. — La norme de la moralité surnaturelle XV - LA VERTU I. — La vertu en métaphysique IT. — La vertu en morale III. — La vertu en théologie XVI - L'OBEISSANCE AUX LOIS I. — Les lois sont essentielles à l’homme IT. — La loi éternelle IT. — La loi naturelle IV. — La loi positive XVII - LA LOI NOUVELLE I. — La liberté de perfection IT. — La liberté du chrétien Chapitre XVIII - LE DESODRE ORIGINEL I. — Principes métaphysiques et observations psychologiques IT. — La corruption de la nature humaine Chapitre XIX - LA GRACE ACTUELLE I. — Fondements métaphysiques de la grâce IT. — La révélation de la grâce IT. — Théologie de la grâce actuelle Chapitre XX - LA FOI I. — L'objet de la foi IT. — Le motif de la foi IT. — La vie de la foi Chapitre XXI - L'ESPERANCE I. — Objet de l’espérance IT. — Le motif de l’espérance III. — Grandeur de l’espérance Chapitre XXII - LA CHARITE POUR DIEU I. — Le motif de la charité IT. — Nature de la charité Chapitre XXIIT - LA CHARITE POUR LE PROCHAIN I. — Opinions diverses sur la nature de l’amour du prochain IT. — Opinion proposée la charité pour le prochain a pour objet formel la bonté essentielle de Dieu III. — Le mystère de la charité chrétienne Chapitre XXIV - LE REGNE DE LA CHARITE I. — Rôle fondamental de la charité IT. — La charité, forme des vertus III. — Charité et mérite Conclusion Chapitre XXV - LA PRUDENCE I. — La prudence naturelle IT. — La révélation de la prudence surnaturelle IT. — Théologie de la prudence Chapitre XXVI - LA CONSCIENCE I. — Prudence et conscience IL. — Les systèmes de morale » III. Conclusions théoriques et pratiques Chapitre XX VII - LE PECHE I. — Possibilité du péché IL. — Gravité du péché mortel IT. — Fréquence du péché véniel Chapitre XX VIII - CONCLUSION I. — Soumission au donné révélé II. — La foi en quête de l’intelligence IT. — Morale et spiritualité BIBLIOGRAPHIE LEXIQUE INDEX ANALYTIQUE DES MATIÈRES Notes Achevé de numériser A la Vierge MARIE Chef-d’œuvre et Modèle de nature et de grâce. En souvenir des élèves de Théologie du Grand Séminaire de Langres, qui ont eu la primeur de ces pages en 1955-1957. Imprimi potest fr. J. KOPF, Lecteur en S. Théologie Prieur Provincial. Imprimatur Langres, le 8 décembre 1958 G. MICHEL Vicaire général. PREFACE Les théologiens contemporains s’accordent à souhaiter une nouvelle présentation de la morale théologique. Celle des manuels leur semble souvent manquer de sève évangélique, de richesse dogmatique, de solidité métaphysique et de valeur spirituelle !. Les griefs ne datent pas d’aujourd’hui voilà bientôt cent ans, un apôtre aussi prudent et expérimenté que Timon-David les formulait discrètement’. Mais ce qui caractérise notre époque, c’est l’ampleur des plaintes, surtout dans la jeunesse cultivée, et le souci d’y remédier de la part des théologiens. Ceci ne va pas sans risques. La critique, qu’on dit pourtant aisée », est parfois périlleuse, et l’œuvre constructive est encore plus difficile. Il faudra de nombreuses années d'efforts collectifs pour aboutir à une synthèse satisfaisante. Toutefois, si médiocres que soient les résultats actuels, certaines réformes semblent s’imposer sans conteste, ne fût-ce que parce qu’elles sont un retour à d’anciennes traditions qui ont fait leurs preuves telle l’utilisation de la Bible et le retour à saint Thomas. Il s’agit non pas de renoncer aux acquisitions de ces trois derniers siècles, mais de les présenter sous un éclairage nouveau, ou plutôt renouvelé, à la fois plus profondément religieux et plus solidement philosophique. C’est pourquoi nous pensons qu’il ne sera peut-être pas inutile de chercher à montrer dès maintenant en quoi pourrait consister cet éclairage. Nous n’avons nullement l'intention de faire œuvre scientifique, ni même originale, et encore moins complète. Nous voudrions seulement faciliter aux prêtres et aux catéchistes l’enseignement d’une morale authentiquement chrétienne et en même temps adaptée aux exigences de l’esprit critique. Nous supposerons connu l’enseignement des manuels courants, et nous mettrons seulement en relief les principes qui nous paraissent les plus essentiels. Notre exposé n’est pas destiné à un emploi catéchétique » immédiat. Nous voulons seulement faciliter aux lecteurs un travail d’assimilation personnelle qui leur permettra d’adapter la doctrine aux divers milieux*. Chapitre I LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE THEOCENTRIQUE ET SURNATURELLE Il semble bien que ce qui manque le plus à la masse des fidèles de notre temps, c’est d’avoir une notion exacte de la transcendance de la morale chrétienne. Pour beaucoup d’entre eux, toute la morale révélée tient dans le Décalogue et les vertus naturelles. Quand ils se confessent, ils suivent volontiers l’ordre des commandements de Dieu et de l’Eglise, puis ils ajoutent un examen sur les sept péchés capitaux, et ils en restent là. Certes, les vertus naturelles s’imposent aux catholiques comme aux païens, et même incomparablement plus aux catholiques qu’aux païens. Ainsi que nous le verrons amplement dans la suite, toutes les obligations de la loi naturelle, loin d’être supprimées par la Loi évangélique, sont assumées, surélevées et transformées par elle. Mais ce qu’il faut bien retenir pour l’instant, c’est que la Loi évangélique contient autre chose que la Loi naturelle, et qu’on se trompe gravement quand on la vide de son contenu surnaturel. Il importe de dire et de redire inlassablement aux fidèles que la morale chrétienne, tout en s’étendant aux moindres détails d’ordre naturel, est avant tout une participation à la vie même de Dieu. I. — La vie chrétienne est une morale théocentrique Précisons tout d’abord un premier point, fortement mis en relief par les évangiles synoptiques c’est que toute notre activité morale doit être orientée vers Dieu. Il y a là, en vérité, un enseignement révolutionnaire. En effet, la plupart des philosophies morales de l’antiquité et de tous les temps sont anthropocentriques. Leur but est de procurer aux hommes leur équilibre, la maîtrise d’eux-mêmes, en un mot leur bonheur, individuel ou social. Dieu n’est pas toujours exclu de leurs préoccupations, mais c’est seulement à titre d’Etre transcendant inaccessible à l’homme, donc à titre d’objet de culte. mais non d’amour ni de source de la moralité. Là même où le souci de Dieu est tellement accentué qu’il est le caractère dominant des systèmes — par exemple dans les religions syncrétistes de l’ancien Orient — il est loin d’avoir une influence heureuse sur la morale. Ou bien les adeptes s’efforcent d’atteindre la divinité par des moyens purement naturels contemplation orgueilleuse, à base d’ascèse parfois excentrique et morbide ; ou bien ils croient se la concilier par des procédés cultuels de nature magique sacrifices souvent bizarres, sinon suspects qui ignorent l’effort moral proprement dit, quand ils ne favorisent pas le déchaînement des passions. La grande révélation de Jésus, au contraire, c’est que l’homme n’est pas abandonné à lui-même, fermé sur lui-même il est orienté vers Dieu, il est fils de Dieu en le priant, il doit lui dire Notre Père ». Par suite, toute sa vie morale est transformée. Non seulement ses sentiments religieux doivent être pénétrés d’amour pour le Père céleste, mais toute sa conduite doit s’en ressentir il doit vivre en fils de Dieu, conscient de sa dignité et des exigences qu’elle entraîne. Travaillant avant tout pour plaire à Dieu qui voit dans le secret », il ne se soucie guère d’être vu par les hommes quand il prie ou qu’il fait l’aumône il lui suffit d’être récompensé par son Père céleste. Sachant que la sainteté de Dieu est exigeante, il ne se contente pas d’éviter les péchés extérieurs et matériels, mais il fuit même les mauvais désirs. Quelle que soit la pauvreté de ses réalisations, il a confiance en Dieu qui tient compte surtout des intentions et des possibilités de chacun. Tous les hommes étant les créatures et les fils du même Père, il les aime comme des frères et il fait du bien même à ses ennemis. Le royaume des Cieux lui paraît si merveilleux qu’il est prêt à tous les sacrifices, à tous les renoncements, au martyre et à la mort pour y entrer. Cette foi en la Paternité de Dieu, la confiance qu’il a en sa protection toute-puissante, l’amour infini dont il se sent entouré, transforment radicalement ses sentiments et ses actions. Il n’est plus centré sur lui-même et sur son perfectionnement égoïste il est centré sur Dieu, il mène dès ici- bas une vie céleste, IT. — La morale chrétienne est une morale essentiellement surnaturelle Cette morale n’est pas seulement céleste par son objet, ses motifs et ses effets elle l’est aussi dans son principe. Tel est l’enseignement formel de S. Paul et de S. Jean. Dès maintenant le chrétien participe réellement et pour ainsi dire physiquement à la vie de Dieu. Au baptême il est envahi par la grâce qui le transforme comme un brasier ardent transforme en feu le morceau de fer qui y est jeté. La filiation divine prêchée dans les évangiles synoptiques n’est pas une simple notion métaphorique exprimant les relations des créatures par rapport au créateur elle est une réalité ontologique qui, tout en laissant l’homme dans sa condition de créature bornée et misérable, l’élève spirituellement au plan transcendant de la Divinité et le fait participer à la vie même de Dieu. Ceci est un mystère insondable. Jamais la raison philosophique, dûment avertie de la vraie nature de Dieu, n’aurait osé entrevoir pareille élévation et moins encore la désirer efficacement. Dès que l’on a une idée un peu exacte de la transcendance divine, on considère comme une folie que l’homme puisse prétendre devenir Dieu. C’est pourtant la réalité affirmée sans cesse par le quatrième évangile et prêchée avec insistance par les apôtres dans leur kérygme » l’Incarnation et la Rédemption du Christ nous arrachent à la mort et nous constituent fils de Dieu. La grâce s’épanouit en nous sous forme de vertus théologales qui nous permettent d’avoir une activité proprement divine. Les vertus morales ne sont pas celles des philosophes, nécessairement étroites dans leur magnanimité » elles sont le rayonnement de la grâce et des vertus théologales et ont une valeur infinie. Le corps même du chrétien est purifié jusque dans ses activités les plus spécifiques ainsi le mariage devient chose sainte et sanctifiante. Dieu réside en l’âme et y fait sa demeure. Il vit en elle avec une familiarité stupéfiante. L'Esprit divin y réside comme en son temple et l’éclaire de ses lumières, l’encourage de ses attraits, l’embellit de ses dons, lui communique une mentalité céleste, et surtout l’entraîne dans sa propre charité. Elevé à ces hauteurs, le chrétien est vraiment une nouvelle créature, un homme nouveau, un dieu par participation. La morale chrétienne est une morale de fils de Dieu”. Conclusion Quand on sait cela, on se demande comment certains hommes en quête d’union mystique avec Dieu ont pu renier leur christianisme et frapper à la porte d’autres religions purement humaines. Les malheureux ignoraient évidemment la marque essentielle de la vraie religion. Ils furent séduits par des promesses de divinisation de nature panthéistique. Or le panthéisme, qui promet l’absorption de la personne humaine dans la divinité, n’est au fond qu’une chimère puisqu'il ne promet la possession de Dieu que moyennant la disparition du moi. Par contre le christianisme enseigne que la grâce permet à l’homme de participer réellement à la vie divine sans qu’il perde pour cela sa personnalité. Bien mieux, celle-ci est incomparablement dilatée dans la béatitude céleste. Il est donc vain de chercher ailleurs une solution, même purement théorique, du problème de la destinée seul le christianisme répond aux aspirations infinies de l’âme humaine. Chapitre II LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE CHRISTOCENTRIQUE La morale chrétienne n’est pas seulement surnaturelle et théocentrique elle est christocentrique. C’est-à-dire que, selon l’enseignemest des évangiles et de S. Paul, nous ne pouvons atteindre Dieu que par et en Jésus- Christ, et notre vie morale consiste pratiquement à participer à la vie du Christ et à le prendre comme modèle en toutes nos actions. I. — Jésus-Christ est notre centre Jésus-Christ est notre médiateur auprès de son Père Nul, dit-il, ne va au Père que par moi » Jo., XIV, 6. Mais cette médiation n’est pas celle d’un ambassadeur interposé entre Dieu et nous. Jésus est si bien Dieu lui- même qu’il se présente dès les synoptiques comme notre fin dernière, au même titre que son Père. En effet, il demande qu’on le suive sans condition, exactement comme il faut suivre Dieu Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même » Mt. XVI, 24. Si tu veux être parfait, Va. vends ce que tu possèdes.. puis viens, suis-moi » Mt., XIX, 21. Qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera » Mt., x. 29. Non seulement il parle en législateur souverain, réformant l’enseignement de Moïse et des Prophètes Mt., V-VIT il se donne comme l’objet propre de l’amour de ses disciples Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ?.… » Jo, XXI, 15-17. Demeurez en mon amour » Jo., xv, 9. Et c’est cet amour ardent qui doit être le motif de toute l’activité morale Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » Mt., xxv, 40. Il est donc clair qu’on ne peut avoir une vie morale chrétienne que si l’on oriente toutes ses actions vers le Christ. Il n’est pas seulement le Chemin » Jo., XIV, 6 il est l’ Alpha et l’Oméga » Apoc. I, 8. IT. — Jésus-Christ est la source de notre vie morale Nous avons vu cf. Ire leçon que notre vie morale n’est pas simplement naturelle elle est essentiellement surnaturelle ; elle est une participation de la vie même de Dieu. Il faut préciser maintenant que cette vie divine est un rayonnement de la propre vie du Christ. Ceux que d’avance Dieu a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères » Rom., VIII, 29. Déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ » Eph., I, 5. Le baptême nous introduit dans cette vie du Christ, et nous fait participer à son mystère de mort et de résurrection. Par le baptême, nous répète S. Paul, nous sommes morts au monde et nous vivons de la vie du Christ. Nous recevons de sa plénitude tout ce qui fait notre valeur aux yeux de Dieu. Nous ne pouvons plaire à notre Père céleste que si nous participons aux vertus de son Fils, vertus non seulement humaines, mais divino- humaines, puisque son humanité possède la Plénitude de la Divinité » Col., IT, 9. Pour exprimer ce mystère de notre union vitale au Christ, S. Jean nous rapporte l’allégorie de la Vigne et des sarments Jo., xv, 1-8 Qui demeure en moi, comme moi en lui, porte beaucoup de fruit ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire » Ÿ. 5. Et S. Paul emploie la comparaison du Corps et des membres, comparaison qu’il approfondit et développe, depuis les premières épîtres jusqu’à celles de la captivité Nos corps sont les membres du Christ » I Cor., VI, 15. Nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres » Rom., XII, 5. Vous êtes morts, et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu quand le Christ sera manifesté, lui qui est votre vie, alors vous aussi vous serez manifestés avec lui pleins de gloire » Col., IT, 3. Il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Eglise » Col. I, 18. Il est la Tête, dont le Corps tout entier reçoit concorde et cohésion par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui- même, dans la charité » Eph., IV, 15-16. Comme le souligne le chanoine Cerfaux”, et comme Pie XII l’a expliqué dans l’encyclique Mystici Corporis Christi », cette image doit être bien comprise. Il n’y a pas d’amalgame entre la personne du Sauveur et l’Eglise ce sont deux réalités entitativement distinctes. Mais la vie de l'Eglise est une participation de celle du Christ. Et nous pouvons dire avec le P. de Jaegher que Jésus aime tant son Père qu’il veut continuer de l’aimer sur terre au moyen des membres qu’il s’est incorporé À chacun de nous, ses membres, il demande tout notre être, notre corps et notre âme avec toutes ses puissances, pour se les assimiler, se les approprier, et vivre en eux sa vie d’amour envers son Père très aimé. Oh ! non, trente-trois ans ne lui suffisent pas. Il veut dans son amour inassouvi aimer encore, prier encore, souffrir encore. Il nous demande à chacun de nous une humanité de surcroît, selon la belle expression de Sœur Elisabeth de la Trinité. Notre vie à chacun de nous n’est pas seulement notre petite vie personnelle avec son étroit horizon, elle a une signification bien plus haute. Elle est et doit être avant tout et surtout la vie du Christ en nous, la continuation de la vie de Jésus. Magnifique idéal bien propre à transformer et à rendre sublime notre vie entière ». III. — Jésus-Christ est notre modèle Cette assimilation foncière du chrétien au Christ inaugurée au baptême et consommée dans la gloire, est une réalité mystérieuse qui ne resplendira que dans la clarté du ciel. Mais elle n’est pas sans rapports avec le comportement moral du fidèle durant sa vie terrestre elle est au contraire la source d’une transformation profonde qu’il ne tient qu’à nous de développer et de faire rayonner dans toutes nos actions. Il suffit pour cela de prendre sans cesse modèle sur le Christ. Nous devons, disent les Apôtres, imiter son humilité Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus. Il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, etc. » Phil. IL, 5 et ss.. et sa charité Suivez la voie de l’amour, à l’exemple du Christ qui vous a aimés et s’est livré pour nous » Eph., v, 2. et sa patience Le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces » I Petr., IT, 21. Les époux doivent modeler leur affection réciproque sur celle du Christ et de son Eglise Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise.. Que les femmes soient à leurs maris comme au Seigneur » Eph., v, 25, 22. Et ainsi de suite. On sait combien S. Paul affectionne les expressions dans le Christ », avec le Christ ». C’est que partout et en tout, le chrétien doit vivre dans l’amour et l’imitation du Sauveur. Ce trait est une caractéristique essentielle du christianisme. Les auteurs de systèmes philosophiques, et même les fondateurs de religions n’ont jamais osé se donner comme des modèles de vertu ils ont seulement montré de loin un idéal plus ou moins élevé qu’ils s’efforçaient eux-mêmes d'atteindre tant bien que mal. Par contre, le chrétien n’a pas seulement à mettre en pratique les conseils évangéliques ; il a plus et mieux à faire il doit s’identifier mystiquement au Christ par la participation à sa vie divine, et il doit autant que possible reproduire dans ses actes les vertus sublimes dont Jésus nous a donné l’exemple. Nous pouvons conclure, une fois de plus, que la morale chrétienne transcende incomparablement toutes les autres morales philosophiques ou religieuses. Chapitre III LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE EFFICACE Un troisième caractère de la morale chrétienne est d’avoir une efficacité merveilleuse pour soutenir les âmes dans la pratique du bien. Elle ne donne pas seulement des conseils moraux elle ajoute la force nécessaire pour les mettre en pratique. Et ceci grâce surtout aux sacrements. I. — Les sacrements, source de vie morale Cette assertion les sacrements sont une source de vie morale, a quelque chose d’étonnant pour la raison humaine. Considéré philosophiquement, le fait moral apparaît essentiellement distinct du fait cultuel. Même s’il est orienté vers Dieu comme fin dernière, ainsi qu’il convient, sa fin prochaine et son objet propre ne sont ni Dieu ni la religion son objet n’est autre que l’action, bonne ou mauvaise ; sa fin prochaine varie selon les cas, mais elle est toujours d’ordre moral. Donc, si l’on reste sur le plan de la raison humaine, le culte ne peut guère influencer la conduite morale, au moins directement et essentiellement. Et de fait, dans les religions naturelles, le culte n’est souvent qu’un chapitre parmi d’autres du code social. Les adeptes se sentent tenus en conscience de rendre leurs devoirs à la divinité pour des raisons analogues à celles qui leur font respecter toute personne douée d’autorité et de dignité. Même si leur sentiment religieux est très accentué — et c’est souvent le cas chez les peuples primitifs — ils ont recours aux dieux plus par superstition, utilité, ou attrait personnel, que par souci moral. De même à notre époque, dans les milieux fortement imprégnés de laïcisme, on considère la religion comme affaire de sentiment, et la morale comme entièrement autonome, relevant uniquement de la raison et des convenances sociales. Et beaucoup de fidèles se ressentent de cette ambiance. Eux aussi font souvent de la religion une question de sentiment, et ils ne voient pas bien le lien étroit qui unit le culte et la morale. C’est pourquoi il faut redire une fois de plus que LA MORALE CHRÉTIENNE N’EST PAS COMME LES AUTRES MORALES elle les dépasse infiniment. Elle ne nous laisse pas à notre niveau de créatures, mais nous introduit au cœur même de la Divinité, en nous faisant participer à la propre vie du Christ. Or il n’y a qu’un moyen normal de recevoir cette vie divine c’est de recourir aux sacrements Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit »Mt., XX VIII, 19-20. Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous » Jo., VI, 53. Le baptême est donc absolument nécessaire si l’on veut posséder cette vie surnaturelle. C’est lui qui transforme l’âme humaine, lui infuse un esprit nouveau, une moralité nouvelle. L’Eucharistie alimente la vie divine. Elle augmente spécialement la charité, qui est la pièce maîtresse de tout l’organisme surnaturel, le moteur qui entraîne toutes les vertus morales. Et ainsi de suite pour tous les sacrements. Tous contribuent à l’accroissement de notre vie divine, et favorisent par le fait même le développement de notre moralité. De plus, chacun d’eux apporte avec lui des secours spéciaux que les théologiens appellent grâces actuelles, destinés à soutenir les fidèles dans la pratique de la vertu. Ainsi le sacrement de pénitence ne remet pas seulement les péchés par l’infusion de la grâce habituelle il soutient vigoureusement le pénitent dans sa lutte contre les tentations et les efforts qu’il fait pour se corriger de ses défauts. Ainsi donc la morale chrétienne fait preuve d’une efficacité vraiment unique. Ceci est vrai pour tout homme qui veut se bien conduire. Mais c’est surtout vrai pour ceux qui désirent pratiquer la vertu d’une manière héroïque. Les sommets vertigineux atteints par tant de saints catholiques n’ont été franchis que grâce au secours de Dieu et à la vertu des sacrements. Nous pouvons donc conclure que les sacrements sont absolument nécessaires — au moins de désir et implicitement — pour tout homme qui veut mener une vie morale intégrale et surtout héroïque. Quiconque refuse consciemment et volontairement de les recevoir, s’exclut lui-même du Royaume de Dieu. Il ne peut participer à la vie divine. Il manque donc sa fin surnaturelle en même temps que sa fin naturelle, et il est ainsi exclu de l’ordre moral. Il. — Place de l’Église dans notre vie morale Ceci explique à quel point l’Église est nécessaire à notre vie morale, et combien la pratique cultuelle fait partie intégrante de toute notre conduite humaine. Certains, scandalisés à juste titre de voir tant de catholiques pratiquants » négliger les préceptes les plus élémentaires de la morale naturelle, proclament qu’il vaudrait mieux ne pas tant pratiquer et avoir une conduite plus exemplaire. On comprend ce qu’ils veulent dire. Mais leur solution est boiteuse il ne s’agit pas de réduire la pratique religieuse, mais d’en bien profiter. En réalité l’Eglise nous est si nécessaire qu’elle tient à toutes les fibres de notre âme. Elle seule peut nous donner les sacrements, source de vie surnaturelle et de vie morale. Elle seule peut nous faire atteindre Dieu au moyen de la Liturgie. La pratique cultuelle bien comprise nous élève au plan de Dieu, nous met dans une atmosphère surnaturelle, nous infuse des mœurs divines, tant par les grâces mystérieuses qu’elle nous envoie que par l’éducation psychologique, individuelle et communautaire, qu’elle nous donne. Au sortir d’une réunion liturgique, le fidèle est armé pour la lutte. Il doit pouvoir agir en toutes choses comme un enfant de Dieu et de l’Eglise, et donner partout l’exemple de la vertu Nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche pas, Mais l’Engendré de Dieu le garde et le Mauvais n’a pas de prise sur lui. Nous savons que nous sommes de Dieu et que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais... Nous sommes dans le Véritable, dans son Fils Jésus Christ. » 1 Jo., v, 19-20. En un mot la morale catholique n’est pas seulement théocentrique et christocentrique elle est, pour ainsi dire, ecclésiocentrique ». Chapitre IV LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE À DOMINANTE ESCHATOLOGIQUE Les morales naturelles sont intemporelles? ce sont des systèmes fondés sur la nature de l’homme telle que chaque philosophe la conçoit. Leur but est de favoriser l’épanouissement de la personne humaine dans la situation où elle se trouve, et en fonction des exigences de cette situation. On pourrait aussi, semble-t-il, concevoir théoriquement une morale surnaturelle du même type la divinisation de l’homme n’aurait pour ainsi dire qu’une dimension verticale et non horizontale ; atteignant dès maintenant sa fin dernière par la possession de Dieu, l’homme devrait se contenter de cette vie de foi et y conformer ses actions sans envisager pour cela un transfert de l’objet de son espérance dans un monde futur. En fait les perspectives bibliques et surtout évangéliques sont différentes. Nous sommes en marche vers un monde meilleur ; notre vie terrestre est un exil qui n’a d’autre sens que de nous préparer à une restauration universelle. Et le chrétien ne doit pas oublier cette éventualité. Donc, pour avoir une vue d’ensemble des principes directeurs de la morale chrétienne, il ne suffit pas de savoir qu’elle est centrée sur Dieu, le Christ et l’Eglise il faut se rappeler qu’elle est aussi orientée vers le Christ tel qu’il apparaîtra au Jugement dernier, c’est-à-dire à la Parousie!°, C’est son aspect eschatologique » qui entraîne des conséquences remarquables. I. — La morale chrétienne est une morale de renoncement Le monde futur nous est présenté dans l’Evangile comme tellement transcendant qu’il ne comporte aucune commune mesure avec le nôtre. Les biens d’ici-bas les plus séduisants santé, fortune, plaisirs corporels ou esthétiques, société de nos semblables, etc. nous sont montrés comme éphémères, bornés, mélangés de toutes sortes de maux, et fort décevants. Mais la vie du ciel étant une participation au bonheur de Dieu, apportera une inconcevable somme de joies, de lumière, d’amour, d’activité, et même de jouissances sensibles, puisque nos corps ressusciteront glorieux. Et cela pour l’éternité. Or nous aurons part à ce bonheur dans la mesure où nous aurons aimé Dieu ici-bas. Il est donc urgent de nous détacher des biens terrestres et de tendre à Dieu d’un amour exclusif et toujours grandissant. Sur ce point il y a contradiction totale entre la morale chrétienne et les morales philosophiques. Aux yeux du monde il est absurde de renoncer aux richesses et au bien-être, de quitter ses amis et ses plaisirs, de vivre dans la pauvreté, l’humiliation et la pénitence. Ces excès paraissent une mutilation de la nature humaine et donc un obstacle au bonheur visé par la morale. En réalité ces prétendus excès sont le moyen le plus sûr d’obtenir le vrai bonheur, et l’Evangile nous les recommande avec insistance. Il faut chercher avant tout le Royaume des Cieux Mt., vi, 33 et lui sacrifier tout Mt., XIII, 44-45. Il faut passer par la porte étroite Mt., VII, 13-14, renoncer aux biens terrestres Mt., VI. 19-34 ; XIX, 16-29, à la famille Mt., VIIL, 22, à soi-même Mt., x, 38-39 et porter sa croix chaque jour Le., IX, 23. Et en tout cela le chrétien doit tendre vers la restauration finale, où le divin Juge viendra rendre à chacun selon ses œuvres Mt., XXV, 31-46. De cet esprit de détachement la charte la plus caractéristique est l’énoncé des béatitudes, où l’on reconnaît de portrait des anawim », ces pauvres malheureux, rebut du monde, mais privilégiés du Seigneur Mt., v, 1 -12. IT. — Prophétisme et apocalyptique Des textes aussi catégoriques que ceux que nous venons de citer se réfèrent évidemment à l’enseignement eschatologique de l’Evangile. Mais sont-ils les seuls à rentrer dans cette catégorie ? Certains préceptes du Seigneur, qui relèvent apparemment du genre sapientiel et prophétique, ne doivent-ils pas, eux aussi, être compris dans un sens eschatologique et apocalyptique ? Il semble bien que oui. On sait en quoi consiste, dans l’ Ancien Testament, la différence entre la littérature prophétique et la littérature apocalyptique!!. Le prophète cherche seulement à obtenir la conversion des pécheurs qu’ils cessent de faire le mal ; qu’ils commencent à faire le bien. Les auteurs d’apocalypses vont plus loin ils sont tournés vers le Jour du Seigneur qui englobe dans son mystère un bouleversement général, un terrible jugement des méchants et la récompense définitive des justes. Par suite leur ton est beaucoup plus tragique, leurs instances plus pressantes il ne s’agit pas seulement d’un changement moral, qui se terminerait à l’intérieur de l’âme, mais d’une attitude aux conséquences cosmiques ». Et c’est, nous venons de le dire, le contexte dominant de la morale évangélique. Mais certains conseils sont susceptibles d’être donnés aussi bien dans un contexte que dans l’autre. Tel celui de la prière le sage doit prier, et la littérature sapientielle contient des prières sublimes, surtout parmi les psaumes. Mais on doit prier aussi dans la perspective de la Parousie, et la prière est alors encore plus ardente. Or c’est un fait remarquable !? que le Pater. cette prière modèle du chrétien, a un ton nettement eschatologique » et apocalyptique. Les notions de sanctification du Nom divin, de Règne de Dieu, d’accomplissement de la volonté divine, se réfèrent évidemment à l’avenir, et à un avenir dont l’aboutissement est la Parousie. Il en résulte que des demandes qui, en soi, ne se réfèrent pas à la Parousie, donnez-nous aujourd’hui notre pain. », s’y réfèrent cependant du fait de leur insertion dans le Pater. Un chrétien doit avoir en vue le Royaume de Dieu même quand il demande au Seigneur sa subsistance quotidienne. Et nous penserions volontiers que quand il y a doute sur l’appartenance d’un logion » à un genre littéraire, il est plus conforme à la direction d'ensemble du Message évangélique d’opter en faveur du genre apocalyptique. Ainsi la parabole du riche imprévoyant a sans doute des parallèles dans le genre sapientiel ; mais il est permis de penser que Jésus voit plus loin que les Sages quand il la propose à ses disciples il ne suffit pas d’être raisonnable en dominant l’appétit des richesses ; il faut les mépriser à la pensée du bonheur infini qui nous attend dans l’autre monde. Au reste, on peut très bien concevoir qu’un évangéliste dans le cas de cette parabole, S. Luc ait inséré de tels textes dans un cadre plutôt que dans un autre. IT. — Mystique de l’échec L'orientation de la morale chrétienne vers la Parousie éclaire d’un jour unique la mystique de l’échec ». Un chrétien ne doit pas se scandaliser de rencontrer l’échec dans sa vie. Le divin Maître nous a donné l’exemple en cela ; apparemment tout était perdu au Calvaire ; Jésus avait humainement échoué. Mais Dieu sait tirer le bien du mal ; il sait tourner en bien surnaturel un échec temporel, et le sacrifice du Christ a été le moyen de salut de l’humanité. De même le chrétien ne doit pas hésiter à se sacrifier, car il n’y perdra rien Qui aura perdu sa vie à cause de moi la trouvera » Mt., x, 39. Mais la mystique de l’échec prend en christianisme un sens inconnu des mouvements sans religion. Les partis qui exigent le sacrifice complet de leurs adeptes ne leur proposent rien en contre-partie qu’il leur suffise d’avoir l’honneur de mourir pour la communauté. Au contraire l’échec temporel du chrétien n’est nullement un obstacle à la victoire définitive et souvent il en est la condition essentielle Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force » I Cor. I, 27. Il faut donc mépriser les avantages humains et ne vivre qu’en vue du bonheur futur du ciel Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus » Philip. IT, 13- 14. IV. — Morale équilibrée Il est clair que la morale chrétienne est une morale eschatologique. Toutefois il ne faudrait pas comprendre ce caractère d’une façon exclusive. Car alors nous risquerions de tomber dans le défaut des Thessaloniciens qui attendaient si prochainement la Parousie qu’ils ne travaillaient plus afin d’être prêts à l’arrivée du Seigneur. En réalité, la morale chrétienne, tout en étant à dominante eschatologique comporte tous les thèmes de la morale sapientielle et prophétique qui, de soi, ne se réfère pas à la Parousie. Tels sont l’amour de Dieu, décrit en termes touchants par le prophète Osée XI, 1-4 au VIII siècle, vigoureusement prescrit au siècle suivant par le Deutéronome VI, 4-5, mais qui ne prend tout son relief que sous la Nouvelle Alliance ; l’amour du prochain, restreint dans l’Ancien Testament, et universalisé dans le Nouveau ; l’humilité, esquissée chez les Sages de l’antiquité et menée à sa perfection dans l’enseignement et l’exemple de Jésus. Tels sont encore les thèmes de la confiance en Dieu, de la patience, de la pratique des vertus morales, etc.!*. Il faut même, si l’on veut être fidèle à l'Evangile, aller plus loin et dire que LA MEILLEURE MANIÈRE DE SE PRÉPARER A LA PAROUSIE EST ENCORE D’AIDER LE PROCHAIN. C’est là en effet un des paradoxes les plus frappants du Nouveau Testament. Autant Jésus prêche le détachement du monde et le désir des biens futurs, autant il exige que ses disciples vivent dans l’instant présent et se dévouent sans compter au service du prochain. Bien mieux c’est précisément ce dévouement empressé et affectueux qui est la marque authentique du renoncement total. Des textes tels que la parabole du Bon Samaritain Luc, x, 29-37, les exhortations johanniques Jo., xv, 8-12, 17 ; I Jo., II, 8-11, etc., le tableau du Jugement dernier Mt., xxv, 31-46, etc., en sont la preuve. Et Jésus donne l’exemple sur ce point. Lui qui vit dans l’éternité, puisqu'il est Dieu, apparaît cependant comme parfaitement homme et attentif aux réalités humaines dans toute sa conduite. Il travaille et veut qu’on travaille ; il goûte les charmes de la nature et les douceurs de l’amitié ; il agit en tout avec prudence, respectant les autorités constituées. payant l’impôt, refusant de s’associer aux Zzélotes révolutionnaires, multipliant les bienfaits temporels en faveur de ses compatriotes. Tout cela prouve à l’évidence que le christianisme, tout eschatologique qu’il est, n’ignore pas les nécessités du temps présent. Il oblige ses adeptes à être de leur époque et à agir sur leur milieu. Mais il reste vrai que les vertus les plus humaines du chrétien sont d’une autre qualité que chez les incroyants elles sont toutes modifiées et transformées par la perspective du bonheur qui nous attend au ciel, et il est capital de ne jamais perdre de vue cette dimension de la morale chrétienne. Chapitre V LA MORALE CHRETIENNE EST UNE MORALE DE LA CONVERSION Les systèmes de morale qui ne sont pas centrés sur Dieu ne connaissent pas la notion de péché. Le rejet de la règle des mœurs y est considéré seulement comme une faute contre l’idéal ou contre soi-même, un échec dans l’entreprise de formation de la personnalité, non comme un refus de l’amour de Dieu et une révolte contre son autorité. Et même quand les morales philosophiques sont ouvertes sur Dieu, la notion de péché ne va pas bien loin. Dieu n’y apparaît que comme l’auteur des lois de la nature et un rémunérateur très mal connu. C’est donc indirectement que le péché est censé l’atteindre, en tant qu’il viole ses lois. Par contre, en christianisme, Dieu n’est pas seulement le créateur, et il ne reste pas caché dans une solitude inaccessible il se donne en personne dans l’Incarnation, il communique sa vie par la grâce habituelle, il offre son amour aux hommes, si bien que le péché devient alors un acte quasi sacrilège, qui exige en réparation tout autre chose qu’un simple regret moral. I. — Nous sommes pécheurs Que la révolte contre l’ordre moral soit une OFFENSE A DIEU, c’est ce qui ressort de tout l’enseignement de la Révélation. Dès le temps de Moïse, le Seigneur impose en son nom personnel les préceptes de la loi naturelle c’est le Décalogue, qu’il donne lui-même aux Hébreux sur le mont Sinaï. Dans la suite des siècles, les prophètes répètent à satiété que l’immoralité sous toutes ses formes est une injure à Dieu, une désobéissance à sa Loi, un refus de son amour semblable à l’adultère de la femme à l’égard de son mari. Et cette authentification de la morale par Dieu lui-même n’est pas réservée au peuple élu elle s’étend à tous les hommes sans exception, surtout à partir du Nouveau Testament. Car Jésus n’abroge pas le Décalogue il le perfectionne Mt., v, 17. Mais il y a plus le christianisme nous apprend que nos péchés ne sont pas seulement des actes de faiblesse superficiels et transitoires ils révèlent chez nous un état habituel de corruption morale qui nous assimile à des malades naturellement incurables. Déjà l’Ancien Testament avait insinué cette doctrine Job. IX, 30, 31 ; XIV, 4, et ps. Miserere, W. 7 Vois je suis né dans l’iniquité, ma mère m'a conçu dans le péché ». Mais c’est surtout le Nouveau Testament qui l’explicite Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché. La faute d’un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation... Par la désobéissance d’un seul homme la multitude a été constituée pécheresse » Rom., v, 12, 18, 19. L’humanité est si corrompue qu’elle est pour ainsi dire tombée au pouvoir de Satan, et que seule une intervention toute-puissante de Dieu peut nous tirer de cet esclavage Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair » L. x, 18. Et c’est précisément le rôle de la Rédemption de sauver l’homme pécheur. Tout ce que nous avons vu jusqu’à présent action de Dieu, action de Jésus-Christ, action de l’Eglise, s’explique dans cette perspective l’homme est pécheur, et Dieu seul peut le sauver par Jésus-Christ et l'Eglise. Cette doctrine heurte violemment les systèmes naturalistes. Et même quand les philosophes accentuent la misère de l’homme ou l’importance des bas-fonds » inavoués de sa conscience tels les existentialistes athées et beaucoup de psychanalystes, leur pessimisme n’a rien qui ressemble à l’humble repentir du chrétien sincère. Il se tourne plutôt en révolte ou indifférence complète. Heureux quand cette ambiance n’a pas contaminé nos milieux chrétiens ! Il faut donc redire instamment qu’un des fondements de l’enseignement évangélique est la corruption de la nature humaine. Nous sommes par nature fils de colère », selon l’expression hébraïque, c’est-à-dire par nature voués à la colère » Eph.. IL, 3, et l’on ne peut être chrétien sans une conviction réfléchie de cette corruption. II. — Nécessité de la conversion La profondeur de notre misère entraîne la nécessité d’une CONVERSION RADICALE. Déjà les prophètes réclamaient ce repentir Ez., XVIII, 21, 30. Dans le Nouveau Testament l’insistance est plus pressante encore S. Jean-Baptiste Mt., II, 2, Jésus Marc, I, 15 et les Apôtres Act. IIT, 19 commencent leur prédication par la proclamation Re pentez-vous » ! La pénitence réclamée n’est pas un simple regret moral, mais, selon le terme grec, un retournement » complet. Jusque-là les pécheurs s’éloignaient de Dieu, servaient les idoles, étaient esclaves de leurs passions. Désormais ils devront revenir à Dieu et renoncer complètement au mal. Se convertir, c’est essentiellement tout d’abord sortir de l’état de perdition, quitter le péché hamartia. Dans l’Ecriture, hamartia » se désigne pas seulement l’acte mauvais, mais l’état qui en résulte, l’état de perte du salut, de sentiment d’inimitié divine on n’a pas seulement agi contre Dieu, on est désormais et on vit loin de lui. Et le pire n’est pas l’acte mauvais passager, mais sa racine empoisonnée, le fond mauvais d’où sort, librement sans doute, chaque nouveau péché... Il ne suffit donc pas de renoncer seulement à un acte mauvais, ni même à une habitude de péché, c’est le centre même de l’existence, tout le cœur » et tout le comportement qui doivent être changés » 6. Le symbole de ce retour à Dieu et au bien nous est donné dans la parabole de l’enfant prodigue L. xv, 11 à 32, texte central du sur la conversion » ib.. p. 523. On y remarque la miséricorde ineffable du Père. C’est que, en effet, un retournement aussi profond que la conversion chrétienne ne peut se réaliser que par une grâce exceptionnelle de Dieu. Nous en avons la preuve dans l’ Ancien Testament, où nous voyons que Dieu prend l’initiative du salut des hommes et ne se lasse pas de pardonner, depuis l’Exode d'Egypte jusqu’au retour de l’Exil. Les prophètes rappellent ce pouvoir mystérieux de la grâce Fais-moi revenir, que je revienne, car tu es Yahvé, mon Dieu ! » Jér., XXXI, 18. Fais-nous revenir à toi, Yahvé, et nous reviendrons. Renouvelle nos jours comme autrefois » Lam. v, 21. Le Nouveau Testament insiste encore plus sur cette gratuité du salut, que ce soit dans les Actes IV, 31 ; XI, 18, dans S. Jean Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne l’attire », J., VI, 44 et surtout dans S. Paul Rom., V, 1, 2, 6 à 10, etc.. Il résulte de tous ces textes que la conversion est bien un élément essentiel de la vie du chrétien. Nul ne peut être sauvé s’il ne prend conscience de ses péchés actuels et habituels, s’il ne s’en repent pas de toute son âme dans l’humilité et l’amour de Dieu, et s’il ne forme pas le propos de vivre vertueusement avec la grâce de Dieu. Nul ne peut progresser dans l’amour divin s’il ne progresse parallèlement dans la conviction de sa misère insondable. Ce mystère de cette corruption et cette nécessité d’une conversion aussi radicale posent des problèmes. Il faudra des siècles pour que les penseurs chrétiens saisissent d’abord avec acuité la nature de la corruption humaine, puis pour qu’ils précisent avec exactitude les conditions de notre guérison. C’est à ce sujet qu’interviendront des génies tels que S. Augustin et S. Thomas, et les controverses suscitées autour de ces graves questions motiveront plusieurs fois l’intervention du Magistère infaillible de l’Eglise. Ce qui n’empêchera pas, du reste, les discussions de renaître périodiquement jusqu’à nos jours. Contentons - nous pour l’instant de noter qu’il y a là une donnée fondamentale de la doctrine chrétienne, et que le travail des théologiens n’aura pour but que d’approfondir et de préciser cette doctrine. Chapitre VI INSERTION DE LA PHILOSOPHIE DANS LA MORALE CHRETIENNE 1° CONVENANCE DE CETTE INSERTION Jusqu'ici nous n’avons pas fait un travail théologique au sens complet du mot. Nous avons seulement amorcé ce travail, en recherchant dans les Saintes Ecritures quels étaient les caractères essentiels de la morale chrétienne. Cette enquête était d’ordre positif, et relève de la théologie biblique ». C’est ainsi que la morale chrétienne nous est apparue comme une morale surnaturelle, centrée à la fois sur Dieu, sur le Christ et sur l’Eglise, et une morale eschatologique, orientée vers le monde à venir, exigeant une conversion complète, cependant nullement oublieuse des conditions temporelles de l’humanité. L’effort proprement théologique est plus profond. Il consiste à insérer dans la doctrine biblique ou donné révélé une armature intellectuelle, à la fois logique et métaphysique, mettant au grand jour la cohérence profonde de l’Evangile et son harmonie avec les grands principes de la raison naturelle. L'entreprise est la même en dogme et en morale. Aussi n’y a-t-il lieu d’en parler qu’une fois pour toutes, normalement au sujet du dogme, dans les synthèses théologiques complètes. Mais dès qu’on expose la morale séparément du dogme, il convient de montrer comment cet effort théologique s’impose aussi bien dans un domaine que dans l’autre. En morale révélée, en effet, aussi bien qu’en dogme, l’esprit a pour objet de contemplation le Mystère de Dieu. C’est le Mystère de Dieu communiquant sa propre vie aux hommes. I. — Transcendance et adaptation On ne saurait trop insister sur la mystérieuse transcendance de la morale chrétienne, et c’est pour cela que nous avons commencé par la mettre en relief. Contrairement aux éthiques naturelles, la morale du est une morale de fils de Dieu, qui vivent en relations intimes avec les trois Personnes divines, et qui font rayonner leur vie surnaturelle dans toutes leurs actions. Cette morale transcende donc les temps et les lieux. Elle vaut à la fois pour notre époque comme pour les années de la vie terrestre du Christ. Elle vaut pour l’Orient comme pour l’Occident. Elle s’adresse aussi bien aux peuplades sans culture qu’aux nations les plus civilisées. Elle est apte à être assimilée par tout homme qui pense et dont l’esprit n’a pas été déformé. Et l’on comprend très bien les réactions — parfois excessives, il est vrai — de certains de nos contemporains contre ceux qui voudraient monopoliser la morale évangélique au profit exclusif d’un peuple, d’une culture ou d’une civilisation. Le christianisme s’adresse à tous les hommes et veut les sauver tous. Il doit donc pouvoir s’adapter à toutes les manières de penser, sans toutefois rien perdre de sa trancendance divine. Il doit être assimilable tout en restant mystérieux. Entreprise évidemment délicate et que très peu d'hommes ont menée à bien jusqu'ici. II. — Nécessité d’une assimilation rationnelle du donné révélé Si périlleuse que soit cette entreprise, elle s’impose cependant, vu la nature de l’esprit humain. 1° Il est conforme à la PSYCHOLOGIE de chercher à connaître ce qu’on aime, et de tâcher de définir clairement ce que l’on perçoit confusément. Or les expressions anthropomorphiques, profondes, parfois même paradoxales de la Bible sont une invitation continuelle à rechercher ce qu’elles signifient. Que veulent dire, par exemple, des phrases telles que les suivantes Recherchez Yahvé et sa force, sans relâche poursuivez sa face. Ps. 105, 4. Si ton œil est pour toi une occasion de péché arrache-le et jette-le Mt., XVIII, 9., Si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi Rom., VII, 20 ». Et combien d’autres, du même genre, supposent, pour être bien interprétées, une connaissance exacte de l’ascèse et de la contemplation, de la nature humaine et de ses ressources morales, de la nature divine et des secours divins, etc. ! Et surtout les révélations les plus éblouissantes de la morale néo- testamentaire nous mettent en face d’un abîme de lumière qui attire inlassablement notre curiosité. Nous sommes des fils de Dieu » Jo. I, 12 ; nous participons à la nature de Dieu » II Petr., I, 4 ; la Trinité demeure dans l’âme sainte Jo., XIV, 23 ; le Saint-Esprit nous inspire la manière de prier et de nous conduire Rom., VIIL, 15, 26 ; Gal., v. 16 ; toute la loi consiste à aimer Rom., XIII, 10. Comment comprendre ces textes et mille autres ? Ils sont susceptibles des sens les plus divers, entraînant chacun des conséquences pratiques incalculables. On pourrait dire avec Bergson que l’allure paradoxale de beaucoup d’entre eux est un élément de leur force. Ils font choc, ils mettent violemment l’homme en face de son destin, de son obligation et de ses responsabilités, et le forcent à réfléchir. Mais précisément cet approfondissement n’est pas de tout repos. Il exige une vaste culture philosophique et une grande prudence dans l'interprétation théorique et l’application pratique. 2° D'autant plus que la morale de l’Evangile et des apôtres ne se présente pas sous la forme d’un système logiquement organisé elle vise moins à enrichir l’esprit qu’à convertir la volonté. Or l’homme qui réfléchit a besoin de se représenter les choses d’une manière LOGIQUE. Il aime à mettre de l’ordre dans les préceptes moraux, à distinguer principes et conséquences, obligations et conseils, fautes graves et fautes légères, etc. Il aime à présenter en un tout organique ce qui a été exprimé au hasard des circonstances. 3° Plus profondément encore, l’esprit humain aime à trouver les fondements MÉTAPHYSIQUES de l’enseignement révélé. Au lieu, en effet, de considérer la Révélation comme une sorte d’aérolithe sans parenté avec la nature humaine, on peut s’efforcer de trouver entre elle et la nature des notions communes qui fassent le pont » entre l’infini et le fini, et manifestent la convenance souveraine de l’intervention de Dieu dans le monde. Ce besoin n’est pas ressenti par tous également, mais il est assez général dans l’élite des penseurs pour que la théologie tâche de le satisfaire. 4° Enfin l’'APOLOGÉTIQUE a un rôle à jouer en morale comme en dogme. Il convient de redresser les erreurs et de repousser les attaques relatives à la morale chrétienne. Or cela exige l’intervention d’une dialectique accessible aux contradicteurs. IT. — Valeur de la pensée grecque Pour mener à bien cette insertion des concepts dans la doctrine révélée, il faut disposer d’un INSTRUMENT ADAPTÉ. Or il n’en est pas de plus perfectionné que la langue et l’esprit des Grecs. Il est de mode d’en douter, depuis une cinquantaine d’années. Des sociologues se sont penchés sur les formes primitives de la culture et sur les civilisations les moins connues, et ils ont dénié aux Grecs une supériorité jusqu’alors universellement admise. Plus récemment, on a voulu renouveler la question en tentant de démontrer que la pensée hébraïque convenait mieux que la pensée grecque pour l’élaboration du donné révélé. Ce qu’il faut retenir de ces discussions, c’est l’imperfection radicale de tout instrument humain à exprimer adéquatement l'infini. Mais on peut maintenir qu’il y a des degrés dans cette imperfection et que c’est l’honneur des Grecs d’avoir surpassé de beaucoup les autres peuples dans la mise au point de tout ce qui permet l’assimilation théologique souplesse de la langue, précision des concepts, rigueur des raisonnements, solidité des principes métaphysiques. Ceci est d’autant plus vrai que l’effort des Grecs de l’antiquité a été admirablement prolongé par les Pères de l’Eglise — souvent des Grecs, eux aussi, — et par les théologiens, à l’intérieur de l’Eglise guidée par le Saint-Esprit, et garantie d’infaillibilité dans la formulation dogmatique. Non pas, certes, que l’Eglise canonise les systèmes philosophiques, même expurgés. Mais on peut tenir pour certain que tout ce travail séculaire d’assimilation et d’adaptation ne s’est pas fait au hasard il est permis d’y voir l’action de la Providence et on comprend que le Magistère se refuse à le considérer comme secondaire et éphémère. Il faudra toujours en tenir compte, même quand on se proposera de s’adapter à des cultures très éloignées de la civilisation gréco-latine. Chapitre VII INSERTION DE LA PHILOSOPHIE DANS LA MORALE CHRETIENNE 2° L'ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN ET DE SAINT THOMAS L’assimilation du donné révélé par l’esprit humain, et sa formulation en termes déjà connus, est quelque chose de si naturel qu’on en voit des traces DÈS L'ORIGINE DU CHRISTIANISME, dans les écrits de S. Paul et de S. Jean. Certes cet apport humain est très faible chez eux, et de plus il faut bien se garder d’attribuer à la philosophie païenne ce qui relève uniquement du génie hébreu. Aïnsi on a cru assez longtemps reconnaître de notables infiltrations grecques en certains textes de S. Jean le Prologue sur le Logos ou de S. Paul vocabulaire des religions syncrétistes alors que des études plus approfondies montrent que tout, ou presque tout, s’explique par des in- influences bibliques. Il semble toutefois probable — au moins jusqu’à preuve du contraire — que S. Paul a parfois utilisé non pas précisément et directement les philosophes païens, mais du moins certaines manières de penser ou de s’exprimer largement répandues dans le milieu gréco-romain qu’il fréquentait telles certaines notions se rattachant originairement à l’école stoïcienne, comme celle de conscience. Et il semble prouvé aussi que l’auteur de l’épître aux Hébreux a été influencé par le philonisme!”. En tout cas, que les apôtres se soient référés aux catégories grecques et aux traditions hébraïques, ou qu’ils aient eu une langue entièrement originale, c’est un fait qu’ils n’ont pas reçu passivement la Parole divine, mais qu’ils l’ont approfondie sans relâche et exprimée en des termes accessibles à leur entourage. Sur ce point les Pères de l’Eglise et les théologiens ne feront que suivre leurs traces. Il va sans dire que le privilège des auteurs inspirés est d’être à la source de la Révélation, de l’exprimer sous l’inspiration du Saint-Esprit et sans risque d’erreur, et de chercher beaucoup moins à faire œuvre intellectuelle et logique qu’à prêcher la Vérité de toute leur âme, en vue de convertir le monde. I. — La synthèse de saint Augustin Aux premiers siècles du christianisme, les Pères Apologistes recourent volontiers à la philosophie grecque pour exposer et défendre la doctrine révélée. En morale, c’est surtout le stoïcisme qu’ils exploitent. Au V siècle, la synthèse la plus brillante est due à S. Augustin qui, lui, s’inspire avant tout du néo-platonisme. A la suite de Platon, il est surtout attentif à la notion de BIEN. Il aime à contempler Dieu sous cet aspect. Il ne s’arrête jamais à l’étude purement théorique des attributs divins il les voit tout rayonnants des attraits de la Bonté divine et ses spéculations les plus abstraites tournent toujours à l'amour. Quels que soient les mystères qu’il envisage prédestination, grâce, sacrements, etc., il voit sans cesse en eux leur valeur affective et leur rôle sanctificateur. Si bien qu’avec lui on est toujours dans une chaude atmosphère d’amour et de contemplation. Le dogme n’est jamais exposé pour lui-même, mais en vue de la morale dans le sens le plus élevé de ce mot. Mais cette extraordinaire puissance de sentiment ne nuit nullement chez lui au TRAVAIL DE L'INTELLIGENCE jamais homme de génie n’a uni à un si haut degré la vigueur de l’esprit et la tendresse du cœur. Il a nettement tracé dans un de ses ouvrages, le De Doctrina Christiana L. Il, le programme considérable qu’il fallait remplir pour mener à bien l’exploitation rationnelle du Donné révélé Augustin veut mettre au service de l’intelligence des Ecritures, toutes les ressources aptes à procurer ce service la connaissance des langues sacrées, celle de la nature des êtres, celle de la dialectique, qui permet de déceler et de réfuter les sophismes et enseigne l’art de la définition et de la division des matières, sans lequel aucune exposition de la vérité n’est possible ; la connaissance de l’éloquence, la science des nombres, l’histoire et le droit. Programme immense dont Augustin lui-même, puis le Moyen Age, ne réaliseront en somme qu’une partie, le Moyen Age théologique se limitant, dans son ensemble, à la culture de la grammaire et de la dialectique » "8. Pratiquement, si nous recherchons en détail quels sont ses PRINCIPAUX EMPRUNTS aux philosophes grecs et latins, nous constatons que c’est à eux qu’il doit les grands principes qu’il utilise le plus souvent la notion de bonheur, qui occupe dans son système une place fondamentale ; celles d'ordre, de loi, et de vertu. C’est aux néo-platoniciens qu’il demande la théorie de la dialectique » pour s’élever par degrés jusqu’à la contemplation, autre élément essentiel de sa spiritualité. Nous ne faisons que signaler ces données, qui mériteraient de longs développements. Mais il ne faut pas oublier que, au cours de sa longue carrière, tous ces emprunts ont été constamment et progressivement affinés, purifiés, CHRISTIANISÉS et si bien assimilés que le système augustinien est devenu en définitive quelque chose de complètement indépendant par rapport aux philosophies qui lui ont fourni ces matériaux. Et il va sans dire que des notions aussi nouvelles que le péché, actuel et originel, la grâce, actuelle et habituelle, les vertus théologales, l’Incarnation, la Rédemption, l’Eglise, etc., étaient de nature à transformer radicament l’apport des philosophies païennes. IT. — La synthèse thomiste Si séduisante que soit la synthèse augustinienne pour quiconque se pénètre de l’œuvre du Docteur africain, elle est dépassée en rigueur scientifique par la synthèse thomiste 1. La notion fondamentale, chez S. Thomas, n’est plus la notion de Bien, mais la notion d’ETRE, plus universelle en ce sens qu’elle est l’objet propre de l’intelligence alors que celle de Bien est l’objet de la volonté. Par suite le système thomiste n’est pas principalement dynamique et moral, comme l’augustinisme il est ontologique et spéculatif. Cela lui permet de se constituer en une science solide et cohérente, qui met en relief la transcendance de Dieu et la relation des créatures par rapport à Dieu. Et si la morale y perd son importance prédominante, elle y gagne en profondeur et en systématisation. Il suffit, pour s’en rendre compte, de signaler les principaux emprunts de S. Thomas dans ce domaine au Pseudo-Denys et à Aristote. A EMPRUNTS A LA MÉTAPHYSIQUE DYONISIENNE S. Thomas a beaucoup utilisé le Pseudo-Denys, auteur chrétien du VIS siècle fortement imprégné de néo-platonisme, et qu’on identifia jusqu’au siècle dernier avec Denys l’Aréopagite, converti par S. Paul à Athènes. Il le cite plus de fois. Il lui emprunte quelques PRINCIPES admis comme évidents et qu’il répète souvent, tel l’axiome Le bien se diffuse et se communique naturellement », et des vues d’ensemble telles que la hiérarchie des êtres créés, en vertu de laquelle les êtres inférieurs confinent à ceux qui leur sont immédiatement supérieurs. Il lui emprunte surtout la vue grandiose de L'ÉMANATION ET DU RETOUR », qui lui permet d’insérer pour la première fois la morale dans un ensemble métaphysique et donc scientifique au sens traditionnel de ce mot. Jusqu’ alors les Pères et les théologiens avaient conservé à l’exposé de la doctrine chrétienne, y compris la morale, son aspect originel — et original — qui est historique C’est en effet, nous l’avons vu, le propre du christianisme de n’être pas un système théorique et abstrait, mais le résultat d’une intervention de Dieu dans le monde. Or l’histoire, qui a pour objet la succession d'événements contingents, ne peut pas avoir la rigueur scientifique des autres disciplines comme les mathématiques, la physique, la métaphysique, etc. On ne pouvait donc donner à la doctrine chrétienne une allure démonstrative et rigoureuse qu’en l’insérant dans un ensemble métaphysique, tout en lui conservant son caractère historique. Ce fut précisément un trait de génie de S. Thomas de construire sa Somme Théologique à partir du principe néo-platonicien et dyonisien, en le mettant au point. Dieu crée le monde des anges et l’univers matériel c’est l’émanation », objet de la I P. de la Somme, L’homme revient à son Principe, et il y revient librement, moins par devoir imposé de l’extérieur qu’en vertu de l’ordre naturel des choses, et c’est le retour », objet de la IF P. Et pour réaliser sa vocation, il lui faut s’insérer dans l’histoire de la vie du Christ, en participant à ses mystères et aux sacrements c’est la III P. Moyennant cette cohérence, nous ne sommes plus seulement dans le monde de la contingence nous sommes aussi dans l’ordre des essences et de la science”?. À Denys aussi S. Thomas emprunte une notion profonde du bonheur. Les auteurs grecs attribuent bien une importance fondamentale à cette notion, mais ils la considèrent surtout dans son élément subjectif. Avec Denys le bonheur prend une valeur ontologique, et S. Thomas saura exploiter cette propriété pour donner une grande rigueur au fondement de sa morale. Enfin c’est surtout chez Denys que S. Thomas trouve fortement élaborée la doctrine de la contemplation de Dieu. Il en fera le but essentiel de sa morale, quoique en insistant sur la part qui y revient à la charité, vertu non intellectuelle maïs essentiellement affective, qui met la contemplation à la portée de tous. B EMPRUNTS A LA MÉTAPHYSIQUE ARISTOTÉLICIENNE Si importants que soient les emprunts de S. Thomas à la métaphysique dionysienne dans la constitution de la morale chrétienne, sa dépendance de la métaphysique d’Aristote est encore plus étroite et plus universelle. Son principal emprunt dans ce domaine est la notion de nature, si précieuse déjà en dogme par ex. dans l’étude des mystères de la Trinité et de l’Incarnation. Constamment en morale S. Thomas revient sur cette idée que les êtres ne sont pas de pures collections de qualités individuelles et variables, mais avant tout des essences fixes, des natures immuables, et que sous cet aspect ils participent à des types d’espèces précises, soumises à des lois propres. Cette notion de nature est un des piliers de l’armature métaphysique de la morale. Elle fonde le droit naturel et les nombreux devoirs et droits qui en découlent. Elle crée l’unité de l’espèce humaine et de la morale naturelle. Elle demeure intacte dans les êtres surnaturalisés. Bien mieux l’organisme surnaturel lui-même agit à la manière des natures créées, et il y a correspondance parfaite entre nature et surnature. De plus les QUATRE CAUSES de chaque nature causes efficiente, matérielle, formelle et finale sont pour S. Thomas des principes d’explication lumineux et constamment employés. Ainsi la notion de cause efficiente se retrouve dans les rapports entre la Cause première et les causes secondes. Il est vrai qu’ici la pleine lumière n’est faite que grâce au platonisme de Denys, seul capable d’expliquer comment la Cause première pose les choses dans la totalité de leur être sans pour cela diminuer l’efficacité des causes secondes. Principe aux conséquences multiples, tant en métaphysique qu’en dogme et en morale. Il aide notamment à saisir la nature de la grâce actuelle. Les notions d’objets matériel et formel servent à spécifier la moralité des actes humains et la distinction des vertus. Celle de forme explique bien des choses. Ainsi on la trouve dans l’analyse de la moralité, où l’intention est assimilée à la fin ; on la retrouve dans l’étude des lois, la forme étant la source des lois des êtres, puis dans l’étude des habitus acquis et infus, ceux-ci étant les principes prochains de l’action. La grâce elle-même est assimilée à une forme accidentelle Quant à la fin, elle joue un rôle capital, qu’il s’agisse de la fin dernière, qui oriente toute l’activité morale, ou de la fin particulière, avec la distinction de fin de l’action » et fin de l’agent ». C EMPRUNTS A LA PSYCHOLOGIE ARISTOTÉLICIENNE S. Thomas emprunte aussi à Aristote des principes féconds sur la NATURE de l’âme et ses RELATIONS avec le corps. — L'âme est douée de facultés réellement distinctes entre elles. Alors qu’elle est le principe éloigné des actes, les facultés en sont le principe prochain, diversifiable selon les qualités ou habitus qui les déterminent. Ces précisions métaphysiques seront précieuses pour l’étude des vertus infuses, théologales et morales?! — Les rapports de l’âme et du corps sont expliqués en fonction de la THÉORIE HYLÉMORPHIQUE âme forme du corps. De là résultent des conséquences remarquables Le corps n’est pas une réalité extérieure au moi, ni un objet de mépris qu’on puisse négliger impunément il faut en tenir compte si l’on veut prévenir des surprises et des revanches de la nature. Les passions ne sont pas essentiellement mauvaises leur moralité est celle de leur orientation en bien ou en mal. La classification des passions et des vertus tient compte du corps aussi bien que de l’âme. La contemplation n’a pas en thomisme la même allure que dans l’augustinisme. On s’y souvient qu’elle est naturellement plus difficile à atteindre qu’on ne le croit en climat platonicien. Il est vrai que la charité infuse compense la faiblesse constitutive de l’esprit. Notons encore que S. Thomas, à la suite d’Aristote, attribue une grande importance aux actions concrètes et individuelles. Il emprunte au Philosophe une quantité de fines remarques psychologiques dont il parsème ses œuvres morales. D EMPRUNTS A LA MORALE ARISTOTÉLICIENNE PROPREMENT DITE Enfin on peut dire qu’à peu près toutes les notions de la morale aristotélicienne se retrouvent dans la morale thomiste. En plus des notions déjà signalées, telles que la béatitude ou la vertu, relevons entre autres celles d’amitié, de libéralité, de magnificence, de magnanimité, et beaucoup d’autres éléments de morale, soit individuelle, soit sociale, que S. Thomas utilise précieusement, en classant le tout sous la mouvance des quatre vertus cardinales, selon un principe hérité des Pères de l’Eglise. Nous avons un indice de ces rapports dans le seul nombre de citations d’Aristote que nous trouvons dans la morale spéciale de la Somme Aristote y est cité plus de 800 fois, et sur ce nombre, 600 textes sont empruntés à la Morale à Nicomaque, si riche en observations morales et psychologiques. Cette masse de matériaux divers permettait à S. Thomas d’apporter partout en morale des notions nettes, des définitions précises, des principes solides, et d’édifier un SYSTÈME d’une cohérence et d’une beauté qui n’ont jamais été égalées. IT. — Thomisme et christianisme Les emprunts de S. Thomas à Aristote sont donc très nombreux. Mais ce serait se tromper lourdement que de voir dans le thomisme un eudémonisme aristotélicien démarqué. En morale, comme en métaphysique et en psychologie, S. Thomas MODIFIE PROFONDÉMENT ARISTOTE. La doctrine de la création lui permet d’éclairer des points capitaux, tels que la valeur de la matière, la relation des êtres avec Dieu, etc. Aristote ignorait l’union de l’immanence radicale et de la transcendance absolue du Créateur dans la créature. L’introduction de cette doctrine nouvelle fit l’effet d’une conversion » d’Aristote??. Tous les dogmes Trinité, Incarnation, Rédemption, sacrements, etc., élèvent la morale à un plan transcendant. Avec Aristote, l’éthique était orientée vers la cité chez S. Thomas, elle est essentiellement théocentrique. Aristote enseignait un humanisme » clos S. Thomas ne connaît qu’un humanisme théologal » s’il est permis d'employer rétrospectivement un terme moderne. En un mot, quand les matériaux paraissent identiques de part et d’autre, ils sont en réalité transformés par le génie chrétien et philosophique de S. Thomas. Le thomisme reste donc TOTALEMENT CHRÉTIEN, autant que l’augustinisme même, car il ne néglige aucune des données de la Révélation. Mais il a sur l’augustinisme l’avantage d’être mieux structuré, plus respectueux de la nature, plus profond dans toutes les questions qu’il étudie, plus nuancé dans les détails, et beaucoup plus complet la synthèse thomiste n’est pas seulement mystique, elle est totalement objective. Elle n’est pas centrée sur des distinctions un peu étroites, telles que uti et frui » utiliser et jouir, res et signa » chose et signe, mais sur des principes généraux qui sont les lois de l’être la distinction de l’essence et de l’existence, de l’acte et de la puissance, de la substance et des accidents, et des quatre causes. On reproche aujourd’hui à la morale thomiste ou plutôt extraite arbitrairement du thomisme de négliger le rôle du Christ et de l’Eglise, et d’avoir une allure trop scientifique, pas assez éloquente au cœur. En réalité, ces objections tombent quand on l’étudie dans la synthèse globale, dont elle fait partie intégrante et où elle puise toute sa force. Chapitre VIII LE ROLE DE LA FINALITE EN THOLOGIE MORALE Nous avons admiré la sublimité de la morale chrétienne l’homme n’est pas borné aux horizons de cette terre ; il est appelé à une destinée infiniment plus élevée ; il est devenu capable d’atteindre Dieu dès ici-bas, de participer à sa propre vie par la grâce, et de jouir de lui face à face au ciel en attendant la Parousie du Seigneur et la résurrection des corps. Une telle vocation est évidemment l’effet d’un don purement gratuit de Dieu. Mais dès que le théologien est en possession de cette vérité de foi, il cherche s’il n’y a pas dans la nature même un fondement métaphysique, ou du moins un appel ontologique lui permettant d’en montrer la haute convenance. Pour S. Thomas, ce fondement existe il n’est autre que l’orientation naturelle de toute créature vers Dieu. I. — La finalité dans la nature S. Thomas, à la suite d’Aristote et de Denys, qu’il complète et rectifie, a une idée vigoureusement finaliste de la nature à ses yeux, la nature créée ne dépend pas seulement de Dieu en tant qu’il est Cause efficiente ; elle dépend aussi de lui parce qu’il est la Cause finale de tout l’univers. Il y a là une vue grandiose qu’il convient d’esquisser. TOUT ÊTRE EST FINALISÉ, depuis le moindre atome jusqu’au plus élevé des anges. C’est-à-dire que chaque être a une nature bien définie, principe d’actes nettement déterminés, qui l’orientent vers son bien. Un atome d’hydrogène, par exemple, a des propriétés qui le distinguent des autres atomes ainsi il peut se combiner avec l’oxygène pour donner de l’eau, chose qu’il ne pourra faire avec un autre corps. À son tour la molécule d’un corps matériel est apte à produire certains effets qui échappent aux autres molécules. Par exemple la chlorophylle n’a pas les mêmes propriétés que l’acide sulfurique. Même finalité encore plus frappante chez les êtres vivants un grain de blé deviendra autre chose que le gland d’un chêne, un œuf d’oiseau deviendra un oisillon d’une espèce bien déterminée. Il est de mode — un peu moins toutefois maintenant que voilà cent ans — de dénigrer la finalité de la nature. Savants et philosophes ont même peur du mot. On y voit des relents d’une physique et d’une métaphysique périmées. Peut-être même craint-on d’y trouver des vestiges menant à Dieu. Il est certain que cette notion est stérile dans les sciences physiques’. Elle l’est un peu moins dans les sciences naturelles », où elle a inspiré des découvertes comme celles de Cuvier, et où elle éclaire les phénomènes que l’on ne cesse de découvrir de nos jours en microbiologie. Mais cela n’est pas une raison pour la tourner en ridicule à la manière de Voltaire, et il est même singulièrement piquant de constater que savants et philosophes positivistes tels qu’Auguste Comte, après avoir banni le mot de leur vocabulaire, en réintroduisent l’idée sous le terme de fonction », ainsi que le remarque justement E. Meyerson. De l’explication dans les sciences, p. 50. En réalité, quand on comprend bien la finalité en ses éléments essentiels, on est contraint d’admettre qu’elle est une caractéristique évidente de la nature. Loin de s’opposer au déterminisme, elle le suppose, elle en est même un aspect, puisqu'elle n’est que la détermination des êtres à un effet précis, conforme à leur constitution, à leur essence. C’est cette idée directrice », comme l’appelle Claude Bernard, cette forme », comme s’exprime Aristote, qui est en chaque chose le principe de l’harmonie, de l’unité et de la beauté. C’est là une loi universelle, particulièrement évidente chez les êtres vivants. Quand un corps ne se développe pas régulièrement, il est victime d’un accident, d’un raté » il n’a pas réalisé pleinement sa fin, ou atteint son bien. Dans ces conditions nous n’avons aucune raison de faire une exception pour l’homme. Puisqu’il est un être matériel, vivant et sensible, il est soumis aux mêmes lois que les êtres matériels, vivants et sensibles. Et comme de plus il est doué de facultés spirituelles, il ne parviendra à sa fin que si celles-ci se développent normalement et réalisent l’harmonie dans tout son être. Si son corps ne grandit pas comme il faut, nous aurons un nain, et non adulte accompli. Si son intelligence est hébétée, nous aurons un enfant attardé, ou un idiot. Si sa volonté est pervertie, nous aurons un monstre. Cette finalisation de tous les êtres explique la facilité et le plaisir s’ils sont sensibles avec lesquels ils agissent ils portent en eux une orientation profonde qui les adapte aux circonstances et les fait concourir à l’harmonie du cosmos. Mais quel est le BUT SUPRÊME de cette universelle finalité ? Pour S. Thomas c’est Dieu lui-même, Bien infini. L'Univers est suspendu pour ainsi dire à l’acte créateur et rend hommage aux perfections divines dans la mesure où il y participe. Dès qu’un atome a reçu sa forme, il a aussi reçu son maximum de ressemblance avec Dieu, il s’est rapproché » de Dieu autant qu’il était en son pouvoir. Mais les êtres vivants, destinés à se perfectionner, se rapprochent davantage des perfections divines. Les êtres sensibles encore plus, parce que leur bien est supérieur. Et c’est l’homme enfin qui ramène consciemment le monde entier à Dieu en sa personne, par suite de sa connaissance intellectuelle et de son amour libre. Son intelligence et sa volonté sont ouvertes de telle sorte sur le Bien infini qu’il ne trouve son bonheur définitif que dans la connaissance et l’amour de Dieu’* IT. — La finalité dans l’ordre surnaturel Cette finalisation des êtres n’est pas restreinte à la seule nature pure elle se retrouve au plan surnaturel. Nous avons là une des positions les plus fermes du thomisme. On pourrait, en théorie, concevoir une élévation de l’homme à l’état surnaturel qui ne comporterait pas cette finalité particulière. Pensons par exemple au fil de cuivre conducteur d’électricité. Même quand le courant passe et que l’ampoule brille, le fil n’est nullement modifié dans sa constitution intime. Il ressemble à un canal de fonte conduisant de l’eau et restant ce qu’il est de la fonte. Dès que le courant ne passe plus, le fil n’en garde aucune trace il n’y a en lui aucun principe l’habilitant à participer activement à la production de l’électricité il est essentiellement passif, même sous l’action du courant. C’est ainsi, de fait, que Pierre LOMBARD concevait la présence du Saint - Esprit dans l’âme en état de grâce. Il avait une si haute estime de la vie surnaturelle qu’il ne pouvait la concevoir comme quelque chose de créé dans l’homme. Il la considérait comme une participation pure et simple à l’amour du Saint-Esprit, laissant notre âme dans son état naturel et ne lui conférant nullement un principe personnel de vie divine. Mais S. Thomas réfute victorieusement cette opinion du Maître ». Et on le comprend il s’agit en réalité de savoir si l’homme a été effectivement racheté et sanctifié à fond par le Christ. Si rien n’est changé dans sa nature intime, il a beau être comblé des grâces divines, il n’est pas élevé ontologiquement au plan surnaturel. Or la Révélation est formelle par la grâce l’homme est fait fils de Dieu Jo., I, 12, et son activité est vraiment déiforme », ainsi que l’enseigne amplement S. Paul Rom., VIIL etc.. On n’est donc parfaitement fidèle à la Révélation que si l’on admet que la grâce est en nous une seconde nature, réellement nôtre, tout en étant de l’ordre surnaturel. Evidemment il y a là un profond mystère. Personne ici- bas ne peut comprendre comment une créature bornée peut être surélevée en son fonds le plus intime, au point de posséder un principe de vie proprement divine. Mais précisément c’est en cela que consiste la transcendance de la morale chrétienne. Pour S. Thomas — et depuis cette époque l’Eglise a authentiqué ces vues $ — Ja grâce est une qualité inhérente à l’âme. L'âme sainte se trouve ainsi finalisée non plus seulement au plan naturel, mais aussi au plan surnaturel. Elle possède une nature supérieure qui l’habilite à poser des actions divines. Mieux que cela, la grâce s’épanouïit en elle dans de nouveaux principes vitaux qui sont les vertus de foi, d’espérance et de charité. Ces trois vertus théologales ne sont pas des participations passives à la connaissance et à l’amour du Saint Esprit ce sont des principes actifs, des réalités inhérentes à nos facultés spirituelles et nous permettant de produire personnellement des actes surnaturels sous la mouvance du Saint-Esprit. Cette opinion thomiste a été aussi ratifiée par le Concile de Trente*’. L’Eglise en est restée là dans ses précisions. Mais le thomisme va plus loin, et sa position accentue encore la finalisation de l’âme au plan surnaturel. Selon lui nos vertus morales elles-mêmes sont des principes infus réellement existants, et nous permettant d’agir moralement comme des fils de Dieu la grâce rayonne ainsi dans tout notre organisme et dans toutes nos actions. Bien mieux, cette divinisation de notre nature est si étendue qu’elle inclut même le domaine des dons du Saint-Esprit. L’âme y est pourtant passive par définition sous l’action de Dieu. Mais cette passivité ne l’empêche nullement, selon le thomisme, de posséder d’une manière stable les dons eux-mêmes, ces touches ». ces antennes spirituelles » infuses qui captent les inspirations du Saint - Esprit, et sont le principe d’une activité divine jusque dans son mode intuitif et non rationnel. En somme, pour le thomisme, nous avons tout un ORGANISME SURNATUREL INFUS, parfaitement adapté à notre organisme naturel et portant en lui sa loi une loi de CROISSANCE HARMONIEUSE, comme au plan naturel. Par suite, notre nature humaine est vraiment pénétrée à fond par la grâce et est devenue capable d’être par elle-même à l’origine d’actes surnaturels. L’homme est un être entièrement racheté ; il a été pour l’essentiel pleinement restauré dans l’état de sainteté où il se trouvait avant la chute, et il retrouve au plan surnaturel ces facilités et cette joie que nous avons signalées dans l’ordre naturel. Tel est le rôle proprement ontologique de la finalité dans la théologie morale thomiste. C’est là son rôle le plus fondamental. Il y en a un autre, important aussi, que nous retrouverons bientôt au plan psychologique dans l’étude des éléments de la moralité*8, Chapitre IX LA BEATITUDE Aussitôt après avoir montré le rôle de la finalité en morale, S. Thomas expose le traité de la Béatitude. C’est logique la morale chrétienne a pour fin de nous orienter vers Dieu. Or Dieu est le Bien infini ; il jouit d’un bonheur suprême. La morale nous conduit donc au bonheur. Par suite, cette notion de la Béatitude est tout aussi fondamentale que celle de fin elle lui est corrélative. Et l’on s’explique malaisément que les moralistes des derniers siècles, et même quelques contemporains, aient dédaigné d’en parler et commencent leurs ouvrages par l’analyse des actes humains. En agissant ainsi, S. Thomas, ici encore, faisait la jonction entre la morale chrétienne et l’éthique aristotélicienne. Mais il y avait là un travail délicat qui exigeait un important perfectionnement et même un redressement partiel de la philosophie grecque. Nous allons d’abord rappeler l’enseignement de la Révélation, puis nous envisagerons la question sous son aspect subjectif, et enfin sous son aspect objectif. I. — L'annonce de la Bonne Nouvelle Quand un théologien doit étudier un point de doctrine, sa première démarche consiste à s’informer du contenu de la Parole de Dieu et à l’accepter dans toute sa plénitude. Or dans le cas présent la question est la suivante Dieu nous encourage-t-il à pratiquer la vertu en vue du bonheur ? La réponse n’est pas douteuse Dieu promet le bonheur à ceux qui observent sa Loi. Tel était l’enseignement de l’ Ancienne Alliance, et tel est celui du Nouveau Testament. Avant Jésus-Christ, l’accent est souvent mis sur les récompenses terrestres ; dans l’Evangile ce sont surtout les biens célestes qui nous sont promis. 1. — Tout l’ANCIEN TESTAMENT, depuis l’Eden jusqu'aux derniers prophètes, est marqué du signe du bonheur. Dieu a créé l’homme et la femme pour leur communiquer sa Béatitude. Après leur chute il n’a pas abandonné l’humanité, mais il a tourné ses regards vers l’avenir, et il lui a promis la Rédemption. Durant tous les siècles que dura cette formation du Peuple élu, il lui exprima à maintes reprises et sous des formes variées son amour et ses promesses Comme la fiancée fait la joie du fiancé, ainsi tu seras la joie de ton Dieu Is., LXII, 5. Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai à moi dans la justice et le jugement, dans la grâce et la tendresse. » Osée, II, 18-22. Les prophètes emploient volontiers le langage métaphorique pour décrire les merveilles de l’ère messianique Le loup habitera avec l’agneau, la panthère reposera avec le chevreau ; le veau, le lion et le bœuf gras vivront ensemble. le nourrisson s’ébattra sur le trou de la vipère... » Os., XI, 6-8. D’autres textes s’expriment en termes plus clairs Heureux l’homme qui médite sur la sagesse. La joie, une couronne d’allégresse et un nom éternel seront son partage » Eccli., XIV, 20 ; xv, 6. Heureux l’homme qui ne marche pas dans le conseil des impies » Ps. L, 1. Et beaucoup affirment nettement que le vrai bonheur est en Dieu En Dieu seul le repos pour mon âme... Ps. LXI, 2. Avec toi, je suis sans désir sur la terre Ps. LXXII, 25. Heureux les habitants de ta maison » Ps. LXXXIIL 5, etc. Mais, qu’il s’agisse de la Terre promise, de l’ère messianique ou des joies paisibles de la contemplation, il est incontestable que l’A. T. est moins une Loi de crainte », comme on dit parfois, qu’un message de bonheur pour le présent et pour l’avenir. 2. — Dans le NOUVEAU TESTAMENT, Jésus ne dédaigne pas le bien- être matériel des hommes il leur assure que la Providence veille sur eux, même pour la nourriture et le vêtement Mt., VI, 25-34. Mais surtout il élève les âmes vers le ciel et leur rappelle souvent que c’est là que se trouve le vrai bonheur Réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux Luc, x. 20. Je vous reverrai, et Votre cœur se réjouira, et nul ne vous ravira votre joie Jo., XVI, 22. Venez, les bénis de mon Père prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde » Mt., XXV, 34, etc. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux » Mt. v, 12. A la suite du divin Maître, les apôtres prêchent la joie Soyez toujours joyeux I Thess., v, 16. Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous Philip, IV, 4. Et le GRAND MOTIF de notre joie est que nous verrons Dieu face à face Maintenant nous voyons dans un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face I Cor., XIII, 12. La promesse que lui-même nous a faite, c’est la vie éternelle I Jo., IT, 25. Nous savons qu’au temps de sa manifestation, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est » ib. III, 2. Ces textes, choisis entre beaucoup d’autres, prouvent que tout l’Evangile baigne dans une atmosphère de joie, dès cette vie, mais surtout dans l’espérance de la vie future. L’ange de Bethléem l’avait prédit Ne craignez pas, car je vous annonce une nouvelle qui sera pour tout le peuple une grande joie » Luc, IL, 10. Et c’est un fait d’expérience que les hommes les plus heureux, dès cette terre, ce sont les saints, précisément parce qu’ils vivent à fond leur christianisme. Que seront donc les joies du ciel ! Recevons ce Message de Joie tel qu’il nous est proposé. Vivons dans l’allégresse à la pensée du bonheur que Dieu nous réserve au ciel, et dans l’action de grâces pour les bienfaits dont il nous comble dès maintenant. Ne soyons ni surpris ni dédaigneux d’un tel Message, sous le fallacieux prétexte qu’une morale plus désintéressée et plus austère serait plus élevée. Dieu, bonheur infini, nous a créés pour le bonheur peut-on trouver un plan de la création plus noble et plus beau ? * Mais il faut BIEN COMPRENDRE le genre de bonheur que Jésus nous offre. Ce n’est pas un bonheur mondain c’est tout le contraire, et la morale chrétienne est extrêmement exigeante. Il suffit de se rappeler la nature des béatitudes », où ceux-là sont proclamés bienheureux » qui vivent dans la pauvreté, la douceur, les larmes, la faim et la soif de la justice, la miséricorde, la pureté, l’esprit de paix, et les persécutions. C’est précisément l’opposé de ce que le monde recherche. Le Christ, sans exiger de tous le renoncement effectif à tous les biens de la terre, en exige au moins le renoncement affectif Que sert à l’homme de gagner l’univers entier s’il perd sa propre vie ? » Mt., XVI, 26. C’est que tous les plaisirs de cette terre, comparés au bonheur infini du ciel, ne sont que vanité et néant, et il ne faut jamais hésiter à les sacrifier tous plutôt que de perdre son éternité Si ton œil droit est pour toi une occasion de pécher, arrache-le et jette-le loin de toi ; il t’est plus avantageux de perdre un seul de tes membres que de voir tout ton corps jeté dans la géhenne » Mt., v, 29. Bien mieux, le RENONCEMENT INTÉRIEUR A SOI-MÊME ET A SES INTÉRÊTS ÉGOISTES est la condition essentielle du bonheur futur Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi et de l’Evangile la sauvera » Marc, VIII, 34-35. Il est donc clair que la notion de Bonheur a dans l’Evangile un sens très différent du bonheur égoïste. Au fond comme le dit S. Paul, le chrétien doit s’efforcer d’accepter les joies et les souffrances de cette vie avec la suprême indifférence de celui qui vit déjà en espérance dans les joies de l’autre monde Que ceux qui pleurent vivent comme s’ils ne pleuraient pas ; ceux qui sont dans la joie comme s’ils n’étaient pas dans la joie... Car elle passe, la figure de ce monde » I Cor., VII, 30-31. Et ces joies futures elles-mêmes ne doivent pas être recherchées par calcul, mais par amour II Cor., v, 6-8, etc.. * IT. — Bonheur chrétien et eudémonisme grec Ceci étant admis, on devine combien l’insertion de l’eudémonisme grec dans la morale chrétienne était une AFFAIRE DÉLICATE. A un certain point de vue, la morale du bonheur telle qu’Aristote la conçoit est très éloignée du christianisme elle est un vrai mandarinat ». comme disait le P. Sertillanges ; elle consiste à jouir de tous les plaisirs humains dans la mesure où ils favorisent l’amitié et la vie intellectuelle, mais elle n’a aucune place pour la mortification proprement dite. Toutefois elle contient des ÉLÉMENTS INTÉRESSANTS, susceptibles de s’harmoniser avec le christianisme, moyennant les précisions qui s’imposent. Ainsi il reste vrai, aussi bien en christianisme qu’en morale philosophique, que la tendance au bonheur est une tendance naturelle. Il serait donc vain et dangereux de vouloir l’étouffer. Mise par le créateur à l’intime de l’homme, elle l’oriente vers son épanouissement normal. Il est vrai aussi qu’il convient de hiérarchiser les diverses activités de l’homme, en subordonnant les facultés sensibles aux facultés spirituelles Chacune de nos opérations garde bien son caractère spécifique, mais elle doit être orientée vers notre opération principale, capable de la mesurer et de la finaliser. Tout l’effort du philosophe moraliste, dans cette définition du bonheur, est de déterminer avec exactitude la nature de cette opération principale, de ce sommet, qui, dans l’ordre de l’opération, est le reflet vivant de l’unité substantielle de la nature, permettant de hiérarchiser toute la multiplicité de nos activités et d’en évaluer l’authenticité humaine »?°?. Précisément nous trouvons encore dans Aristote une réponse précieuse à cette question La philosophie a su distinguer le principe essentiel du bonheur l’activité parfaite selon l'intelligence, ce qui lui a permis de subordonner à ce principe toutes les autres perfections humaines, en montrant leurs diverses connexions » ib.. Cette activité n’est autre que celle de la contemplation Le degré de bonheur se mesure par celui de la contemplation. Ceux qui contemplent le plus ont aussi le plus de bonheur, non par accident, mais par l’effet de la contemplation même, car elle a sa valeur en elle-même ; et je me résume en disant que le bonheur peut être regardé comme une sorte de contemplation » %° * Ces principes paraissent vraiment solides, et on comprend que S. Thomas les ait adoptés. Mais, la Révélation chrétienne est tellement transcendante, qu’elle ne peut tolérer une application imparfaite de principes si excellents qu’ils soient. Et précisément tout n’était pas parfait dans la manière dont Aristote les utilisait Ainsi la tendance au bonheur subjectif se présente trop chez lui comme un absolu Le bien complet, dit-il, est celui-là que nous choisissons toujours pour lui-même et jamais pour un autre. Et tel apparaît être par-dessus tout le bonheur. Le bonheur, en effet, nous le choisissons toujours pour lui-même, et jamais pour autre chose, tandis que l’honneur, le plaisir, l’intellect et toute sorte de perfection, nous les choisissons sans doute aussi pour eux-mêmes car n’en résulterait-il aucun avantage, nous choisirions encore chacun de ces biens, mais, de plus, nous les choisissons en vue du bonheur. Par eux, en effet, nous espérons acquérir le bonheur. Quant au bonheur, personne ne le choisit en vue de ces biens, ni généralement en vue de quelque autre que ce soit »°f. De telles expressions se comprennent dans une morale anthropocentrique, mais elles jurent dans un climat chrétien où la morale, loin d’être bornée aux horizons humains, débouche sur l'infini, sur Dieu même. Il est inadmissible de considérer Dieu comme un moyen d’obtenir le bonheur. L’âme, mise en présence de Lui, ne peut mieux faire que de l’aimer pour lui-même, parce qu’il est infiniment aimable, même si elle ne devait pas retirer de cet amour tout le profit qu’elle en espère. De plus, l’édifice harmonieux envisagé par Aristote dans la description du Sage est passablement modifié en thomisme. Ici, l’accent est mis d’une façon vigoureuse sur les vertus spirituelles et surnaturelles, tandis que le bien-être corporel n’a qu’une place secondaire. En aristotélisme on ne peut être heureux si on ne jouit pas des commodités de la vie en christianisme on peut être relativement heureux au milieu de la souffrance, parce que la souffrance n’empêche pas de posséder Dieu, de l’aimer et d’espérer en lui. Chez Aristote, l’épanouissement des vertus est autant une oeuvre d’art qu’une œuvre de moralité Si sa morale n’est pas purement esthétique, elle est surtout cela »%?. En thomisme, cet aspect esthétique n’est jamais recherché pour lui-même. On l’y rencontre à coup sûr rien n’est plus beau qu’une âme sainte. Mais cette beauté surnaturelle est parfaitement compatible ici-bas avec des infirmités physiques et des défauts involontaires, et de plus elle n’a sa place en morale qu’en tant qu’elle est un aspect du bien. Enfin le but suprême de la morale d’Aristote LA CONTEMPLATION, est lui-même fortement modifié en S. Thomas. Certes, S. Thomas ne rejette pas cette donnée des philosophes grecs. Mais il la perfectionne remarquablement. D’abord il donne Dieu même à l’esprit pour objet de contemplation. Aristote avait bien entrevu cette éventualité, mais il ne s’y était pas arrêté, pour la raison fort simple qu’à son avis il est impossible d’atteindre Dieu et de l’aimer Dieu, par le fait qu’il est acte pur, est une pensée close il ignore la nature ; il ignore l’homme lui-même... Il est donc inutile. de lui adresser des prières. il ne voit pas, il n’entend pas »°%. Si bien que, sur ce point précis, on devrait dire que S. Thomas est plus platonicien qu’aristotélicien, — s’il n’était pas tout simplement chrétien. C’est le cas de dire que le christianisme a comblé les vœux des plus grandes âmes de l’antiquité, et leur a offert ce qu’elles n’auraient jamais osé espérer Le christianisme avec tout son surnaturalisme de la foi et de la grâce, venant accomplir les vœux de l’hellénisme qui l’ignorait et qui osait à peine l’espérer, voilà quelle philosophie de l’histoire nous apporte la morale de S. Thomas d’Aquin »*. Mais de plus, la contemplation chrétienne ne rend pas du tout le même son que l’égoïste contemplation aristotélicienne. Elle est l’œuvre du don de sagesse, tout pénétré de charité, et non l’acte de la seule intelligence. Et même il peut se faire que cet idéal théorique soit irréalisable ici-bas, temporairement ou habituellement, surtout quand la charité chrétienne exige l’action au service du prochain Jésus n’a pas précisément promis le paradis aux contemplatifs, mais aux âmes charitables Mt., XXV 31-46. Ainsi donc les perspectives infinies de la Révélation chrétienne entraînent S. Thomas à modifier profondément l’eudémonisme grec, tel qu’Aristote le présentait. Non pas que l’humanisme thomiste soit moins riche, du fait de la mortification imposée aux passions par l’Evangile en réalité cette mortification spirituelle et corporelle, quand elle est bien comprise, ne nuit pas au vrai bonheur de l’homme redisons que nul n’est plus heureux que les saints ici-bas. Maïs surtout il faut se rappeler que les jouissances sensibles les plus exquises auxquelles le chrétien renonce, quand il le faut, durant cette vie mortelle art, amitié, vie communautaire, etc. se retrouveront au ciel à la résurrection, beaucoup plus pures, plus vives et plus profondes qu’on ne saurait l’imaginer. Le christianisme ne mutile pas l’homme il l’épanouit au maximum durant cette vie, et il lui promet un surcroît de bonheur infini dans l’autre monde. III. — Fondement ontologique de la béatitude Ce que nous venons de dire indique à quel point la recherche du bonheur, chez le chrétien, doit être purifiée de tout égoïsme déréglé. Les critiques adressées à la morale chrétienne par les philosophes de formation kantienne portent donc à faux elles valent peut-être contre l’eudémonisme grec, mais non contre le christianisme bien compris. Cette exigence de pureté est encore renforcée en thomisme par la manière métaphysique et ontologique dont S. Thomas conçoit la béatitude. Certes, Aristote n’avait pas ignoré cet aspect de la question il ne fait pas du bonheur une jouissance exclusivement subjective il le considère aussi objectivement, comme le résultat d’une activité conforme aux tendances naturelles. Seulement il n’a jamais clairement déterminé la nature des rapports entre le plaisir subjectif et l’acte vertueux lequel des deux est premier le plaisir ou l’acte bon ? Faut-il agir pour le plaisir ou pour le bien ? Il se pose la question dans la Morale à Nicomaque Quant à la question de savoir si l’on aime la vie pour le plaisir ou le plaisir pour la vie, nous la laisserons pour le moment de côté. Ces deux choses nous paraissent tellement liées qu’il n’est pas possible de les séparer ; car sans acte, pas de plaisir ; et le plaisir est toujours nécessaire pour compléter l’acte »°7. Mais il ne résout pas le problème. Tout au plus peut-on ailleurs trouver quelques textes favorables à la supériorité du bien sur le plaisir, par exemple au Ch. IT, 8 17, mais ce n’est que par allusion. Aussi on s’explique que les commentateurs modernes aient discuté sur sa pensée profonde. S. Thomas souligne cette lacune et tranche la question c’est le bien qui est premier ; le plaisir n’est que la conséquence. Et cette position résulte de la manière foncièrement ontologique dont il comprend la béatitude. Quand il étudie longuement en quoi consiste le bonheur, quelle est sa nature, quelles sont ses exigences et les moyens de l’obtenir il se place à un point de vue principalement métaphysique. On risque de l’oublier, car, selon la remarque des Carmes de Salamanque », qui rejoint celle d’Aristote, il est bien difficile de dissocier dans cette question le point de vue psychologique et le point de vue ontologique. Mais les expressions de S. Thomas et l’ensemble de sa morale ne laissent subsister aucun doute. On peut dire au sujet de ce problème ce que M. le chanoine Leclercq dit de la morale thomiste en général Cette position de la philosophie de S. Thomas se heurte à une tendance contraire très répandue et qu’on retrouve aussi bien dans la littérature courante, dans les appréciations de la masse, que chez les philosophes, les théologiens et les moralistes mêmes. Pour lui donner un nom, qualifions cette tendance de moralisme ». Elle consiste à faire du moral une réalité distincte de l’ontologique. Ontologique veut simplement dire ce qui est ». Séparer la morale de l’ontologique, c’est la séparer de ce qui est, par conséquent, du réel. Cette tendance qui se manifeste de façon plus ou moins radicale selon les écoles et les hommes, conduit à faire de la morale une convention et, finalement, à la nier »°°. Or dans le cas présent, comme dans toute sa morale, S. Thomas est vigoureusement opposé à ce moralisme » coupé du réel. Dans l’analyse des conditions du bonheur, il étudie la valeur objective des biens auxquels l’homme aspire. Il passe en revue successivement les richesses, les honneurs, la renommée, la puissance, les biens corporels, le plaisir sensible, les biens spirituels, les biens créés en général, et il démontre qu’aucun de ces biens n’est apte en soi à satisfaire les aspirations de l’homme au bonheur“. Dieu seul peut les satisfaire, et à l’infini. Donc Dieu seul est le bonheur absolu de l’homme. C’est précisément cette conception métaphysique de la béatitude qui permet à S. Thomas de résoudre l’antagonisme souligné plus haut entre l’eudémonisme grec, centré sur l’homme, et la charité chrétienne, centrée sur Dieu. La charité chrétienne nous fait aimer Dieu pour lui-même et sans retour égoïste sur nous, c’est entendu. Mais il n’est pas possible que l’amour et la possession du Bien infini nous laissent dans notre état misérable et malheureux la possession de Dieu entraîne nécessairement le bonheur parfait. Ceci est dans l’ordre des choses, et on peut affirmer que la charité la plus désintéressée entraîne le bonheur le plus profond. Ainsi EUDÉMONISME ET CHARITÉ NE S'OPPOSENT PLUS ils sont les deux aspects complémentaires d’une même réalité, et l’on comprend que S. Thomas n’ait nullement été infidèle à la Révélation en faisant de la Béatitude la base de sa théologie. Il l’aurait été s’il avait envisagé la Béatitude d’une manière anthropocentrique et égoïste. Il ne l’est pas en l’envisageant avant tout d’une façon objective et ontologique“!. Ici encore on peut admirer à quel point la Révélation chrétienne vient combler les lacunes de la philosophie. Le problème du bonheur de l’homme mettait à chaque instant Aristote en face de questions insolubles comment la vertu n’était-elle pas mieux récompensée ? Comment les biens naturels, qui auraient dû théoriquement satisfaire les aspirations de l’homme, le laissaient-ils inassouvi ? Grâce à la Révélation, S. Thomas possède la clef de l’énigme durant cette vie, le bonheur est relatif ; au ciel seulement il est absolu. Qu’il s’agisse de la connaissance intellectuelle, de la rectitude de la volonté, de l’activité corporelle, de la perfection des sens, des biens extérieurs, de la société des amis, il montre que tous ces éléments constitutifs du bonheur ne trouveront leur plein achèvement que dans le monde futur*?. Et à la Question suivante q. 5, qui clôt sa grande enquête, il insiste encore davantage sur l’impuissance radicale de l’homme à atteindre le bonheur absolu par ses propres forces naturelles. Sans doute, par nature, l’homme est ouvert sur l’infini, puisqu'il est doué d’intelligence. Mais cette orientation serait incapable de lui faire atteindre Dieu, si Dieu lui-même ne venait combler gratuitement les aspirations de sa nature Conclusion Comme conclusion de cette leçon et de la précédente — car elles sont évidemment inséparables — nous pouvons dès maintenant préciser ce qu’on appelle en termes philosophiques le FONDEMENT DE LA MORALE. Ce fondement n’est autre que la nature humaine bien comprise Le fondement de la morale, c’est la nature humaine même. Le bien moral, c’est tout objet, toute opération qui permette à l’homme d'accomplir les virtualités de sa nature et de s’actualiser selon la norme de son essence, qui est celle d’un être doué de raison »“. Or ces principes valent aussi en théologie le fondement théologique de la morale thomiste n’est autre que la nature humaine surnaturalisée. Le chrétien n’a d’autre devoir fondamental que d’épanouir toutes ses virtualités théologales et morales et. sous leur mouvance, ses virtualités physiques et spirituelles, pour tendre à la perfection et aboutir à un équilibre harmonieux. En suivant cette loi il honore Dieu, il atteint le Bien objectif et infini, et il trouve le bonheur parfait. Chapitre X LES ELEMENTS DE LA MORALITE Nous avons vu que le fondement de la moralité était la nature humaine bien comprise. On peut dire équivalemment que ce fondement est la Béatitude, entendue au sens ontologique plutôt que psychologique, et au sens chrétien plutôt qu’au sens aristotélicien. De telle sorte que si l’on demande à un chrétien quel est son grand principe d’action morale, il peut répondre d’un mot J’agis de manière à mériter le ciel. Je me mortifie pour aller au ciel ; je pratique la charité parce que je veux posséder Dieu au ciel pour l’éternité. » Dès là qu’on a le regard fixé vers la Béatitude éternelle et qu’on agit en conséquence, on agit moralement, on suit les tendances les plus profondes et les plus droites de la nature humaine, et on développe les virtualités infuses en nous par la grâce du baptême. À la rigueur on pourrait concevoir une âme tellement éprise d’amour de Dieu, tellement hantée par le bonheur de la vie future, tellement docile à l’action du Saint-Esprit en elle, que ce grand principe suffirait habituellement dans sa conduite morale, surtout si sa vie extérieure n’était pas compliquée, comme cela peut arriver chez une religieuse cloîtrée, ou chez une personne de condition très simple et d’esprit très droit. Mais ordinairement la vie morale est plus complexe, soit parce que nous nous trouvons devant des cas de conscience effectivement embrouillés, soit parce que nos passions nous travaillent, nous aveuglent et nous empêchent de voir en pleine lumière le phare du ciel qui nous indique le chemin de la vertu. En termes philosophiques, disons que nous n’avons pas seulement à rechercher une fois pour toutes le Bien absolu, mais que nous devons à chaque instant choisir entre des biens relatifs, qui participent plus ou moins parfaitement au Bien suprême, et nous orientent diversement vers lui. Parfois même nous avons à choisir entre le bien et le mal, et nous hésitons. Comment voir clair dans ces difficultés ? Pratiquement le chrétien aura le plus souvent recours aux préceptes du Christ et des Apôtres et aux directives de l’Eglise. Mais parfois cela ne lui suffira pas il se trouvera en face d’un cas non prévu, et il devra improviser lui même une solution. Et puis, il est bon de connaître les principes de la moralité dans toute leur généralité, avant de les appliquer en pratique. Quels sont donc ces principes, qui constituent ce qu’on appelle les éléments de la moralité ? C’est ici que S. Thomas nous propose une solution claire et réaliste. Quoique l’ordre moral transcende l’ordre physique, il n’hésite pas à décomposer l’ordre moral selon un schème emprunté à la métaphysique de la nature. Les philosophes idéalistes sont scandalisés de ce procédé, parce qu’ayant coupé les valeurs » le vrai, le beau, le bien... de leurs racines ontologiques, ils en font une création de l’esprit. Mais quand on attribue aux valeurs un fondement réel, on comprend qu’il n’y ait pas un abîme infranchissable entre elles et les éléments constitutifs des choses. Et la solution thomiste apparaît aussi solide en métaphysique que conforme au sens commun — à condition, bien entendu, de prendre dans un sens analogique les notions proposées. Cette solution n’est autre qu’une application de la THÉORIE HYLÉMORPHIQUE et des CATÉGORIES d’Aristote. I. — Matière et forme en morale On sait ce que signifie l’hylémorphisme c’est la théorie aristotélicienne expliquant la constitution des choses par deux principes distincts, LA MATIÈRE ET LA FORME. Prenons par exemple une statue, soit le Moïse de Michel-Ange. On pourrait reproduire ce chef-d’œuvre en tous les matériaux possibles, depuis le plâtre jusqu’à l’or. Dans tous ces cas, seule la matière change la forme, ou idée de l’artiste, reste identique. Par contre, avec le même matériau, on peut représenter des statues très diverses. Par conséquent une statue s’explique par deux principes essentiellement distincts, l’un matériel, l’autre immatériel. Le principe immatériel n’est autre que l’idée qui se trouvait à l’état pur dans l’esprit du sculpteur, et qui a été concrétisée dans la matière. C’est ce qu’Aristote, approfondissant le sens commun, appelle la forme. Il s’agit ici de la forme accidentelle », qui résulte de l’art créateur de l’homme“. Mais l’explication vaut pour les formes substantielles », qui distinguent les corps les uns des autres. Aïnsi le fer et le cuivre se distinguent métaphysiquement, non point par la matière », principe purement passif et identique partout, mais par la forme, qui spécifie la matière, Comme le dit le P. de Tonquédec, la forme substantielle est un rassembleur de la matière, une énergie unificatrice, un principe de cohésion présent à toutes les parties, qui s’insinue en elles et les tient par le dedans, leur communiquant sa propre unité » La philosophie de la nature, II, p. 71. C’est à partir de ces données, transposées analogiquement dans le domaine de la moralité, que S. Thomas explique en partie la structure de l’être moral. En celui-ci aussi il distingue deux éléments essentiellement distincts la matière et la forme. La matière, c’est l’action considérée dans sa réalité purement humaine, physiologique ou psychologique, sans aucune détermination par exemple travailler, manger, marcher, dormir, etc. La forme, c’est tout ce qui est capable de transformer » radicalement la valeur du même acte matériel. Et ici les choses se compliquent. En effet, il n’y a pas moins de trois principes susceptibles de spécifier une action l’objet, la fin ou intention, et les circonstances. IT. — La moralité de l’objet À considérer les actes moraux d’une manière quasi naturaliste, nous devons dire que le premier élément qui confère à l’action humaine une moralité fondamentale et essentielle, c’est son objet. Supposons que vous surpreniez un enfant en train de lire un imprimé en cachette. La lecture est un acte intellectuel qu’on peut assimiler, dans son indétermination, à la matière » dont nous venons de parler. Or la première chose qui vous intéresse, dans le cas présent, c’est bien de savoir quel est l’objet de cette lecture. C’est cela surtout qui vous permettra de porter un jugement de moralité. Est-ce que l’enfant lit un roman policier inoffensif, ou un magazine suspect, ou une page d’Evangile ? Il peut se faire que la seule réponse à cette question tranquillise complètement votre conscience. S. Thomas explique métaphysiquement ce principe en recourant aux notions de mouvement et de forme. L'action morale est une sorte de mouvement, soit immanent tel que penser, vouloir, aimer soit transitif balayer, labourer. Or tout mouvement est spécifié » par son terme je ne connais la nature d’un mouvement que quand je sais où il conduit. Le terme est donc, dans le mouvement, analogue à ce qu’est la forme dans un corps matériel. Par suite, en morale aussi, l’objet de l’action, ou terme de l’activité, joue le rôle de forme et spécifie en tout premier lieu un acte“. Parfois cet objet suffit à qualifier essentiellement la moralité d’un acte par exemple dans le cas du blasphème, de la haine, essentiellement mauvais. Il faut croire que cet élément est vraiment primordial, si l’on se rappelle la place qu’il tient DANS LA VIE MORALE DES ENFANTS ET DES PRIMITIFS. Les psychologues ont remarqué que les enfants commencent habituellement par juger la moralité des actes au seul point de vue de l’objet, indépendamment de l’intention. Par exemple, si on leur demande quel est le plus coupable, d’un garçon qui fait une petite tache d’encre en jouant indûment avec l’encrier de son papa, et d’un autre qui fait une grosse tache en voulant le remplir par gentillesse, ils accusent plutôt celui qui a fait la grosse tache < L’état d’esprit des primitifs est bien connu pour ressembler à celui des enfants. Nous en avons des preuves jusque dans la Bible, où nous voyons que certains textes législatifs très anciens par exemple dans le Lévitique et certains récits archaïques par ex. Nombres, c. 22, Ÿ. 34 font état d’une morale où la faute est appréciée indépendamment de l’intention. Si encore les adultes civilisés étaient exempts de cette erreur ! Mais ce n’est pas toujours le cas. Piaget attribue même en partie la mentalité des enfants à la mauvaise éducation qu’ils reçoivent de leurs parents D’une manière générale l’adulte sévit contre les maladresses. Dans la mesure où les parents ne savent pas comprendre les situations et se laissent aller a leur mauvaise humeur en fonction de la matérialité de l’acte, l’enfant commence par adopter cette manière de voir et applique à la lettre les règles même implicites ainsi imposées »“?. Dans tous ces cas il y a une exagération ou une déviation d’une vérité par ailleurs incontestable LA MORALITÉ FONDAMENTALE ET ESSENTIELLE D’UNE ACTION DÉPEND EN PREMIER LIEU DE SON OBJET. II. — Moralité de la fin Mais si importante que soit la moralité de l’objet, elle l’est moins que celle de l’intention, ou fin éloignée. Il est certain, en effet, que le même acte matériel peut revêtir des moralités différentes selon le motif qui l’inspire. Ainsi un enfant peut lire un livre excellent dans le seul but de satisfaire sa curiosité, ou pour éviter une punition, ou pour plaire à Dieu, etc. Autant de fins diverses qui entraînent des modalités variées équivalant à autant d’actes essentiellement distincts. Car ce qui compte avant tout chez un homme, c’est la pureté, la noblesse et la ferveur de ses intentions. Il faut donc dire que l’intention, ou fin, spécifie encore plus formellement une action que son objet°?. Les législateurs ne s’inquiètent guère de cet aspect de la morale pourvu que les citoyens obéissent aux lois et paient leurs impôts, fût-ce à contre- cœur, ils sont contents. Mais Dieu n’est pas satisfait d’une obéissance servile il n’est honoré que par des sentiments filiaux de respect et d’amour. Aussi dès les origines de la Révélation, nous constatons un effort vigoureux de Moïse et de ses successeurs pour purifier le plus possible l’attitude formaliste du peuple hébreu. Et cet effort ira en s’accentuant tout au long de l’Ancien Testament pour trouver son point culminant dans le Message évangélique. Certains philosophes exagéreront même cet aspect au point de faire consister totalement la moralité dans l’intention. C’est l’intentionnalisme ». Kant n’est pas étranger à ce mouvement, non point qu’il méprise l’objet de l’acte, mais il ne lui attribue de valeur morale que dans la mesure où il est réalisé par pur respect de la loi. Il y a du vrai dans cette attitude, mais elle est excessive. S. Thomas, lui, tient compte de tous les éléments. Partant de l’équivalence réelle entre l’être et le bien, il répète qu’une action est bonne dans la mesure où elle a de l’être. Il y a là un principe très général d’une portée universelle qui permet de démontrer à l’évidence qu’un acte privé d’un de ses éléments essentiels, tel que l’objet, ou même accidentels, ainsi que nous allons le voir, ne peut prétendre au même degré de valeur que celui qui est à la fois correctement voulu et parfaitement exécuté. Quant à ceux qui insistent tellement sur la fin qu’ils affirment qu’elle suffit à tout, même à justifier les moyens, le simple bon sens permet de les réfuter facilement. Cette théorie est la source des injustices les plus flagrantes. Une intention excellente peut bien augmenter considérablement la valeur morale d’un acte bon et suffire à spécifier un acte indifférent, et on n’insistera jamais assez sur cette doctrine si réconfortante. Mais jamais une bonne intention ne rectifiera un acte essentiellement mauvais. IV. — La moralité des circonstances S. Thomas pousse encore plus loin cette assimilation analogique entre l’ordre moral et l’ordre physique. Les objets matériels ne s’expliquent pas seulement par leur matière et leur forme. Ils s’expliquent aussi par leur lieu. leur manière d’être, leur durée, etc. ce sont les neuf prédicaments qu’ Aristote énumère en plus de la substance. Or les actes moraux sont aussi qualifiés et parfois spécifiés par des circonstances analogues. Soit par exemple le fait de donner quelque chose à quelqu'un. Pour apprécier exactement la valeur morale de ce geste, il ne suffit pas de savoir que c’est un don, ni même dans quelle intention il a été fait il est utile de connaître aussi la quantité de la somme donnée, la qualité du donateur, la manière dont le geste est exécuté, peut-être même le lieu, la date, etc. de cette action. C’est ainsi que Jésus loue l’obole de la pauvre veuve au trésor du Temple L. XXI, 1-4 les deux piécettes de celle-ci ont plus de valeur que la grosse offrande du riche. En général la moralité des circonstances est moins fondamentale que celle de l’objet et de la fin, mais elle n’est pas négligeable, et elle suffit parfois à transformer la valeur d’un acte, à changer son espèce ». Ainsi une circonstance de lieu ou de personne peut ajouter à un péché de vol ou de luxure un nouveau péché de sacrilège. Il faut avouer que cette multiplicité de points de vue ne simplifie pas le travail du théologien. En philosophie kantienne, où c’est surtout l’intention qui compte, les choses sont plus claires. Oui, mais reste à savoir si cette clarté réflète bien la réalité... LE RÉEL N’EST PAS SIMPLE, ni dans les choses physiques ni dans le domaine moral. Si nous voulons être dans l’objectivité et la vérité nous devons nous incliner devant la complexité du réel. D’ailleurs rappelons ce que nous disions en commençant la spontanéité de la vie se charge habituellement de faciliter cette appréciation morale, si compliquée à l’analyse du philosophe*!. V. — Conséquences de ces principes Ces fondements de la morale se révèlent d’une grande importance et d’une grande richesse de conséquences. Dès maintenant nous pouvons constater combien la morale thomiste est structurée », fondée sur une armature métaphysique, qui lui donne une force incomparable. On a parlé ces dernières années de la morale de situation », conception d’après laquelle il n’y a pas de principes généraux en morale, mais seulement des solutions particulières relevant de l’appréciation subjective de chacun. Il est clair que cette position est à la fois fausse, dangereuse et paresseuse. Notre jugement moral doit se conformer à des exigences objectives et se soumettre à des normes universelles nous y reviendrons. Remarquons aussi que ces principes fondamentaux sont aussi valables au plan philosophique qu’au plan strictement religieux. Nous avons là une illustration de cette admirable union de la foi et de la raison, que nous avons déjà signalée en S. Thomas, et que nous retrouverons plus loin. Que l’on se place au point de vue naturel ou au point de vue surnaturel, ce sont bien les mêmes principes qu’il faut appliquer. La morale évangélique ne se contente pas de rêveries ni de belles intentions elle est réaliste, elle exige des œuvres la charité, le dévouement, le renoncement, le support des souffrances, etc. Et elle tient compte de la quantité de ces œuvres, comme le prouve la parabole des talents Mt., xxv, 14-30. Mais elle estime encore plus la pureté de l’intention, comme le dit si formellement le Seigneur parlant de ceux qui font l’aumôûne par orgueil ou qui prient et jeûnent avec ostentation Mt., VI, 1-6, 16-18. On ne peut donc qu’admirer un tel ÉQUILIBRE, privilège de la religion chrétienne et des théologies catholiques, surtout du thomisme. Et il est à souhaiter que les fidèles en soient un peu plus informés. Beaucoup d’entre eux ont une conception primitive et infantile du péché ; ils ne retiennent que son aspect ma tériel. Ainsi ils s’accusent d’avoir manqué la messe le dimanche sans même préciser qu’un obstacle plus ou moins grave les en a empêchés ils se croient coupables alors que parfois ils ne le sont pas du tout. Par contre ils ignorent trop la valeur de l’intention, qui pourrait leur faire gagner de nombreux mérites s’ils la purifiaient davantage. Il faut à la fois insister sur l’aspect réaliste de la morale chrétienne et sur l’importance de la bonne volonté » il y a autant de danger d’un côté que de l’autre à négliger l’un ou l’autre de ces deux éléments d’équilibre. Chapitre XI LA LIBERTE DE L’ACTE MORAL Il est classique en philosophie depuis Aristote de considérer comme exhaustive l’explication d’une chose par ses quatre causes ». Aïnsi quand on connaît la cause finale de ce stylographe instrument destiné à écrire, sa cause matérielle matière plastique, sa cause formelle dimensions, forme du réservoir et sa cause efficiente marque de fabrique, on possède tous les renseignements voulus. En fait, on va souvent au plus pressé on se contente de signaler une ou deux de ces causes et on sous-entend les autres. Par exemple on dira seulement que ce stylo est un Waterman. Mais si l’on analyse explicitement ce que la cause formulée suggère implicitement en vertu de l’association des idées », on reconnaîtra que cette loi des quatre causes ne souffre pas d'exception si l’une d’elles fait défaut, notre connaissance est imparfaite. Il est donc nécessaire de tenir compte aussi de ces quatre causes si nous voulons connaître les conditions essentielles de la moralité. En fait, nous en avons déjà vu trois. Nous avons longuement parlé de la finalité, et de la béatitude qui n’en est que la conséquence. Notre point de vue était alors surtout ontologique. Puis nous nous sommes mis au point de vue subjectif, en faisant de la fin l’équivalent de l’intention. De plus, nous avons exposé en quoi consistent les causes matérielle et formelle. Reste donc la cause efficiente, l’homme en tant qu’il est responsable de ses actes. C’est le problème de la liberté. Pour être complet, il faudrait en parler longuement, et traiter d’abord des principes de la liberté connaissance et consentement, puis des causes multiples qui influencent l’acte libre ignorance, passion, crainte, violence, etc. Et dans ce cas, nous aurions dû logiquement placer cet exposé tout après le chapitre sur la Béatitude, à l’exemple de S. Thomas. Mais, dans toute cette étude, nous n’avons pas l’intention d’être complet. Nous renvoyons donc pour le détail du problème de la liberté aux traités classiques de philosophie et de théologie. Nous voulons seulement ici envisager très sommairement les PRINCIPALES DIFFICULTÉS suscitées par la science contemporaine et capables de dérouter les esprits peu avertis. Nous les ramènerons à trois le déterminisme psychologique normal, le déterminisme pathologique, et le déterminisme social. I. — Liberté et déterminisme psychologique normal On considère parfois la liberté comme une autodétermination absolue serait libre celui qui ne dépendrait absolument de rien, ni au physique, ni au moral, ni en quoi que ce soit. Avec une telle conception, on est impressionné par l’affirmation des psychologues qui prétendent que notre vie psychique dépend de déterminismes physiologiques et psychologiques. Selon eux, le tempérament et le caractère expliquent à peu près tous nos choix, toutes nos réactions. Ainsi, mis en face d’un danger, un nerveux est fatalement paralysé, un apathique garde son calme, un colérique réagit énergiquement ; à la suite d’une rencontre affective troublante, un sentimental est longuement impressionné, alors qu’un sanguin a vite oublié tout. Devant une alternative, il est souvent facile de prévoir où penchera la volonté d’un homme selon ses antécédents. Dans ces conditions, peut-on encore parler de liberté ? Oui, mais à deux conditions 1° de bien situer la liberté ; 2° de s’en faire une notion exacte. 1° — Il faut LA BIEN SITUER. En théorie, c’est entendu, elle n’a pas de limites. En fait, son champ d’action est très restreint, et presque tous nos gestes sont automatiques. Nous nous habillons automatiquement, nous allons machinalement à nos occupations courantes, et nous travaillons par routine, tant qu’une difficulté spéciale ne nous arrête pas. Il arrive ainsi que nous passions des heures entières sans faire un acte authentique de liberté. Certes, nous savons bien que dans toute cette activité nous sommes libres nous avons au moins une conscience confuse de notre responsabilité ; mais cette conscience ne devient claire que dans les difficultés ou les choix exceptionnels. 2° — Mais précisément, quand nous déployons une activité réflexe intense — ce qui peut se produire aussi bien durant l’espace d’un éclair qu’au cours de longues discussions intimes — est-il vrai que le tempérament, le caractère et les habitudes acquises suppriment la liberté ? Nullement. Au contraire CE DÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE EST LE MEILLEUR SOUTIEN DE LA LIBERTÉ. Car celle-ci ne consiste pas à échapper à tous les déterminismes, mais à les maîtriser. Il est impossible, en effet, de nous passer de déterminismes. Supposons un homme qui soit exempt de toute tendance biologique et psychologique profonde et de tout automatisme. Loin d’être libre, il serait une masse inerte. Avant chaque action il devrait partir à zéro. Il ne saurait pas même marcher ou parler. Il n’aurait aucune inclination à aller moralement dans un sens plutôt que dans l’autre. Toute vie, physique, intellectuelle ou morale, lui serait impossible. Par contre, plus un homme a d’automatismes à sa disposition, plus il a de chances d’être vraiment libre, s’il a soin de maîtriser ces automatismes. Ainsi un virtuose du piano, qui se livre à une improvisation, ne pourra exprimer comme il faut ses sentimente que si les diverses lois de son art lois physiologiques du doigté, lois musicales du rythme, de l’harmonie et de la mélodie n’ont plus de secrets pour lui. Un automobiliste n’échappera au danger dans un moment critique que si ses réflexes sont devenus tellement automatiques qu’ils obéissent à la moindre intuition instantanée. Dans tous ces cas, les déterminismes ne sont que des richesses à exploiter, et l’esprit les exploite d’une manière imprévisible, dans la mesure où il a le génie créateur. C’est dans cette activité créatrice que se manifeste au maximum la liberté. Et ceci ne vaut pas seulement dans le domaine technique, mécanique ou artistique la liberté morale a aussi besoin de ces déterminismes d’ordre inférieur, et elle s’accommode très bien, loin d’y trouver un obstacle, du déterminisme supérieur qui s’appelle le POUVOIR MOTEUR DES IDÉES ». On sait en quoi consiste ce pouvoir. C’est une loi qu’une idée ou image forte ne reste pas confinée dans l’intelligence ou l’imagination, mais qu’elle impressionne la sensibilité, provoque ainsi une ébauche de mouvement et sollicite fatalement la réaction de la volonté. Ainsi par exemple, si un jeune homme se repaît d’images immondes, il n’en restera pas à ce stage spirituel il éprouvera nécessairement, tôt ou tard, des réactions physiologiques, et des attraits — ou des répulsions — dans sa volonté. Il y a là un déterminisme indiscutable. Non, certes, un déterminisme absolu, mais un déterminisme relatif, en ce sens que, si la liberté continue d’exister au cours de l’enchaînement des réactions, elle est fortement diminuée. Mais cela ne fait aucune difficulté au point de vue moral le jeune homme en question n’a qu’à connaître cette loi psychologique et à en tenir compte sa conscience est là pour l’avertir. Son devoir est de commencer par écarter ces idées et images dangereuses. Il le peut, s’il s’y prend assez tôt, en fixant son esprit sur d’autres objets. Nous sommes ici au cœur de la solution thomiste du problème de la liberté. On peut dire que la volonté suit normalement l’intelligence quand celle-ci lui présente un bien réel ou jugé tel, car l’intelligence et la volonté vont naturellement de concert la volonté est le poids de l’intelligence, disait le P. Sertillanges. C’est là ce qu’il y a de vrai dans l’opinion de Leibniz. Mais l’homme est libre de déclancher à sa guise l’ébranlement de ce déterminisme relatif il lui suffit de fixer son attention sur un aspect privilégié des choses, au détriment des autres aspects. Cet aspect ainsi fixé prendra de plus en plus de relief, et entraînera la décision de la volonté. La décision viendra à peu près fatalement, soit, c’est dans l’ordre de la nature ; mais elle sera la CONSÉQUENCE D'UN PREMIER CHOIX LIBRE. IT. — Liberté et déterminisme pathologique Mais maintenant, nous rencontrons une objection de taille s’il arrivait que l’homme ne fût pas libre, même avant le déclanchement de ce déterminisme relatif, que vaudrait notre solution ? Or n’est-ce pas souvent le cas, dans les maladies mentales ? Distinguons. Si vraiment l’idée qui met en branle le déterminisme psychologique s’impose irrésistiblement, il est certain que l’homme n’est plus libre d’éviter les suites qui en résultent. Par conséquent il n’est pas responsable de ses actions à moins qu’il n’en soit responsable dans leur cause lointaine. Ainsi quelqu'un qui malgré lui se répète du matin au soir qu’il se jettera à l’eau ne sera sans doute pas moralement coupable quand il se suicidera à moins, répétons-le, que la tyrannie de cette idée fixe ne résulte d’une cause antérieure librement consentie surmenage avec prévision de ses conséquences, conduite immorale, etc.. Mais, à ce degré extrême, cette obsession est de la folie pure. Elle est donc hors de notre propos, puisqu’elle ne relève pas de la morale. Par contre, il y a un cas qui relève de la morale, et au sujet duquel, précisément, on fait difficulté de nos jours. Il convient de nous y arrêter. C’est le cas de l’homme qui, sans être fou, est UN MALADE, UN PSYCHASTHÉNIQUE, UNE VICTIME DE L'HÉRÉDITÉ. Et on assure que ce cas se présente souvent. Vous punissez un enfant paresseux ? Erreur, dit-on soignez plutôt ses glandes endocrines, et il reprendra goût au travail. Vous condamnez à mort un criminel ? Mais n’est-il pas le jouet d’une passion tyrannique, ou d’un traumatisme inconscient qu’il aurait fallu psychanalyser ? Ainsi tous les vices capitaux, depuis l’orgueil jusqu’à la paresse, ne dépendraient pas de la morale, mais de la médecine, de la psychiâtrie et de la psychanalyse. La réponse à cette difficulté est moins compliquée qu’on ne veut le faire entendre. Nous reconnaissons qu’il y a un certain déterminisme pathologique. Un malade ne possède pas les mêmes ressources morales qu’un homme sain. Mais, 1°, tant que nous ne sommes pas en face d’un cas de folie proprement dite, au moins passagère, la volonté n’est pas complètement annihilée. Elle est sans doute, normalement, plus ou moins diminuée, et la responsabilité morale devra être mesurée en conséquence, mais elle subsiste. 2° En ce cas, comme précédemment, l’homme a du moins le pouvoir de modifier l’évolution du déterminisme. La médecine, et au besoin la chirurgie, peuvent parfois supprimer ou atténuer les obstacles à la pratique de la vertu. Donc la liberté demeure sauve, au moins à ce stade. 3° Du reste il ne faut pas croire que la médecine dispense de l’exercice de la liberté. Supposons, par exemple, que des remèdes appropriés transforment un colérique en apathique après comme avant, il faudra que le patient fasse preuve de volonté, et il n’est pas sûr que de telles métamorphoses de la personnalité soient de tout point avantageuses. Il est donc prudent, en principe, de ne recourir que discrètement à ces procédés. 4° Le rôle du subconscient ou de l’inconscient est certain. Maïs, ici encore, il ne faut pas croire que la psychanalyse arrange tout. Elle fait souvent plus de mal que de bien. Il convient de n’employer ce remède extrême que quand il s’impose sans discussion, ce qui doit être fort rare. Mieux vaut utiliser les ressources de la psychologie normale. Il y a des rapports incessants entre le conscient et le subconscient il est faux de croire que l’action de l’un sur l’autre ne se fait qu’à partir des bas-fonds la réciproque est tout aussi réelle. Commençons donc par maîtriser notre vie consciente, et notre subconscient ne s’en portera que mieux. 5° Et puis, enfin, supposons que nous ne soyons pas des êtres parfaitement normaux. Supposons que nous soyons victimes d’une tare héréditaire, ou d’un certain déséquilibre naturel ou acquis. QU’EST- CE QUE CELA FAIT ? Croit-on que pour parvenir à un harmonieux épanouissement de notre être il soit nécessaire de partir d’un fondement biologique et psychologique parfait ? Ce serait trop beau et trop facile, et même nous risquerions de nous endormir sur nos lauriers, et d’aller moins loin que des individus passablement tarés mais énergiques. Le Professeur J. Delay, dans un article qu’il intitule d’une manière expressive Création et névrose »°?, montre que la névrose” n’est pas nécessairement un obstacle au développement de la personnalité et à l’effort créateur. Parlant notamment de trois malades, Nietzche, Flaubert et Dostoïewski. il écrit L’admirable est qu’ils aient su faire bon usage de la maladie et trouvé une solution à des difficultés intérieures qui eussent mené un autre à l’échec. Les mêmes organisations névrotiques que nous voyons habituellement en pathologie aboutir à la faillite peuvent en effet aboutir à la création chez des hommes suffisamment doués pour transformer leurs nécessités originelles en finalités originales et convertir leurs faiblesses en forces ». Loin de nous de présenter ces écrivains comme des modèles. Mais leur exemple peut encourager des malades. Et cependant ils étaient loin du catholicisme et de la pratique religieuse. Que ne peut-on espérer quand on puise sa force aux sources intarissables de la doctrine chrétienne et des sacrements de l’Eglise ? Aussi pourquoi se troubler si l’on entend dire que telle grande religieuse est une schizoïde* et tel saint un original fieffé ? Même au plan naturel, de telles tendances ne sont nullement une condamnation à l’échec. Mais de plus, s’il faut reconnaître qu’il y a là, humaïinement, un certain déséquilibre, nous devons avouer aussi que LA GRACE DE DIEU EST CAPABLE DE BATIR SUR CE FONDEMENT DÉFECTUEUX, et de réaliser des merveilles de sainteté, dès là qu’elle trouve un minimum de conditions naturelles et une bonne volonté totale. La religieuse portée au repliement sur soi-même peut, dans un Carmel, transformer cette tendance dangereuse en une recherche ardente de Dieu caché au fond de son âme, et elle deviendra un jour une grande contemplative. Ce jeune homme fantasque, jouisseur, mondain, gai luron, mais au cœur d’or, quand il aura rencontré l’ Amour infini, s’appellera le Pauvre d’Assise et deviendra un des saints les plus populaires. Et combien d’autres saints et saintes qui, au départ, étaient des types médiocres d'humanité, devinrent sous l’action de la grâce des modèles de vertu !°° Cette perfection héroïque ne les dispense pas de conserver certaines traces de défauts caractériels seule de toutes les pures créatures, la Vierge Marie est vraiment parfaite. Mais ces défauts sont insignifiants, comparés à leurs vertus sublimes, et à tout prendre ils surpassent de loin les modèles les plus achevés que nous offre le paganisme ancien ou moderne. Que personne donc ne se laisse impressionner par les théories psychanalistes et psychiatriques à la mode. Ne perdons pas notre temps à nous examiner et surtout à scruter nos profondeurs ». Faisons plutôt confiance à la grâce de Dieu qui est assez puissante pour tirer le bien du mal et faire des saints avec toutes sortes de tempéraments et de caractères. III. — Liberté et déterminisme social La société a une influence énorme sur la volonté. L'éducation peut transformer le caractère d’un enfant qu’on se rappelle l’effroyable métamorphose du fils de Louis XVI à la prison du Temple, sous l’action du cordonnier Simon. Les adultes ne sont pas exempts de cette sujétion on connaît la tyrannie de l’opinion, la force des préjugés, le rendement de la publicité, les résultats d’une propagande bien menée, et spécialement le pouvoir des slogans en pays totalitaires. Dans ce cas, où est la liberté ? Reconnaissons une fois de plus la grande part de vérité qui se trouve dans cette objection. De même que la liberté est partiellement restreinte par le déterminisme psychologique normal et surtout morbide. de même les divers milieux qui nous entourent, depuis la famille pendant notre enfance, jusqu’aux milieux professionnels et à l’humanité dans son ensemble nous marquent de leur influence indélébile, en bien ou en mal. Mais ceci n’est qu’un aspect du problème de la liberté. Il est tout aussi nécessaire de souligner l’autre aspect, le RÔLE ÉMANCIPATEUR DE LA SOCIÉTÉ. En effet, on peut dire qu’en un sens nous devons tout à la société, y compris la jouissance de notre liberté en ce qu’elle a de plus intime. Supposons que des enfants soient élevés hors de toute contrainte sociale on serait tenté de dire, à première vue, qu’ils sont libres ? Pas du tout, c’est le contraire qui est vrai ils seraient esclaves de leurs instincts les plus bas. Car la maîtrise de soi est une valeur qui résulte de toute une éducation bien conduite. Nous en avons une preuve saisissante dans le cas des enfants-loups les petites indiennes Amala et Kamala, par exemple, ravies toutes jeunes à leurs parents et élevées par des louves, vivaient bestialement et eurent beaucoup de peine à émerger un peu de l’animalité quand on tenta, trop tard, de les rééduquer. Mystère de l’âme humaine ! Pour se développer harmonieusement, L'ESPRIT HUMAIN A BESOIN DE RECEVOIR TOUT DE LA SOCIÉTÉ, depuis les premiers rudiments du langage. Mais il n’est pas purement passif sous cette action il doit réagir vitalement, et c’est en cela que consiste son apport irremplaçable dans l’édification de sa personnalité libre. Son intelligence réagit, ainsi que le montrent les psychologues modernes le jugement et le raisonnement sont une œuvre de synthèse, et non une simple association d’images, comme on le prétendait volontiers au XVIII siècle. Son caractère réagit, et ne se forme même qu’en luttant contre les obstacles qu’il rencontre il se pose en s’opposant. La preuve en est dans la comparaison entre les enfants élevés en famille et les orphelins ceux-ci deviennent moins vite personnels. Le cœur, à son tour, ne s’épanouit vraiment qu’en se donnant. C’est là encore un paradoxe, mais confirmé par les faits un cœur resserré égoïstement sur lui-même serait monstrueusement inhumain. Il ne se perfectionne en ferveur et en délicatesse que dans l’oubli de soi, au service des autres, en société. Donc LA SOCIÉTÉ EST AUTANT ET MÊME PLUS, UNE SOURCE DE LIBERTÉ QU’UN AGENT D’OPPRESSION. Le tout est de savoir profiter de ses dons sans en être esclave. Tout le monde ne réussit pas parfaitement dans cet art, qui demande un effort incessant d’adaptation et de contrôle. Apparemment beaucoup d’hommes sont plutôt diminués par la contrainte sociale que libérés par elle. Mais nombreux aussi sont ceux qui trouvent en elle l’enrichissement de leur personnalité, et peuvent ainsi la payer de retour en la faisant avancer dans la voie du progrès par leur effort créateur Ainsi les difficultés que la pensée contemporaine oppose à la conception classique de la liberté ne sont pas insolubles. Mais pour les résoudre, il faut se rappeler que la liberté de l’homme n’est pas absolue, et qu’elle est très mystérieuse. Il faut donc tenir compte de tous les éléments qui la constituent et qui favorisent son épanouissement, et les interpréter correctement °, Chapitre XII LE MERITE La notion de mérite est plutôt dépréciée à notre époque les âmes généreuses veulent travailler gratuitement au service de Dieu et du prochain. Elles se rappellent l’exemple de Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus qui ne veut pas acquérir de mérites, mais pratiquer la vertu uniquement par amour. Et si le mérite leur est présenté comme une hypothèque destinée à leur faire éviter le purgatoire, grâce surtout à une accumulation d’indulgences, elles sont portées à voir là un mercantilisme superstitieux. En réalité le mérite est une notion fondamentale, aussi bien philosophiquement que théologiquement, et il convient de s’en faire une juste idée dans un exposé des principes de la morale. I. — Métaphysique du mérite Le mérite se rattache AUX BASES MÊMES DE LA MORALE. A la suite d’Aristote et de S. Thomas, nous avons admis que la loi fondamentale de l’être humain, comme de tout être vivant, était de se développer harmonieusement. Quand une plante, un animal, se sont développés normalement, ils ont atteint leur fin De même, quand l’homme — considéré d’un point de vue purement philosophique — a épanoui toutes ses virtualités naturelles conformes à la raison, il a atteint sa fin. La différence entre lui et les êtres irraisonnables, c’est que ceux-ci suivent aveuglément les lois de la nature, tandis que l’homme est libre d’aller dans le sens de la raison ou de lui résister. Si l’homme abuse de ses forces, pervertit ses facultés, en un mot se conduit mal, il est conforme à l’ordre ontologique qu’il n’atteigne pas sa fin et il sera responsable de cet échec. Telle est du moins la thèse, et ces principes semblent indiscutables. Mais la réalité est souvent différente. Souvent les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour suivre les préceptes de la raison, et cependant ils n’atteignent pas le bonheur ; ils sont malades, pauvres, persécutés, malheureux. Par contre des malfaiteurs font fortune et jouissent de la vie. Il y a là un problème qui touche au scandale quand on admet l’existence de Dieu et sa Providence. On ne peut comprendre un tel bouleversement de la nature des choses. Et S. Thomas n’hésite pas à écrire dans le même sens Partout où il y a un ordre imposé en vue d’une fin, il est nécessaire que cet ordre conduise à la fin, et que le mépris de l’ordre exclue de la fin. Or Dieu a imposé aux actes des hommes une ordination en vue d’une fin bonne. Il faut donc que, si cet ordre a été posé correctement, ceux qui le suivent obtiennent le bien proposé — c’est-à-dire soient récompensés ; et que ceux qui s’écartent de cet ordre par le péché soient exclus de ce bien, c’est-à-dire punis »°7 Il n’y a qu’une manière d’éviter une contradiction aussi flagrante que la réussite des méchants et le malheur des justes, c’est d’admettre que DIEU RÉTABLIT L’ORDRE DANS UN AUTRE MONDE. Comme le disait le P. Sertillanges, l’ordre moral est un ordre à retardement ». Et c’est ici que s’insère la notion de mérite le mérite n’est rien autre que le droit à obtenir tôt ou tard le résultat normal de l’activité vertueuse. Il s’impose, métaphysiquement, dès qu’on admet la Providence et la justice de Dieu. Il n’est pas une invention capricieuse, extrinsèque à l’ordre moral, une sanction puérile semblable au sucre d’orge ou au martinet qui sont sans rapport essentiel avec l’acte vertueux il est la conséquence normale, naturelle, de l’action ; il est son complément intrinsèque. On voit ainsi comment l’eudémonisme aristotélicien est complété par la philosophie thomiste. Aristote a très bien posé les principes de la morale ; mais comme il ignorait la création et la Providence, il tournait court en face du scandale du malheur des bons et du bonheur des méchants. Avec lui, le problème de la destinée humaine reste sans solution. Mais le christianisme, en enseignant l’immortalité personnelle de l’âme et la Providence universelle de Dieu, permet de résoudre ce problème capital. Et il le fait, grâce à la notion de mérite. IT. — Notion biblique du mérite La fermeté des principes que nous venons d’exposer est une illustration de ce qu’on appelle la philosophie chrétienne ». Si la Révélation n’avait pas immensément confirmé nos convictions philosophiques touchant l’immortalité de l’âme, la Providence de Dieu et sa bonté infinie, il est probable que nous ne serions guère plus avancés qu’Aristote au sujet de l’existence et de la nature des sanctions morales. C’est le Nouveau Testament qui nous renseigne surtout en cette matière, car l’ Ancien Testament ne nous donne pas toutes les précisions désirables. Il a fallu des siècles pour que les Juifs arrivent à soupçonner l’état de l’âme après la mort et la nature du bonheur dû à la vertu, en ce monde ou en l’autre. Pendant longtemps ils se sont représenté les âmes du shéol » comme douées d’une survie misérable, qui n’était que l’ombre de la vie terrestre. Dans ce royaume des ténèbres, plus de joie, ni d’amour, ni de louange de Dieu. Il fallait donc que les justes fussent récompensés dès ici-bas. Mais ils l’étaient d’une façon surtout matérielle longue vie, abondance de richesses, paix avec les voisins. Ce genre de rétribution, si imparfait qu’il soit, ne mérite pas le mépris scandalisé des philosophes. Il était utile en son temps, parce qu’adapté à la mentalité primitive On ne dira jamais assez combien la foi à la rétribution temporelle a contribué à affiner le sens moral et à rapprocher les âmes de Dieu, avant d’entraïîner les crises de conscience dont témoignent Job, Qoheleth et quelques psaumes »°. Mais ce n’était qu’une étape, et peu à peu les auteurs de l’Ancien Testament, à la suite de Job, parvinrent à une notion plus élevée du mérite. Ce progrès est dû spécialement aux Pauvres de Yahvé », les anawim ». Eux, qui étaient écartés du cercle des mondains, méprisés, souvent malades, et privés des plaisirs matériels, se rendirent compte d’abord que le vrai bonheur ne consistait pas dans les richesses et les jouissances sensibles, mais dans les joies du culte liturgique, dans la louange et l’amour de Dieu, dans les douceurs de la contemplation. Puis ils soupçonnèrent que la vraie récompense n’était pas ici-bas, mais dans l’autre monde. Toutefois leurs idées étaient très confuses sur la nature de la survie, et un bon nombre de leurs coréligionnaires ne les suivaient même pas jusqu’au bout certains niaient la résurrection. C’est LE CHRIST qui a projeté une lumière fulgurante sur ces questions. Il a répété maintes fois que l’âme avait une valeur infinie et que les sanctions, au ciel et en enfer, n’avaient pas de fin Mt., XVI, 26 ; xxv, 46, etc.. Certes, il a souvent présenté le bonheur du ciel d’une manière allégorique, qui rappelle les procédés prophétiques il les compare à un festin nuptial Mt., VIII, 11, à la découverte d’un trésor Luc, XII, 33, à la possession d’un royaume Mt., xxv, 34, etc. ; on y entre dans la joie du Seigneur Mt., xxv, 21 ; on y resplendit d’une clarté semblable à celle du soleil Mt., XIIL, 43, etc. Ces métaphores, si elles étaient prises à la lettre, pourraient laisser croire aux lecteurs non avertis que la récompense céleste est extrinsèque à l’acte vertueux. Mais d’autres textes sont formels. Le bonheur du ciel consiste essentiellement dans la vision et la possession de Dieu La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et ton envoyé Jésus-Christ. Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi, pour qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée Jo., XVII, 3, 24. Nous le verrons tel qu’il est » I Jo., III, 2. C’est donc à partir de textes semblables qu’il faut comprendre les métaphores précédentes Dieu lui-même est le trésor infiniment précieux ; il est le Souverain puissant qui nous fait participer à son empire, il est la nourriture du banquet céleste, et il nous comblera de joie et de gloire au- delà de tout ce que nous pouvons imaginer. On peut donc dire que la récompense offerte par le Seigneur n’est nullement d’une nature inférieure à l’acte vertueux quel objet plus noble et plus grand que Dieu pourrait être offert à l’âme juste ? III. — Théologie du mérite Et cependant un problème demeure à résoudre au théoogien. N’y a-t-il pas une certaine hétérogénéité entre l’acte vertueux et la possession de Dieu ? Si élevée que soit cette récompense, peut-on dire qu’elle est dans le prolongement normal d’un acte bon ? Autrement dit, la belle unité que nous avons admirée dans les principes métaphysiques du mérite se retrouve-t-elle au plan surnaturel ? Sans aucun doute. Mais pour le comprendre, il faut se rappe-1er que LA POSSESSION » DE DIEU AU CIEL NE RESSEMBLE PAS A L’ACQUISITION D'UN OBJET EXTÉRIEUR. Dieu est si transcendant que nous ne pouvons entrer en contact avec lui que dans la mesure où notre vie est assimilée à la sienne. Pour employer la terminologie de Gabriel Marcel, on pourrait dire que notre union à Dieu est moins une question d’avoir que d’être Le Salut n’a rien d’un cinéma, à l’entrée duquel serait exigé le paiement d’un billet au prix de nos mérites acquis sur terre. Dans l’éternité comme durant notre vie mortelle déjà, la vie spirituelle n’est pas une question d’avoir, de gros sous que l’on accumule précieusement dans un porte-monnaie en prévision des frais d’entrée en paradis. Le monde surnaturel n’est en aucune façon du domaine des choses que l’on peut acquérir. Le monde surnaturel, c’est Dieu on peut seulement prendre part à Dieu, jouir de sa vie, de son bonheur, s’unir si bien à lui enfin que notre amour puisse en être satisfait. Notre vie chrétienne est donc une question d’être, d’union, un mariage pour reprendre une image fréquente dans l’Ecriture, c’est-à-dire une adhé sion mutuelle » °°, Il en résulte que nous entrons ainsi en contact avec Dieu même, mais cette intimité divine est directement proportionnelle à l’intensité de notre vie de grâce ici-bas et à notre degré de gloire au ciel. On doit donc dire que la vision de Dieu, objet du mérite surnaturel, est dans le PROLONGEMENT NORMAL DE L’ÉTAT DE GRACE. Et ainsi nous retrouvons une concordance remarquable entre la métaphysique du mérite naturel et la doctrine biblique du mérite surnaturel, car, d’un côté comme de l’autre, la structure de base est constituée par les deux notions de nature et de finalité. Au plan philosophique, nous disions que l’homme qui agit conformément aux principes essentiels de sa nature raisonnable mérite de réaliser sa fin naturelle. Au plan surnaturel, nous affirmons que le chrétien qui épanouiït sa vie de grâce mérite d’atteindre sa fin surnaturelle. Dans les deux cas, les sanctions ne sont pas quelque chose de surajouté de l’extérieur elles sont l’aboutissement normal de la conduite qui a précédé. Toutefois, une nouvelle précision s’impose peut-on, dans ces deux cas, parler de mérite en STRICTE JUSTICE ? A première vue, on serait tenté de penser que ce genre de mérite ne convient nullement au plan surnaturel, puisque à ce plan, tout est grâce de Dieu. Telle est, notamment, la leçon qui ressort de la parabole des ouvriers envoyés à la vigne Mt., xx, 1-16. C’est de fait ce que pensaient d’anciens théologiens, à la suite de S. Augustin. Ce grand Docteur, luttant contre Pélage, mit en relief la miséricorde de Dieu et la gratuité de ses dons. Selon une formule qui fit fortune, Dieu, dit-il, en couronnant nos mérites, couronne ses dons ». Par conséquent, ne parlons pas de mérite strict envers lui dans le domaine de la grâce, mais seulement de mérite de convenance, de congruo. Et cependant, certains textes scripturaires, que nous avons cités, et d’autres très formels par ex. II Tim., Il, 8, et cette même parabole de la vigne Mt., xx, 1-16, où l’on voit que les ouvriers ont dû travailler pour gagner leur salaire, semblent bien supposer un mérite proprement dit dans l’affaire du salut, ce qu’on appelle le mérite de condigno comment concilier ces exigences apparemment contradictoires ? S. Bonaventure hésitait. Se demandant si une grâce moindre pouvait mériter en justice une grâce plus élevée, il préférait imaginer dans ce cas une troisième sorte de mérite intermédiaire entre le mérite de condigno et le mérite de congruo. D’autres théologiens augustiniens pensaient que le mérite de condigno convenait à l’âme en état de grâce, mais que le mérite de congruo suffisait pour préparer à la justification. S. Thomas est à la fois plus ferme et plus nuancé. Il est PLUS FERME sur deux points 1° il n’admet pas que l’homme pécheur puisse mériter, même de congruo, la justification quand on est ennemi de Dieu on ne peut entrer en grâce avec lui que par un effet de sa miséricorde ; 2° il garde toute leur force aux textes du Nouveau Testament qui supposent un mérite strict de l’âme en état de grâce. Et il revendique cette propriété non seulement pour les oeuvres surérogatoires, mais aussi pour les bonnes œuvres obligatoires. Mais il est PLUS NUANCÉ en ce qu’il n’admet ce mérite strict qu’en vertu d’une disposition divine préalable et purement gratuite. Dieu prend l'initiative de sauver l’homme par miséricorde ; il lui donne spontanément la grâce ; et moyennant ce don inestimable, il lui permet de mériter en justice. En d’autres termes, selon S. Thomas, Dieu est le maître absolu de ses dons. Il n’est, par nature, lié en justice à l’égard d’aucune de ses créatures, car celles-ci lui doivent absolument tout. Mais quand une fois il a établi un ordre providentiel, il se doit » à lui-même de veiller à sa réalisation 0, Au fond, nous retrouvons ici encore, la MERVEILLEUSE HARMONIE QUE NOUS AVONS DÉJÀ SIGNALÉE ENTRE L’ORDRE DE LA NATURE ET L’ORDRE DE LA GRACE. Au plan naturel, Dieu crée par pure miséricorde, et il donne à l’homme une nature libre qui est le principe de son activité méritoire. On peut dire qu’en suivant raisonnablement les principes de cette nature, l’homme mérite en justice stricte une récompense proportionnelle. Mais c’est une justice relative, résultant de ce que Dieu a pris les devants et dispose ainsi l’ordre des choses. Au plan surnaturel, Dieu, par pure bonté, ici encore, justifie l’homme pécheur et lui donne la grâce, principe de vie surnaturelle. Si le chrétien agit conformément à cette vie, il mérite en justice la récompense adaptée, qui n’est autre que la vie éternelle, aboutissement normal de la grâce. Mais ce mérite de condigno présuppose une avance gratuite de Dieu qui en a ainsi décidé. Cette doctrine met en vif relief à la fois la grandeur de l’homme et la miséricorde infinie de Dieu, et cela aussi bien au plan naturel qu’au plan surnaturel. Dans chacun de ces deux domaines, Dieu est l’universel bienfaiteur, tout vient de lui gracieusement. Mais aussi, que ce soit sous le règne, hypothétique, de la loi naturelle ou sous celui, effectif, de la grâce, l’homme est le libre artisan de son bonheur ou de son malheur. Cet équilibre doctrinal permet de sauvegarder parfaitement l’enseignement de la Révélation et les exigences d’une saine métaphysique. Aussi le Concile de Trente en a-t-il retenu l’essentiel en définissant à la fois la gratuité du salut et le vrai mérite de l’âme en état de grâce!. Chapitre XIII LA GRACE HABITUELLE Dans la doctrine chrétienne, le dogme, la morale et la liturgie sont unis par des liens essentiels. Les vérités révélées ne se bornent pas à éclairer l’esprit elles convertissent les âmes. Le culte n’est pas un formalisme vide il est le symbole et l’aliment d’une vie. La morale n’est pas un conformisme social elle est l’expression de cette vie divine. Les exigences de la spécialisation ont entraîné le morcellement de cette unité. On expose la morale séparément du dogme. Parfois même on semble la borner à l’étude des péchés. Cet aboutissement est jusqu’à un certain point justifié par des raisons techniques et n’entraînent pas de grands inconvénients chez les professeurs de l’enseignement religieux. Mais si les prédicateurs ne rétablissent pas obstinément les liens qui unissent la morale au dogme et à la liturgie, les fidèles risquent de ne voir en elle qu’un code d’interdictions. Il faut donc sans cesse leur rappeler que la grâce habituelle est le principe et l’âme de la morale chrétienne, et leur en donner une idée aussi exacte que possible I. — La grâce habituelle dans le Nouveau Testament Il est inutile de montrer longuement quelle est la place de la grâce habituelle dans la morale chrétienne. Au cours des premiers chapitres de notre étude, nous avons constaté que le trait saillant de la morale du Nouveau Testament était précisément qu’elle ne ressemblait pas aux morales naturelles et philosophiques, mais qu’elle était une participation à la vie même de Dieu. Elle était, disions - nous, théocentrique et surnaturelle, christocentrique et ecclésiocentrique. La grande révélation du est que l’homme est appelé à devenir fils de Dieu et à participer à sa vie. Les textes nous apprennent que chacune des trois Personnes divines a concouru au salut de l’humanité. Le Père a envoyé son Fils ; le Fils est devenu le Chef et le Sauveur des hommes ; le Saint-Esprit est le nouveau Consolateur qui tient la place du Fils depuis la Pentecôte. Mais nous ne sommes pas seulement, depuis cette date, en relations avec l’'Esprit-Saint. C’EST LA TRINITÉ ENTIÈRE QUI HABITE DANS L’AME Si quelqu'un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous ferons chez lui notre demeure » Jo., XIV, 23. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » Jo., VI, 56. Cette vérité sublime a été parfois estompée par certains théologiens occidentaux. On croirait, à les lire, que notre élévation à l’ordre surnaturel ne nous met nullement en rapports directs avec les divines Personnes, mais seulement avec la Nature qui leur est commune. De tous les textes bibliques relatifs à la grâce, ils semblent avoir surtout retenu celui de S. Pierre afin que vous deveniez participants de la nature divine » II Petr., I, 4. Les exégètes contemporains réagissent contre cette interprétation. Tel le P. Prat. Après avoir relaté l’opinion qui ne voit dans l’habitation des Personnes divines que des différences d’appropriation ». et qui prétend que la grâce nous unit immédiatement à Dieu sans distinction de personnes », il note que ce n’est qu’une théorie », une explication vulgaire », qui ne semble pas cadrer suffisamment avec le langage des Pères et de l’Ecriture »°2, Et il propose de revenir à l’explication des Pères orientaux qu’il précise de la manière suivante Pour ceux-ci, l’union déifique se fait premièrement avec les personnes, et, par les personnes, avec la nature ». La grâce est le résultat, non la condition de leur présence. Le Père envoie le Fils, le Fils envoie le Saint- Esprit. L’action sanctifiante a donc lieu suivant l’ordre des processions éternelles, et il en est de même de la présence des trois personnes dans l’âme sanctifiée. Seulement, en ce dernier cas, l’ordre est renversé ; le Saint-Esprit, donné à l’âme et se donnant lui-même, entre le premier en contact avec elle. Priorité de raison et non de temps, cela va sans dire ; mais priorité fondée sur quelque chose de réel, car la mission des personnes n’équivaut pas à l’appropriation des attributs » ib.. Mais comment se représenter ces relations des trois Personnes divines avec notre âme ? Comment concevoir la transformation qui en résulte ? Il y a là de difficiles problèmes théologiques à la solution desquels on doit employer des principes solides qui serviront de fondement à des approfondissements ultérieurs. Voyons successivement ces principes et ces approfondissements. IT. — Principes théologiques IL — Il est hors de doute que DANS LEUR ACTION SUR LES CRÉATURES, LES PERSONNES DIVINES NE PEUVENT SE DISTINGUER L’'UNE DE L'AUTRE. C’est la nature qui est le principe des actions or en Dieu la nature est parfaitement une, et commune aux trois Personnes. Donc, lorsque les textes de l’Ecriture attribuent à l’une d’elles une action de préférence aux autres — par exemple l’illumination au Verbe, l’amour au Saint-Esprit — il ne faut voir là qu’une manière de dire qui a, certes, son fondement dans la réalité mais qui n’exclut pas l’action des autres Personnes. On approprie » alors à l’une d’elles ce qu’elles font en commun. C’est la doctrine de l’appropriation, à laquelle le P. Prat fait allusion dans le texte cité3, IT. — Est-ce à dire que, dans le mystère de la sanctification de l’âme, tout se réduise à des rapports avec la nature divine à l’exclusion de tout rapport avec les Personnes ? Ce n’est pas l’opinion de S. Thomas. Pour lui, l’âme juste est EN RAPPORTS DIRECTS AVEC LES PERSONNES DIVINES Par le don de la grâce habituelle, la créature raisonnable est perfectionnée à tel point que non seulement elle dispose d’un don créé, mais elle jouit de la Personne divine elle-même... La Personne divine elle-même est donnée »°4, Cette affirmation catégorique est conciliable avec le principe précédent l’action, parfaitement une, des Personnes divines, peut avoir un effet créé qui mette l’âme en relation avec les Personnes en tant qu’elles se distinguent entre elles. Cette doctrine nous permet de prendre à la lettre les paroles de Notre- Seigneur quand il affirme que son Père et lui feront en nous leur demeure. IT. — Toutefois il est bien entendu que l’âme chrétienne, si unie qu’elle soit aux trois Personnes, si participante qu’elle soit de leur vie infinie vie de connaissance et d’amour, RESTE TOUJOURS UNE PURE CRÉATURE. Tout ce qui sentirait le panthéisme, même de loin, doit être rejeté, aussi bien métaphysiquement que théologiquement. L’âme sainte, au ciel comme sur la terre, garde sa personnalité et son caractère de créature. Elle participe bien à la nature divine, mais à sa manière à elle, qui n’est pas exactement celle de Dieu. IT. — Possibilité d’un approfondissement doctrinal Pouvons-nous serrer de plus près la prodigieuse transformation de l’âme en état de grâce ? Nous sommes ici au bord d’un abîme si profond que les théologiens se sentent pris de vertige. Beaucoup n’ont pas osé s’aventurer dans ces régions peu explorées. Il faut donc remercier les pionniers qui s’efforcent de pénétrer plus avant dans le mystère, et de satisfaire notre fervente curiosité. Ils y sont d’ailleurs ENCOURAGÉS PAR LE SAINT-PÈRE lui-même. Dans son encyclique Mystici Corporis Christi, Pie XII fait allusion aux controverses qui ont eu lieu à ce sujet depuis 25 ans, et il déclare expressément qu’il ne les blâme pas Nous savons que, de l’étude sincère et constante de cette vérité notre union avec le divin Rédempteur et spécialement l’habitation du Saint-Esprit dans les âmes, ainsi que du heurt des diverses opinions et du concours des diverses théories — pourvu que l’amour de la vérité et le respect dû à l’Eglise dirigent ces investigations — peuvent jaillir de précieuses lumières, qui constituent, en ce genre de disciplines sacrées comme ailleurs un réel progrès. Nous ne désapprouvons donc pas ceux qui ouvrent diverses routes, tentent divers systèmes pour saisir et tâcher d’éclairer ce si profond mystère de notre union merveilleuse avec le Christ »°. Il rappelle seulement qu’il faut tenir fermement aux deux principes suivants, que nous avons notés l’unité d’action des trois Personnes dans les œuvres ad extra, et le rejet de tout mode d’union mystique qui friserait le panthéisme. Fort de cette latitude, nous allons évoquer les perspectives que des théologiens sûrs nous proposent. Ce ne sont que des opinions, qui ne s’imposent pas au nom de la foi, mais qui sont si éclairantes et paraissent si solides qu’on peut s’y rallier sans crainte. Du reste les critiques qu’elles ont suscitées à leur apparition ne les ont pas empêchées de gagner du terrain IV. — Opinions théologiques récentes On pourrait résumer d’un mot l’effort doctrinal récent en disant que, selon ces théologiens, la grâce habituelle ne nous fait pas seulement participer à la nature divine en tant qu’une pensons aux attributs de Dieu tels que Bonté, Beauté, Bonheur, connaissance, amour, etc., mais en tant que cette nature est possédée vitalement par les Personnes divines dans leurs relations de Paternité, de Filiation et de spiration » La charité transporte en nous, en quelque façon, l’amour trinitaire lui-même, ou mieux nous transforme en lui »°6, Ainsi l’âme sainte n’assisterait pas passivement à l’ineffable courant de Vie qui va du Père au Fils, et retourne du Fils au Père, par le Saint-Esprit elle y participe activement, elle y joue un rôle, proportionné, bien sûr, à sa condition de créature, mais proprement divin. Nous trouvons une PREMIÈRE FORMULE de cette opinion sous la plume du P. Ambroise Gardeil, que l’on a appelé de son vivant le Prince des thomistes français. Il part de l’analyse des conditions de la vision béatifique. C’est en semblable à Dieu que le Bienheureux voit et aime Dieu et qu’il entre dans l’intimité du parfait. La ressemblance des deux vies ne s’arrête pas là. Car le Bienheureux participe ainsi à la vie des trois Personnes divines. Il est associé actif de cet auguste mystère. Comment en serait-il autrement puisque sa vie est parfaite et qu’étant parfaite elle doit être féconde ? Par sa vue de la divine essence il s’associe vitalement à la génération du Verbe, car la réalité que rencontre son acte de connaître n’est pas comme chez nous une représentation, mais Dieu lui-même. Par son amour il s’associe vitalement à la procession du Saint-Esprit, car la réalité qu’enserre son acte d’aimer, c’est le Bien Souverain, encore Dieu, mais Dieu comme terme de l’amour. Ainsi, dans son plan d’être fini, le Bienheureux reproduit, grâce à la forme divine qui est devenue à un certain degré la sienne, quelque chose de la vie infinie. Plongé en Dieu, aussi bien par la racine de son être divinisé que par le terme de son activité, et par l’acte même qui réunit sa puissance à son terme, le Bienheureux, dans son plan de créature, vit à la lettre toute la vie divine »°7. Or on sait qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la vossession de Dieu au ciel et sa possession ici-bas par la grâce la vie foncière est la même » ib.. Il faut donc en conclure que l’âme en état de grâce ne possède pas les trois Personnes d’une manière statique, mais d’une manière dynamique, en participant vitalement à ce qui les caractérise en tant que Personnes. Il y a là un profond mystère, un paradoxe étonnant », dit le P. Gardeil Dieu et nous, c’est si différent ! Mais le paradoxe est un fait, le fait chrétien, fondé sur le fait de l’apparition sur la terre du Christ Dieu... Or cette vie divine, le Fils de Dieu ne l’a pas gardée pour lui » ib.. * Un AUTRE THÉOLOGIEN préfère partir précisément du fait de l’Incarnation*. En vertu de ce mystère, la nature humaine du Fils a été introduite parmi les trois Personnes sous les auspices du Fils, pour être compagne du Fils, pour participer à la vie du Fils, qui consiste dans ses rapports avec les deux autres Personnes, pour être, dans la Trinité, par participation, ce que le Fils y est par définition. Cette nature humaine donc, en tant qu’elle est comme englobée sous la personnalité même du Fils, est dans la Trinité le terme de l’acte l’intelligence par lequel le Père engendre son Fils. Elle est, avec la Personne du Fils qui est sa propre personnalité, entraînée vers le Père dans un élan immense et infini d’amour filial, qui, rejoignant l’amour paternel de la première Personne pour se confondre avec lui, aboutit à la spiration active de l’Esprit - Saint. C’est ainsi qu’elle est mêlée à la Vie divine, qui est la Trinité » p. 298, 2° col.. Cette participation active de la nature humaine du Christ à la Vie trinitaire ne peut évidemment se réaliser que si l’âme de Jésus en a reçu le pouvoir intime par une grâce appropriée. Or tout porte à croire que cette grâce habituelle n’est pas une grâce indéterminée simple participation à la nature divine en tant qu’elle est une, mais une GRACE PARTICULIÈRE, ET PROPRE AU FILS, la grâce capitale Il n’y a pas, sous la personnalité du Fils, une grâce qui déifie son âme en la rendant conforme au Père ou au Saint-Esprit, ce qui serait une anomalie à la Personne du Fils appartient une âme de fils » p. 297, 2° col.. Par suite, l’âme de Jésus est associée réellement et indissolublement aux deux actes filiation passive et spiration active par lesquels la Personne du Verbe se distingue des deux autres Personnes » p. 296-297. Mais nous savons, par S. Jean et S. Paul, que NOTRE GRACE EST UNE PARTICIPATION DE LA GRACE CAPITALE DU CHRIST. Il faut donc conclure que nos âmes en état de grâce sont aussi, à l’exemple du Christ et sous son emprise, en relations spéciales avec chacune des Personnes divines, et en participation de l’activité propre au Fils À cause du Christ, avec lui, par lui, en lui, nous sommes par extension l’objet de l’amour que le Père porte à son Fils ; nous sommes associés à l’amour par lequel le Fils s’élance vers son Père, lui rendant ainsi tout l’amour qu’il en reçoit » p. 298, 2° col.. Mais l’amour réciproque du Père et du Fils n’est autre que le Saint-Esprit en Personne. Donc, en aimant Dieu avec Jésus et en Jésus. nous participons réellement à l’acte d’amour unique et commun » du Père et du Fils, qui constitue LA PROCESSION ACTIVE DU SAINT-ESPRIT » Le Père se penche vers nous en tant que fils adoptif en un mouvement de bonté qui prolonge jusqu’à nous, à travers l’humanité sainte de Jésus, l’amour dont il aime son Fils, et cet amour, in Trinitate, est l’Esprit-Saint. Le Fils nous presse contre lui comme ses frères, comme son Epouse, comme son Corps mystique, alors qu’il s’élance vers son Père pour reposer en son sein dans une donation d’amour qui rencontre l’amour du Père et s’unissant à lui constitue la spiration de la troisième Personne. C’est ainsi que, ce que le Verbe est et fait par nature à l’égard du Saint- Esprit, nous le sommes et nous le faisons aussi par une association qui constitue, au ciel et dès ici-bas. notre participation créée à la vie incréée de la Trinité infiniment transcendante et adorable » p. 298-299. Conclusion Beaucoup d’hommes sont jaloux de Dieu. Les uns prétendent follement le détrôner et prendre sa place. D’autres, conscients de leur petitesse et de sa transcendance, se réfugient dans la haine et la révolte. Le christianisme leur offre pourtant le seul moyen d’apaiser leur soif d’infini et leur instinct de grandeur. Lui seul peut leur donner de devenir fils de Dieu la Révélation enseigne cette doctrine comme un dogme de foi, et la théologie s’efforce de nous en faire saisir la sublimité. Quand on se rappelle que la grâce n’est pas un don superficiel, qui nous laisserait foncièrement dans notre état misérable, mais un habitus », qui constitue en nous UNE NOUVELLE NATURE, on ne peut qu'être émerveillé de la condescendance infinie de Dieu, qui ne s’est pas réservé son bonheur pour lui seul, mais l’a communiqué gracieusement à ses créatures La grâce sanctifiante, c’est la nature même de Dieu, transfusée en nous, autant que nous en sommes capables, naturalisée, acclimatisée, entée sur notre nature et la transformant intérieurement de manière à ce que la vie divine puisse jaillir de notre âme divinisée comme de source »°?, Ou, en d’autres termes La grâce sanctifiante n’est pas une substance qui s’ajoute à notre substance, mais un achèvement, un approfondissement de son être, qui adapte cette substance à être » divinisée tout en étant elle-même, si bien que la grâce est nous-mêmes dit le P. Mersch, mais nous en tant que divinisés »”?, Voilà donc comment la grâce nous transforme, non pas seulement d’une manière statique et superficielle, mais d’une manière dynamique et merveilleusement profonde, nous faisant participer activement à la vie même de Dieu. On comprend les accents de S. Jean de la Croix en face d’une vocation si sublime O âmes créées pour ces grandeurs et appelées à les posséder, que faites-vous ? à quoi vous occupez-vous ? Vos vues sont terre-à-terre, et vos biens des misères. O pitoyable aveuglement des yeux de vos âmes ! Vous êtes aveugles pour une pareille lumière, vous êtes sourds pour un tel appel, vous ne voyez pas que, dans votre recherche des grandeurs et de la gloire, vous restez misérables et chétifs, ignorants et indignes de tels biens »71, Et l’on saisit ainsi, une fois de plus, combien la morale chrétienne, épanouissement de cette vie divine infuse, transcende à l’infini les morales philosophiques, tout en nous laissant parfaitement à notre niveau de créatures /2, Chapitre XIV LA NORME DE LA MORALITE Tous les hommes possèdent la notion du bien et du mal, qui les introduit dans le domaine de la morale. Maïs tous n’apprécient pas les actes de la même manière. Certains se réfèrent surtout aux LOIS POSITIVES. S'ils n’ont pas de religion, ils se contentent d’obéir aux lois de l’Etat. S’ils sont chrétiens, ils se basent sur le Décalogue, les préceptes de l’Evangile et les directives de l'Eglise. Et ceci est bien les lois justes obligent en conscience, soit qu’elles relèvent du gouvernement civil, soit surtout qu’elles émanent de la hiérarchie ecclésiastique. Elles constituent la norme de la moralité objective positive. Les manuels indiquent clairement leur rôle et les conditions de leur promulgation ; nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer aux auteurs classiques, si l’on désire les étudier. D’autres personnes se forgent une RÈGLE DE CONDUITE PERSONNELLE, et se guident l’un sur l’honneur, l’autre sur le plaisir, un troisième sur la raison, etc. Que penser de cette diversité ? N’y a-t-il pas une norme qui s’impose et échappe au caprice individuel ? Pour répondre à cette question, il faut l’envisager d’abord sous son aspect philosophique, puis sous son jour théologique. Et nous verrons, une fois de plus, que ces deux points de vue se rejoignent parfaitement. Il nous suffira d’ailleurs d’appliquer dans ces deux cas des principes que nous connaissons déjà. I. — La norme de la morale philosophique Nous avons emprunté nos principes métaphysiques à la philosophie traditionnelle, qui prend sa source chez les grands penseurs grecs et s’épanouit dans le thomisme. Ici encore, c’est au courant issu de Socrate que nous allons recourir, en utilisant la notion de NATURE HUMAINE. C’est un fait que tous les êtres que nous observons sont soumis à des lois fixes lois de pesanteur, de nutrition, de croissance, de reproduction, etc. Ils ne réalisent leur fin que dans la mesure où ils observent ces lois. Ainsi une plante, par exemple une rose, a besoin de telle quantité de chaleur, d'humidité, d’azote, etc. Cela tient à sa nature, qui n’est pas celle du lichen ou du perce-neige. L’horticulteur le sait bien, et il a soin de fournir à ses rosiers ce qui leur convient. Il se base sur ce qu’il sait de leur nature. Les animaux ont aussi leur nature, plus riche que celle des plantes, puisqu'ils sont doués de connaissance sensible et de motricité. Pour savoir ce qui leur convient, il faut aussi étudier leurs tendances essentielles, expression de leur nature ; ainsi on n’élèvera pas une gazelle comme un chacal. L'homme ne fait pas exception à cet ordre de choses lui aussi a une nature bien caractérisée. Il est soumis à des lois physiques, comme tout être matériel ; à des lois biologiques, comme tout vivant ; à des lois physiologiques, comme tout animal ; mais de plus il obéit à des lois psychologiques, puisqu'il est doué de raison. Pour savoir ce qui lui convient, il faudra donc tenir compte de toutes ces tendances fondamentales. Autrement dit, la règle de sa conduite est inscrite dans sa nature humaine, tout comme la règle du développement des autres êtres vivants est inscrite dans leur nature propre. Mais comme il se trouve au sommet de l’échelle des êtres de ce monde, ses tendances sont très complexes et pourront même se trouver en conflit les unes avec les autres. Le critère permettant de résoudre cet antagonisme sera celui de la HIÉRARCHIE DE CES TENDANCES. Il est normal que les inclinations de l’homme n’aient pas toutes la même valeur, pas plus qu’une pierre n’est au niveau d’une plante, ni celle-ci au niveau d’un animal. En l’homme, c’est la raison qui est la faculté supérieure c’est donc elle qui doit l’emporter dans le conflit avec les autres facultés. C’est pourquoi on pourra dire que la raison est la norme de la moralité. Mais il faut entendre cette formule dans le sens que nous venons d’exposer la raison est norme dans la mesure où elle est l’expression de l’harmonie des tendances humaines, autrement dit l’expression de la nature humaine. En termes techniques, disons que la NATURE HUMAINE est la règle objective de la conduite, et LA RAISON, ou conscience, la règle subjective. Mais il doit y avoir accord entre les deux la raison n’a pas le droit de s’émanciper et de décréter bien ce qui est mal ; elle doit baser ses verdicts sur la nature objective de l’homme, et elle les formera en se référant à sa fin. Sera bon ce qui favorisera la fin individuelle, sociale, religieuse de l’homme ; sera mauvais ce qui contrariera cette fin. * Tels sont les principes généraux concernant la RÈGLE PROCHAINE de la moralité. Philosophiquement c’est la première étape de notre itinéraire. Elle est assez solide pour se suffire à elle-même, dans un sens. Ceux-là mêmes qui ne croient pas en Dieu, mais qui admettent le principe de finalité et le déterminisme de la nature, devraient logiquement en tenir compte. Il y a là un fondement incontestable en bonne philosophie, même avant qu’on ait eu recours à Dieu. Toutefois il faut aller plus loin, et aboutir à la RÈGLE SUPRÊME de la moralité. En effet cet ordre que nous constatons dans tous les êtres de la nature, et particulièrement chez l’homme, n’a pas sa raison d’être en lui-même aucun des êtres qui nous entourent, ni même leur totalité, ni les lois qui les dirigent, ne sont un Absolu. Donc ces lois ne s’expliquent que si elles sont une participation d’une loi divine et éternelle, qui existe en Dieu. De même, la lumière de la raison humaine, qui aperçoit les lois de la nature et connaît la fin de l’homme, et qui en déduit ce qui est bien et ce qui est mal, ne s’explique que si elle participe à une Lumière infinie, source unique des intelligences créées en même temps que des lois de l’univers Nous aboutissons ainsi logiquement, en vertu du principe de causalité et de la doctrine de la participation, à reconnaître que la règle suprême de la moralité n’est autre que DIEU ENVISAGÉ COMME VÉRITÉ INFINIE ET PROVIDENCE UNIVERSELLE. Si un acte est bon, ce n’est pas parce que Dieu l’a décrété tel d’une manière arbitraire c’est parce qu’il est conforme à l’ordre universel organisé par sa Sagesse Le fondement de la moralité n’est pas un acte de volonté, c’est un acte d’intelligence. On voit ainsi ce qu’il y a d’exact, mais aussi parfois d’imparfait, dans les appréciations courantes. Il est exact de recourir à Dieu et à la raison pour juger la moralité d’un acte ; de dire par exemple tel acte est mauvais parce que Dieu l’a défendu, parce qu’il est contre nature, parce qu’il est déraisonnable. Mais il ne faut pas voir dans les décisions de Dieu un verdict capricieux, ni dans la voix de la raison une interprétation indépendante la raison doit se conformer à l’ordre des choses, et cet ordre lui-même est pour ainsi dire le reflet de l’harmonie divine. II. — La norme de la moralité surnaturelle Dans l’étude du fondement de la règle des mœurs, les manuels se bornent volontiers au point de vue philosophique, qui nous a retenu jusqu'ici. Cela suffirait dans l’établissement d’une éthique naturelle ; mais cela ne suffit pas en morale chrétienne. QUAND ON À COMPRIS LE CARACTÈRE TRANSCENDANT DU CHRISTIANISME, LA VISION DU MONDE EST TRANSFORMÉE. Un chrétien qui vit de sa foi n’envisage pas comme un païen, celui-ci fût-il très vertueux, la santé et la maladie, le renoncement et le plaisir, la pusillanimité et la magnanimité, l’individu et la société, etc. Le fameux principe des Grecs la vertu consiste dans un juste milieu », principe repris pourtant par S. Thomas, n’a plus le même sens en christianisme qu’en éthique. Bien souvent ce juste milieu » se situe à une telle hauteur dans l’Evangile et dans la la vie des saints, qu’il ne ressemble guère à la modération du sage païen. Nous reviendrons plus loin sur ce point ch. XXV. Comment justifier théologiquement cette transposition ? Par des principes analogues à ceux que nous venons d’établir. La RÈGLE OBJECTIVE de la morale chrétienne est notre organisme surnaturel, infus dans l’âme au baptême et faisant fonction de nouvelle nature. Aux grandes époques de renouveau chrétien, l’Eglise appuie ses exhortations morales sur la dignité de l’âme en état de grâce. Tel était le langage de saint Paul ; tel celui des Pères de l’Eglise ; tel celui des réformateurs de tous les siècles jusqu’à notre époque inclusivement. Rappelez-vous, dit-on aux fidèles, qu’au baptême vous êtes devenus fils de Dieu. Vivez donc d’une vie céleste, conformément à la réalité que vous portez en vous et aux promesses que vous avez faites » On ne peut signifier plus clairement que la règle objective de la morale chrétienne est LA SURNATURE REÇUE AU BAPTÊME et qui nous fait participer à la grâce capitale du Christ. L’analyse théologique de cet organisme infus ne peut que corroborer ces vues. La nature, on le sait, est le principe éloigné des actions. Les facultés en sont le principe prochain. Appliquons ces précisions à la grâce sanctifiante. Celle-ci joue en nous le rôle d’une nature, qui, tout en étant vraiment nôtre, est divine par participation. Elle est un germe destiné à grandir et à s’épanouir dans la lumière de gloire. Il est dans l’ordre des choses que ce germe ne soit pas étouffé, mais qu’il se développe normalement. Donc pour apprécier la valeur des actes moraux du chrétien il faudra examiner s’ils concourent au développement de la grâce ou s’ils lui font obstacle. Sera bon tout ce qui favorise l’épanouissement de la grâce ; mauvais ce qui l’entrave ; indifférent ce qui n’a aucun rapport avec elle. * Ce principe semble inébranlable. Mais il est tellement général qu’il serait d’un faible secours dans la pratique, si nous ne savions que la grâce s’épanouit en principes prochains d’actions qui sont les vertus théologales et morales. Alors tout s’éclaire. Nous dirons d’abord que sont bons les actes conformes aux vertus de foi, d’espérance et de charité. Ces trois branches maîtresses de notre organisme surnaturel nous situent d’emblée à un plan d’action divin qui commande tout le reste. De plus, les vertus morales infuses qui en découlent ont aussi leur statut surnaturel, nettement distinct des vertus naturelles qui leur correspondent les vertus infuses de prudence, de justice, de tempérance, de force, et toutes celles qui en dépendent sont autrement élevées et exigeantes que ces mêmes vertus envisagées philosophiquement. C’est tout cela grâce sanctifiante, vertus théologales, vertus morales infuses, qui constitue la norme objective ontologique de la morale surnaturelle. Il convient d’y ajouter aussi une NORME SUBJECTIVE ou formelle surnaturelle, qui est la conscience chrétienne, bien plus délicate et éclairée que la conscience naturelle. Au lieu des seules lumières de la raison, elle jouit des clartés de la foi, auxquelles s’ajoutent les jugements de la prudence infuse, et, à un plan différent, les suggestions des dons du Saint- Esprit. Sous l’action de Dieu et les illuminations du Saint-Esprit, l’âme docile progresse indéfiniment dans la connaissance du bien et l’horreur du mal, et parvient à ces régions sublimes que la conscience des saints nous fait entrevoir. Il faut même, pensons-nous prolonger jusqu’au bout le parallèle et la distinction par rapport à la morale philosophique, et dire que la RÈGLE SUPRÊME de la morale chrétienne n’est pas exactement celle de l’éthique naturelle. Sans doute, dans les deux cas, c’est bien Dieu, Sagesse suprême, qui est cette règle, mais cette fois c’est Dieu en tant que Principe et organisateur de l’ordre surnaturel. C’est Dieu connu par la foi, Dieu Sauveur du monde et sanctificateur des âmes. C’est un Dieu qui exige des efforts et montre des sommets qu’il ne pourrait nous proposer au seul titre de Créateur. Aussi les âmes charnelles », comme dit S. Paul, sont-elles incapables de comprendre ces exigences. Elles appellent folie » une Sagesse qui les surpasse. Mais c’est pourtant là que se trouve la pleine lumière. * En résumé, le chrétien, dans sa conduite morale, ne doit jamais aller contre les principes essentiels de la nature humaine et les lumières évidentes de la raison naturelle. Mais il doit se baser surtout sur les principes surnaturels qui sont la loi de notre organisme infus. Pour cela il suit les lumières de sa conscience chrétienne, éclairée par la foi et renforcée par les dons du Saint-Esprit. Ici, comme au plan naturel, il faut viser à ce que l’accord soit parfait entre la norme subjective et la norme objective les intuitions particulières de nature mystique ne doivent jamais prévaloir sur la norme objective. XV LA VERTU La vertu, selon S. Thomas, est un habitus conforme à la raison”. Son étude est d’une importance capitale en morale dans son exposé de la philosophie morale de S. Thomas, le P. Sertillanges présentait le chapitre sur la vertu comme le plus important de la morale thomiste »”*, Le P. Mennessier, dans l’Initiation théologique, introduit son exposé sur les habitus par ces mots Voici la réalité morale par excellence la vertu »”. Ces auteurs ne veulent pas dire seulement que les vertus sont le principal objet d’étude du moraliste, mais surtout que pour comprendre l’élan, l’organisation et les articulations de la morale chrétienne, et spécialement de la morale thomiste, il faut soigneusement connaître la nature de la vertu en général, tant au plan naturel qu’au plan surnaturel. On ne l’a pas toujours fait. Depuis le XVI* siècle, la plupart des manuels de morale ont considéré comme superflu le traité des habitus, base pourtant indispensable du traité des vertus, et ils ont présenté une morale sans structure métaphysique. Mais à notre époque, où l’on constate parfois un certain retour aux positions thomistes, les psychologues cf. Lefèvre, Dwelshauvers ne donnent pas toujours une définition exacte de l’habitus ils restreignent cette notion aux facultés supérieures et ne voient pas ses rapports avec les habitudes, qu’ils réservent à tort au domaine des réactions physiologiques et nerveuses. Quelques auteurs même, étrangers au courant thomiste cf. Jankélévitch, vont jusqu’à suspecter le rôle des habitudes, et les considèrent comme des servitudes opposées à la spontanéité de l’esprit l’idéal de l’action libre consisterait. selon eux, à partir de zéro à chaque action. Pour mettre un peu de clarté dans cette variété d’opinions, nous allons rappeler très sommairement quelques notions touchant la métaphysique, la morale et la théologie de la vertu. I. — La vertu en métaphysique Nous venons de dire que pour S. Thomas la vertu est un habitus conforme à la raison. Pourquoi garder le terme latin d”’ habitus », plutôt que d’employer son correspondant français d°’ habitude » ? Parce que le mot habitude, dans le sens courant du terme, et même dans le langage des philosophes modernes, évoque seulement une réalité expérimentale accessible au regard du sens commun comme aux investigations des psychologues. Par contre, l’habitus est un terme métaphysique qui désigne une réalité profonde cachée sous les apparences psychologiques. Voici un homme qui a l’habitude de juger droit. Nous disons, en métaphysiciens, qu’il n’y a pas là seulement une activité psychologique accessible à notre appréciation, mais un enrichissement réel de l’esprit de cet homme, qui perfectionne son intelligence et la rectifie d’une manière stable par rapport à son objet propre qui est l’être considéré sous l’angle de la vérité. Il nous serait bien impossible d’avoir l’intuition de cette réalité, et encore moins de communiquer cette intuition, car un être, en sa réalité profonde, est fort mystérieux. Nous ne pouvons aboutir à cette affirmation qu’à l’aide d’une induction, irréfutable, il est vrai si cet homme, dans des circonstances diverses et délicates, juge toujours droit, on ne peut dire que c’est par hasard. C’est parce que son esprit est doué d’une qualité remarquable et stable, qu’on appelle précisément habitus. On rejoint ainsi les PRÉDICAMENTS D’ARISTOTE, clef de la métaphysique thomiste, explication profonde des réalités spirituelles aussi bien que de toutes les autres réalités — explication accessible seulement à ceux qui ont développé en eux le sens de l’être, de son mystère et de son analogie. Par nature, les facultés de l’âme humaine, intelligence et volonté, sont infiniment malléables. Certes, elles ont chacune leur objet propre. L'intelligence a pour objet le vrai, et la volonté le bien. Mais tant qu’elles ne seront pas en présence de la Vérité infinie et du Bien absolu, il leur sera toujours loisible de refuser leur adhésion et de choisir des vérités partielles et sophistiques, et des biens apparents et trompeurs. Et plus elles multiplieront ces choix erronés, plus elles se durciront dans le sens de ces déviations. Par contre, la répétition d’actes conformes aux tendances légitimes de la nature les fixe dans le sens du vrai et du bien absolus. Dans un cas comme dans l’autre, la stabilité qui résulte de la répétition de leurs actes leur confère une efficacité qu’on chercherait en vain dans les puissances dépourvues d’habitus. Elles semblent ainsi participer à la fécondité du déterminisme des lois de la nature et à l’infaillibilité de l’instinct animal. Mais elles le font à leur manière avec une liberté spirituelle et une souplesse d’action qui n’a rien à voir avec le mécanisme de la matière et la cécité de l’instinct. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est que, en vertu de l’interpénétration de l’âme et du corps, les facultés spirituelles communiquent leurs propriétés aux multiples tendances de l’affectivité sensible. Les habitus, qui ne sont nullement des qualités de la matière, puisque la matière est déterminée une fois pour toutes, obtiennent ainsi une place privilégiée dans la sensibilité, zone mitoyenne entre le corps et l’âme. Plus les passions se soumettent à l’empire de la raison, plus elles se spiritualisent, se fixent, s’approfondissent, et gagnent ainsi en efficacité — pour le mal comme pour le bien. IT. — La vertu en morale Dès qu’une faculté spirituelle est orientée vers sa fin propre d’une manière stable au moyen des habitus, ces habitus sont appelés par les philosophes des vertus. En ce sens Aristote parlait aussi bien des vertus intellectuelles que des vertus morales. Il distinguait les vertus de l’intellect spéculatif et celles de l’intellect pratique. Dans la première catégorie il classait l’habitus des premiers principes, celui de science » des êtres par leurs causes prochaines, et celui de science » de l’univers par ses causes dernières — ou sagesse. Dans la seconde catégorie il plaçait les virtuosités permettant à l’homme de réaliser des œuvres d’art. S. Thomas, tout en gardant les principes d’Aristote, a nettement assoupli sa terminologie en insistant sur la nécessité de référer les habitus à la fin dernière pour qu’ils méritent le nom de VERTUS AU SENS STRICT. Par suite le terme de vertu est surtout employé en morale et a pour contraire le vice. On saisit ainsi l’importance de la vertu. Tout ce travail de stabilisation et de soumission à la raison qui, nous l’avons vu, caractérise d’une manière générale l’habitus, la vertu le réalise dans le sens de l’orientation de l’homme vers son épanouissement naturel et surtout vers sa fin suprême qui est Dieu. Contrairement à ceux qui estiment un homme au degré d’énergie qu’il doit dépenser pour dompter ses passions, même s’il lui arrive de capituler souvent devant elles, il faut dire que LA VRAIE VERTU SUPPOSE LA STABILITÉ, LA PROMPTITUDE ET LA FACILITÉ. Il n’est pas normal que l'intelligence et la volonté demeurent toujours au même niveau d’obscurité et de faiblesse, soient toujours aussi indécises en face de chaque délibération, hésitent sans cesse dans le choix du bien ou du mal, et traînent avec peine à leur suite les autres facultés vers l’idéal. Un effort aussi pénible dans la conduite morale résulterait d’une discordance profonde des puissances spirituelles et sensibles. Or, sans compter qu’un tel désaccord conduit fatalement à commettre beaucoup de fautes, il est l’indice d’une imperfection fondamentale qui s’oppose radicalement à notre OBLIGATION DE TENDRE A LA PERFECTION. Comme le dit M. le chanoine Leclerca TENDRE A LA PERFECTION est ainsi le devoir fondamental. L’acte particulier est secondaire c’est la vie qui importe, la vie et tout le courant vital qui m’entraîne à une telle allure que je ne puis en contrôler que la plus faible partie. Assurément je dois faire le bien et éviter le mal dans les actes que je gouverne directement ; mais ils ne sont que la plus petite partie, et le bien, dans ces actes, est toujours, dans une certaine mesure, fonction de toute ma vie ; parfois ces actes. ne tirent leur signification que de leur place dans l’ensemble. … Je m’expose au péché, avant tout, en prenant de mauvaises habitudes ou en négligeant d’en prendre de bonnes. Négliger d’en prendre de bonnes, laisser ma vie au hasard, c’est témoigner de l’indifférence à l’égard du bien, alors que mon premier devoir est de vouloir le bien. Ne pas le vouloir est une faute, même si je ne veux pas positivement le mal. Et si je veux le bien, je dois user de toute l’influence que je puis exercer sur moi-même pour former en moi des vertus, puisque la plupart de mes actes en dépendent » “6. Il y a là une vérité importante, très riche en applications spirituelles, et que malheureusement trop de chrétiens semblent ignorer. III. — La vertu en théologie Pour comprendre la nécessité des habitus dans les facultés humaines, il faut, avons-nous dit, avoir le sens de l’être et de l’analogie de l’être. Si, maintenant, du plan naturel, nous passons au plan surnaturel, il est tout aussi indispensable d’avoir la même vision profonde et analogique des choses, que ce soit pour les vertus théologales ou pour les vertus morales infuses. Il n’y a pas de controverse au sujet de l’existence des VERTUS THÉOLOGALES elle est au moins théologiquement certaine, sinon de foi. Et leur nature nous force à assouplir la notion de vertu dans un sens analogique. Alors, en effet, que les vertus morales acquises présupposent des facultés naturelles auxquelles elles donnent seulement le moyen d’agir avec promptitude, joie et facilité, les vertus théologales, au contraire, ne présupposent pas l’existence de facultés surnaturelles. Elles sont plutôt elles-mêmes assimilables à des facultés directement infuses par Dieu et habilitant l’âme à poser des actes surnaturels. Quant à la facilité d’action, elle est, en principe, octroyée aussitôt, mais elle ne s’exercera que plus tard, dans la mesure où les obstacles venant du tempérament et du caractère disparaîtront. La même unanimité ne se retrouve pas au sujet des VERTUS MORALES SURNATURELLES. Pour les uns, celles-ci ne sont pas infuses. Pour S. Thomas, elles sont infuses, en ce sens qu’elles découlent des vertus théologales, qui sont elles- mêmes l’épanouissement de la grâce habituelle. L'Eglise n’ayant rien défini, la question reste libre. Mais nous pensons que la position thomiste rend mieux compte de la richesse surabondante de la grâce du Christ. En effet, rappelons - nous l’argumentation métaphysique qui nous a permis de justifier la nécessité des habitus psychologiques Nous disions que la répétition d’une multitude d’actes dans la même direction ne se fait pas au hasard elle suppose, dans la faculté qui les produit, une qualité stable, réelle quoique mystérieuse, qui s’appelle habitus. Dans les actes orientés vers la fin dernière, ces habitus se nomment des vertus au sens strict. On est amené à cette conclusion en vertu du principe même de causalité. Or les ACTES surnaturels de prudence, de tempérance et de toutes les autres vertus morales, se distinguent essentiellement des ACTES naturels produits par ces mêmes vertus quand elles sont seulement acquises. Tous les théologiens sont d’accord sur ce point. Tous enseignent que pour entrer au ciel il ne suffit pas de faire des actes naturellement bons, mais des ACTES INTRINSÈQUEMENT SURNATURELS en premier lieu, des actes des vertus théologales, puis au moins quelques actes des vertus morales. Ainsi, même le pécheur qui se convertit à la dernière minute doit aussi ajouter, aux actes des vertus théologales, des actes de pénitence surnaturelle. S’il revient à la santé, il ne peut se contenter d’aimer Dieu, il doit le prouver par des actes moraux surnaturels, de justice, etc. Mais — et c’est ici le nœud du débat — pour expliquer la nature de ces actes surnaturellement bons, suffit-il de dire qu’ils ont été MOTIVÉS par des raisons surnaturelles, et INSPIRÉS par la foi et la charité D77, Sans doute cette transformation serait déjà quelque chose de très grand. Elle suffirait à faire passer les vertus acquises de l’état purement naturel à un authentique état surnaturel”, Mais il semble qu’il faut aller plus loin, et dire que ces vertus morales sont surnaturelles, non seulement quant à leur manière, mais quant à leur origine, autrement dit qu'ELLES SONT INFUSES, et non seulement acquises. 1. — Voici, par exemple, un ENFANT NOUVELLEMENT BAPTISÉ. Tous les théologiens admettent qu’il possède les vertus théologales, puisque, s’il vient à mourir, il va au ciel, et qu’on ne peut entrer au paradis sans foi, ni espérance, ni charité. Et cependant il n’a fait aucun acte conscient de ces trois vertus. Il ne possède celles-ci qu’à titre de principes de vie, de la même manière qu’un nouveau-né ne fait aucun acte d'intelligence, mais possède cependant la faculté d’en faire. Mais, pour entrer au ciel, n’a-t-il pas autant besoin de vertus morales que de vertus théologales ? Quand nous traiterons de la prudence, nous verrons combien intrinsèquement cette vertu est liée à la charité. La charité unit à Dieu, fin dernière de l’homme. Mais qui veut la fin veut les moyens. Or la prudence a pour rôle essentiel d’adapter les moyens à la fin dernière. Il est donc impossible d’aimer vraiment Dieu si on n’est pas disposé, par la prudence, à prendre les moyens de l’aimer. Une charité sans prudence serait une notion contradictoire. Or comment le nouveau-baptisé — enfant ou même adulte — pourra-t-il avoir cette prudence surnaturelle, si elle n’est pas infuse par Dieu ? 2. — Pour l’enfant, c’est clair. Et POUR L’ADULTE AUSSI, vu que ses habitudes acquises sont souvent aux antipodes des vertus les plus indispensables à un chrétien. Bien sûr, il ne s’agit pas de concevoir ces vertus morales, chez le néophyte, comme des choses projetées massivement et en ordre dispersé dans l’âme elles y sont à titre de dispositions fondamentales incluses dans la charité et inséparables d’elle ; elles y sont à l’état virtuel. Mais cela suffit pour qu’elle y soient à l’état réel la puissance métaphysique est une réalité. De même encore, il ne faudrait pas s’imaginer que, au cours des PROGRÈS MORAUX du baptisé, les vertus infuses s’accroissent sans aucun rapport avec les vertus acquises. Cela peut se produire, dans le cas d’âmes ferventes mais faibles. Toutefois cela ne semble pas normal. Normalement, la vertu infuse assume la vertu acquise et la transforme, comme, dans une plante, le principe de vie assimile les sucs matériels matière et forme, en métaphysique, sont deux principes distincts, mais constituent une seule et même réalité ; il en est de même pour cette réalité qu'est la vertu morale surnaturelle, à la fois acquise et infuse. 3. — Un autre argument peut aussi se tirer de la parenté de notre vie surnaturelle avec CELLE DE L’'HOMME-DIEU. Si l’on refuse absolument d’admettre l’existence de vertus morales infuses, il n’y a pas de raison de faire une exception pour le Christ. Or ne répugne-t-il pas de penser que Jésus Enfant aurait été privé de vertus morales tant qu’il ne les aurait pas eu acquises par sa propre activité psychologique ? Peut-on supposer que l’Enfant de la Crèche n’avait ni prudence, ni humilité, ni aucune vertu morale ? N’est-il pas plus vraisemblable que sa vertu infuse de charité s’épanouissait dans toutes les vertus morales convenables à un Enfant- Dieu ? Mais notre grâce habituelle est une participation de la grâce capitale du Christ. Il est donc normal que nos vertus surnaturelles soient chez nous comme chez lui, infuses et non pas seulement acquises. Une fois ceci admis, la transformation surnaturelle de l’âme apparaît dans toute sa pureté. Les vertus des saints — pensons à la virginité de Marie, à l’humilité d’un Curé d’Ars, etc. — ne sont pas seulement une œuvre humaine, mais un DON ESSENTIELLEMENT DIVIN. Notre culte pour eux atteint donc tout spontanément Dieu en eux, puisque tout, en eux, est de Dieu, en même temps que tout est d’eux-mêmes. * On OBJECTE à cette doctrine thomiste des vertus infuses qu’il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité”? à quoi bon voir un don spécial de Dieu dans toute vertu surnaturelle, quand, à la rigueur, on peut se passer de cette intervention divine ? L’objection ne porte pas. Ou plus exactement, nous admettons sans restriction aucune cette formule. Mais nous prétendons que précisément le réel est très compliqué. Si donc nous voulons être dociles au réel, force nous est d’admettre cette multiplication » d’entités. Ceci est indiscutable en bonne métaphysique — contre les nominalistes et les cartésiens. Dès qu’on a saisi le mystère de l’être et sa richesse insondable, on ne fait aucune difficulté d’admettre comme réels une quantité de modes d’être inaccessibles à notre imagination. Et alors on est tout préparé à admettre une RICHESSE ANALOGUE DANS LE MONDE SURNATUREL. Bien mieux, si peu que l’on admette la correspondance de la nature et de la grâce, cette complexité » résultant de la réalité ontologique des vertus surnaturelles apparaît comme devant s’imposer. CONCLUONS que la doctrine thomiste des vertus morales infuses est plus conforme à la Révélation, plus en rapport avec les principes de la métaphysique thomiste, et plus apte à expliquer la psychologie des chrétiens et des saints. Ici encore, il faut noter que la position doctrinale n’est pas sans entraîner d'importantes conséquences pratiques. Selon que l’on admet l’une ou l’autre des deux opinions en présence, il en résulte — à condition d’être logique — des formules de spiritualité nettement différentes. Normalement, une âme qui n’admet que des vertus morales acquises fera dominer l’ascèse et l’exercice. Celle qui accepte la doctrine des vertus morales infuses mettra l’accent sur l’oraison et le progrès dans la grâce habituelle. XVI L’OBEISSANCE AUX LOIS L’obéissance aux lois est souvent mal comprise. On ne voit dans les lois qu’une contrainte arbitraire. Aussi transgresse-t-on sans scrupule la loi naturelle ; on rejette les lois de Dieu et de l’Eglise ; on dénigre les lois civiles et on les élude par principe. Et l’on croit toujours avoir de bonnes raisons d’agir ainsi. Une juste notion de la loi, telle que l’enseigne S. Thomas dans la Somme Théologique!, permettrait d’éviter ces erreurs. Certes, les manuels de théologie les plus répandus s’efforcent de mettre les choses au point de leur mieux. Mais ils ne peuvent le faire d’une manière aussi approfondie que S. Thomas. Nous voudrions seulement donner une idée de son beau traité, et inviter ainsi les lecteurs à s’y reporter eux-mêmes. Nous verrons d’abord que les lois sont essentielles à l’homme, et que si on les rattache à leur source divine, elles acquièrent une grandeur qui les rend attrayantes et aimables. I. — Les lois sont essentielles à l’homme Certains philosophes contemporains, surtout existentialistes, avouent sans ambages que la notion même d’être créé leur répugne. Ils conçoivent les rapports entre la créature et le créateur comme tellement contraignants qu’ils ne voient pas comment la liberté peut y trouver une place. Or la liberté leur paraissant une valeur absolue et intangible, ils préfèrent nier Dieu, obstacle prétendu à cette liberté. Bien des personnes qui ne sont pas des philosophes par profession expriment le même sentiment à leur manière en reprochant à Dieu de les avoir créées. N’ayant pas demandé à naître, comme elles disent, elles ne se sentent aucune obligation envers lui, et elles agissent comme bon leur semble. Un peu de bon sens permet de réfuter ces fantaisies vulgaires, et un peu de réflexion peut mettre au point les objections des philosophes. Vous n’avez pas demandé à naître ? dites-vous. Mais comment Dieu aurait-il pu solliciter votre consentement à l’existence sans vous donner au préalable la vie et l’intelligence ? Tout au plus, après vous avoir créés, aurait-il pu vous laisser le choix entre continuer de vivre ou retourner au néant. Mais qui ne voit combien cette seconde hypothèse est contre-nature ? C’est un fait bien connu que personne ne préfère le néant à la vie, à moins d’être déséquilibré. Et dès que l’on connaît le prix de la vie, et surtout la sublimité de notre vocation surnaturelle, ce serait faire à Dieu une insulte intolérable que de lui préférer la non-existence. Or dès là qu’un être est créé, il se trouve nécessairement dans un état de dépendance EXISTENTIELLE absolue, radicale, par rapport à Dieu, et soumis à des lois fondamentales inséparables de son ESSENCE. En effet, au plan de l’existence, nous ne pouvons pas plus nous suffire à nous-mêmes qu’un rayon de soleil ne peut subsister en se détachant de sa source lumineuse. Comme cette vérité métaphysique échappe à notre conscience psychologique, nous sommes portés à croire que nous sommes les maîtres absolus de notre être et de nos actions. Maïs c’est une erreur. Rien de ce que nous avons et de ce que nous sommes ne peut échapper au souverain empire de Dieu. Au plan de l’essence, même nécessité dans la délimitation et la définition un être ne peut exister sans posséder des caractères distinctifs qui le situent dans une catégorie déterminée les propriétés du plomb ne peuvent être celles de l’or ; la rose ne peut avoir les qualités du lys, et les lois des uns et des autres sont inséparables de leur essence, dont elles découlent nécessairement. Vouloir exister sans être soumis à des lois essentielles et sans dépendre radicalement du Créateur, c’est, chez un être créé et limité, prétendre à une utopie irréalisable et absurde?. IT. — La loi éternelle Cette nécessité essentielle et existentielle ne constitue pas pour la créature une diminution injuste ni une contrainte humiliante c’est au contraire, pour elle, sa manière propre de ressembler à la divinité. Pour le comprendre, il est nécessaire de rappeler quelques notions de métaphysique thomiste. Beaucoup de nos contemporains n’ont aucun goût pour ce genre de spéculation. Toujours à l’affût de nouveautés, ils dédaignent un système dont les principes remontent à Platon, à Aristote et aux Stoïciens, et dont les racines plongent dans les intuitions pré - métaphysiques du modeste sens commun. Quand on leur parle de participation » et d’ analogie », ils prétendent que ces notions, telles du moins que le thomisme les utilise, ne disent plus rien à l’esprit moderne. Ils préfèrent se mettre à la remorque des phénoménologues et des existentialistes et fonder la morale sur d’autres bases. Cette méconnaissance relève sans doute des préjugés et de l’ignorance. En réalité, les principes thomistes bien compris sont aussi solides aujourd’hui qu’au XIII siècle et merveilleusement aptes à fonder une morale métaphysique ferme et cohérente. I. La notion de base, quand il s’agit de justifier les lois des êtres créés, est la notion platonicienne de PARTICIPATION. On a prétendu que c’est là un problème étranger au système » de S. Thomas, sous prétexte qu’on ne l’a pas étudié ex professo en thomisme avant le deuxième quart du XX° siècle »%3, Mais, quelles que soient les raisons des négligences passées, la notion de participation, loin d’être étrangère au thomisme, lui est essentielle. Pour nous borner à la question actuelle des lois des êtres créés, il est clair que ces lois n’ont de consistance que dans la mesure où elles participent au plan éternel établi par Dieu et contemplé par lui de toute éternité. Toute la régularité, la constance, l’harmonie des lois, objet des recherches et des émerveillements des savants, suppose manifestement un prototype éternel qui, dans sa transcendance et son unité, contienne et produise la diversité des lois particulières tel un rayon réfracté par un miroir à facettes. IT. Un rayon réfracté.. à condition de préciser aussitôt qu’il y a une différence de nature entre la source divine de ce rayon et sa propre substance. Car ici intervient une nouvelle notion, aristotélicienne cette fois, qui nous aide à comprendre l’abîme qui sépare la Loi éternelle et les lois de la nature c’est l'ANALOGIE. Les lois que nous admirons dans les êtres créés sont adaptées à ces derniers, de même que la Loi éternelle est en Dieu d’une manière ineffable et propre à la transcendance divine. Mais ce double mystère de la participation et de l’analogie n’empêche nullement d’affirmer un lien réel de parenté entre les lois de la nature créée et la Loi divine ; sinon il faudrait renoncer à expliquer l’existence de l’être créé. IT. D'autant plus qu’un troisième élément intervient pour écarter toute ambiguïté et tout danger de panthéisme le dogme chrétien de la CRÉATION. Grâce à cette vérité révélée, nous savons que l’être créé n’est pas de la même nature que Dieu. Si grande que soit l’assimilation de la créature au Créateur, si intime que soit dans le cas des âmes saintes son union avec lui, elle reste toujours créature, qu’elle demeure par essence un pur néant, reçoit tout de Dieu, et agit sans cesse sous sa dépendance. Tout ceci, dira-t-on, est bien mystérieux. Sans doute. Mais cette obscurité est due à la transcendance divine et n’empêche nullement la solution thomiste de projeter une brillante lumière sur la question. Les lois créées nous apparaissent ainsi comme le reflet d’une réalité infiniment adorable elles nous font participer d’une certaine manière à l’harmonie divine, et loin de nous écraser capricieusement, elles sont la condition essentielle de notre existence et le signe de notre grandeur. IIT. — La loi naturelle Tous les êtres ont leurs lois, tous ont un poids, une inclination qui les oriente vers leur fin. Les êtres purement matériels sont soumis aux lois physiques. Les vivants, plantes et animaux, ont à la fois des lois physiques et des lois physiologiques qui les poussent vers leur épanouissement normal. Ces lois, nous l’avons vu, les font participer à la loi divine éternelle. L’homme ne fait pas exception lui aussi est soumis à des lois physiques et physiologiques, et, de plus, à des lois psychologiques qui lui sont propres. Mais il a le privilège d’être conscient de ses tendances. Il peut les suivre ou leur résister ; il peut les adapter aux circonstances du moment ; en un mot, elles ne s’imposent pas à lui d’une manière aveugle et irrésistible, mais dans la lumière et la souplesse, comme il convient à un être intelligent et libre. Cette prise de conscience. unifiée grâce à l’intuition primordiale de l'esprit, s’appelle la LOI NATURELLE. Pour la connaître, point n’est besoin d’une révélation spéciale, ni de l’injonction d’une voix céleste » au fond du coeur il suffit de connaître la nature de l’homme et ses caractères essentiels. Cette conception thomiste de la loi naturelle, partiellement élaborée déjà par les Grecs, et spécialement par les Stoïciens84, est à la fois très concrète et très élevée., Elle explique, d’une part, comment l’homme S’APPARENTE FONCIÈREMENT A TOUTE LA NATURE, inanimée et vivante. Il est l’aboutissement de toutes les lois du cosmos, qu’il synthétise en sa personne douée de raison. Selon l’expression du P. Sertillanges, il est une crête de vague », dont les sommets brillants sont soutenus par la profondeur des abîmes. Mais, d’autre part, il PARTICIPE D’UNE MANIÈRE PRIVILÉGIÉE A LA LOI ÉTERNELLE. Car les autres êtres sont régis passivement par leurs lois, même les animaux qui sont esclaves de leurs instincts. Par suite, leur participation à la loi éternelle est lointaine et très analogique. Tandis que lui, qui a le contrôle et la direction de ses propres actions, et qui, de plus, commande aux autres êtres, participe d’une façon beaucoup plus parfaite à la providence divine, et donc lui est soumis d’une manière plus excellente, dit S. Thomas”. Il reçoit sans doute tout de Dieu ; il dépend sans cesse de lui. Mais il dispose des bienfaits divins avec une autonomie qui fait de lui le roi de la création. Selon la jolie formule de Kierkegaard Là est l’incompréhensible ...que la toute-puissance, qui par sa main très forte peut empoigner si lourdement le monde, puisse en même temps se rendre si légère que la chose créée reçoive l’indépendance »%, Oui, ce mystère est incompréhensible, mais il est la seule explication adéquate de la grandeur de l’homme, en même temps que de sa dépendance. Par sa nature intelligente et libre, l’homme émerge du cosmos matériel et s’apparente à Dieu, autant qu’une créature peut le faire au plan purement naturel. Jusqu'où s’étend la loi naturelle ? Certains manuels, et même quelques formules de saint Thomas semblent la restreindre aux tout premiers principes. Certes, si l’on se contente d’une enquête positive sur l’histoire de l’humanité, on constate que la conduite morale a beaucoup varié d’un millénaire à l’autre. Encore maintenant vérité en - deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Et si l’on veut borner la loi naturelle aux seuls principes qui aient été admis en tout temps et universellement, son contenu sera fort maigre. Mais il semble préférable de se baser, non sur ce que les hommes ont fait et font encore, mais plutôt SUR LA NATURE HUMAINE telle que la révèle une étude objective et complète. Et alors on dira que la loi naturelle équivaut pratiquement à la raison naturelle, et s’étend très loin”. Il est sans doute difficile et délicat de préciser toujours à coup sûr ce qui découle vraiment de la nature humaine et fait donc partie de la loi naturelle. Mais la possibilité d’erreur en la matière ne fait pas de difficulté de principe, pas plus que la possibilité d’erreur en logique, en métaphysique et en toutes les sciences naturelles ou philosophiques ne nous empêche d’affirmer qu’il y a une vérité objective en logique, en métaphysique et dans les autres sciences. Il suffit de procéder, en morale comme partout ailleurs, avec méthode, prudence, absence de préjugés, et en connaissance de cause. Du reste il faut convenir que certains articles découlent moins directement que d’autres de la nature humaine dûment analysée. Parfois même les applications seront légitimement discutables en bonne philosophie. Mais c’est ici que pourra intervenir la loi positive. IV. — La loi positive De même que la loi naturelle prend toute sa grandeur de sa participation à la loi éternelle, la loi positive tire toute sa dignité de ses rapports avec la loi naturelle. Elle ne s’impose à la conscience des citoyens que dans la mesure où elle en découle, Une loi positive qui serait opposée à un précepte essentiel de la loi naturelle serait une loi injuste. Pour rester dans la ligne de la loi naturelle, la loi positive doit tenir compte des droits imprescriptibles de l’homme, et en même temps viser LE BIEN COMMUN de la société. Il appartient au législateur de doser équitablement les obligations qu’il impose en appréciant les possibilités de chacun. Les lois ne peuvent exiger l’héroïsme ; elles ne visent pas une élite elles s’adressent à la foule, même quand elles ne visent qu’une catégorie de personnes. De plus elles n’ont pas à s’immiscer dans la conduite secrète des individus, quand elle est sans aucun rapport avec le bien commun. A plus forte raison elles ne peuvent imposer des convictions philosophiques ou religieuses, qui relèvent du domaine strictement personnel. Quand toutes ces conditions sont remplies, les citoyens doivent obéir en conscience à la loi civile. Dès qu’on a compris le rôle des lois positives justes, et leur rapport essentiel avec la loi naturelle, on ne peut que leur obéir sincèrement. En thomisme, il n’y a pas de lois purement pénales. Il peut y avoir des cas individuels qui nécessitent une exception à la règle mais alors c’est la dispense légitime qui intervient, et la dispense particulière n’empêche pas la loi de subsister et d’obliger dans tous les autres Cas. Les LOIS DE DIEU ET DE L'EGLISE rentrent dans la catégorie des lois positives. Au fond, le DÉCALOGUE, bien qu’imposé par Dieu, ne contient pour l’essentiel que des obligations déjà imposées par la loi naturelle. Il oblige donc à double titre. Si Dieu l’a appuyé de son autorité souveraine, c’est qu’il connaissait bien l’ignorance et la perversité des hommes. Il a jugé bon de préciser certains détails, moraux, sociaux ou liturgiques, et de sanctionner les bonnes et mauvaises actions par des récompenses et des punitions adaptées à la mentalité de l’époque. On pourrait dire aussi que les lois de L'EGLISE s’expliquent à un double titre. En effet, l’Eglise est une société humanodivine. Ainsi l’a voulu son fondateur. Il est donc normal qu’on retrouve en elle des lois contraignantes, comme en toute société, et que ces lois soient nimbées de l’autorité divine de leur auteur. En tant qu’elle est divine, l’Église est chargée de spécifier la loi évangélique ; elle a particulièrement pour rôle de nous transmettre la grâce de Jésus-Christ, et elle le fait habituellement par les sacrements. Or les sacrements sont des signes sensibles, qui exigent des précisions de temps, de lieu, de manière, de personnes, etc. L'Eglise est donc en droit de légiférer à leur sujet. Elle peut, par exemple, préciser les conditions du jeûne eucharistique, les modalités du culte divin, la nature de la langue liturgique, les rubriques du missel et du bréviaire, etc. Et il est évident que ces prescriptions obligent en conscience, encore plus étroitement que les lois civiles d’une société purement humaine. Comment se fait-il donc que beaucoup de catholiques de notre époque en prennent à leur aise avec toutes ces lois ? De plus, l’Eglise est une société humano-divine. Elle est constituée ici - bas par des hommes hiérarchisés, unis dans la diversité des temps et des lieux, et offrant extérieurement tous les caractères des autres sociétés, avec cette particularité qu’elle s’étend à l’univers entier, tout en demeurant par nature extrêmement une et centralisée. Comment, dans ce cas, ne pas faire une part importante au Droit ? Or, en matière de Droit, on rencontre nécessairement des prescriptions méticuleuses, où des détails parfois infimes de temps, de quantité, de qualité, etc., s’imposent sous peine d’invalidité. Il est donc normal de rencontrer les mêmes exigences dans la législation de l’Eglise. Plus d’une prescription obligera en conscience, et parfois sous peine de péché mortel. Enfin l’Eglise peut préciser certains points importants de la loi naturelle6?. CONCLUONS que toutes les lois divines et humaines, naturelles et positives, sociales et ecclésiastiques, ne doivent pas être considérées comme des inventions mesquines et inutiles, mais qu’elles sont une condition indispensable de l’existence des individus et des sociétés, et que leur participation à la loi éternelle les auréole d’une grandeur et d’une beauté qui les impose à notre respect, à notre obéissance et à notre amour. XVII LA LOI NOUVELLE Le traité de S. Thomas sur les lois se termine par l’exposé de la Loi évangélique, source de libération beaucoup plus que de contrainte. Comme certains catholiques de notre temps exagèrent cet élément de liberté au point de le dénaturer, nous allons préciser sa nature en rappelant d’abord quelques principes métaphysiqnes sous-jacents à la solution du problème et méconnus par certains philosophes contemporains. I. — La liberté de perfection Nous avons parlé plus haut cf. Chap. XI sur la liberté de l’acte moral de la liberté psychologique. Nous envisagions seulement la possibilité pour l’homme de choisir entre deux objets, et nous avons vu que la théorie classique de la liberté permet, si on la comprend bien, d’expliquer ce pouvoir en dépit des difficultés opposées de nos jours. Mais le problème est plus profond et Sartre l’a bien vu. Il s’agit de savoir si, fondamentalement, la liberté est convenable chez un être soumis à des lois. Ce n’est plus un problème psychologique, mais ONTOLOGIQUE. Sartre répond négativement. Si l’essence, dit-il, précède » l’existence, elle impose les lois qui découlent d’elle, et l’être n’a plus qu’à les subir passivement il est esclave, il n’est pas libre. Aussi prétend-il que l’existence précède l’essence l’homme se façonne à sa guise, il fait de lui ce qu’il veut et le résultat de son action est la nature » qui le définit c’est son essence », postérieure à son existence. Il y a une part de vérité dans cette théorie, comme il y en a dans toute erreur. Il est exact que l’homme, par sa volonté, peut modifier partiellement son comportement général, et même son tempérament. Mais de là à prétendre que l’existence précède » l’essence, il y a un abîme. La cellule embryonnaire de l’être humain porte déjà en elle toutes les lois de son développement, qui font de cette cellule une essence » déterminée, un homme en puissance, et non un animal ou une plante. Quand cet homme aura assez de liberté pour modifier le cours de son développement, le résultat de son action, si important soit-il, sera infinitésimal par rapport à ce qu’il aura reçu de la nature il pourra bien apporter quelques nuances à sa constitution individuelle, mais l’ essentiel » lui aura été donné ; son essence aura précédé » son existence, ou plus exactement, son essence allait de pair avec son existence et lui imposait ses lois. Il n’y a donc pas moyen de sauvegarder la liberté de la manière dont Sartre l’a tenté. Faut-il pour autant renoncer à résoudre la difficulté et avouer qu’un être créé, soumis à des lois, n’est pas libre ? Non. Mais il faut comprendre la liberté autrement qu’on ne la comprend d'ordinaire. La liberté fondamentale de l’homme ne consiste pas dans l’exemption des lois, ni dans le pouvoir de choisir le mal. S’il en était ainsi, il faudrait dire que la liberté est une notion absurde et un privilège attentatoire à l’ordre constitutif des choses. Il répugne de penser qu’une réalité aussi précieuse que la liberté se définisse essentiellement comme la faculté d’aller contre la nature. Si elle en a le pouvoir — et c’est malheureusement le cas — cela ne peut être qu’une faiblesse, un défaut, mais non une marque essentielle. Par nature, l’homme doit être orienté vers le bien, sinon il porterait en lui un germe fatal de destruction. Il faut donc dire que la liberté, dans une créature intelligente, ne peut consister fondamentalement qu’à agir dans le sens le plus favorable à ses lois, mais en pleine spontanéité, en pleine autonomie. Cette précision, trop oubliée, mais très conforme au thomisme, a été retrouvée à notre époque, avec des nuances diverses, par des philosophes tels que Secrétan, Maurice Blondel, Gabriel Marcel. Pour la comprendre un peu mieux, prenons un CAS CONCRET. Envisageons d’abord les lois de la nature chez les êtres dénués de liberté, dans une rose, par exemple. Cette fleur est soumise à des lois qui lui sont propres ses besoins en humidité, chaleur, azote, etc., ne sont pas les mêmes que ceux du sapin ou du palmier. Les modes et les étapes de sa croissance ne ressemblent pas à ceux de la violette ou du myosotis. Si par une opération miraculeuse on lui donnait pour quelques instants l’usage de la liberté, elle n’en profiterait sûrement pas pour bouleverser le processus de son évolution et produire je ne sais quel monstre d’horticulture. Mais bien plutôt elle favoriserait de tout son pouvoir le développement de ses tendances foncières, condition absolue de sa splendeur native. Une rose consciente » ne se sentirait pleinement elle-même que dans la mesure où elle se serait épanouie dans le sens de sa nature. Tout défaut, tout raté lui serait une gêne, une humiliation », et donc un obstacle à sa situation et à sa fonction dans le monde des fleurs. Il faut en dire autant de l’homme. Qu'il le veuille ou non, il est embarqué », il est doué d’une nature, qui est celle d’un homme et non d’un être quelconque. Dans ces conditions, il n’y a qu’un moyen pour lui de s’épanouir dans l’harmonie et la joie c’est de favoriser le développement régulier de ces lois, d’ailleurs si équilibrées et si belles, pour qui sait les découvrir et les admirer. Plus un homme perfectionne ses virtualités essentielles, plus il acquiert de richesses et de possibilités d’action qui le font pour ainsi dire émerger du monde du déterminisme. Ainsi, plus un artiste a développé ses aptitudes et ses facultés, plus il se joue des difficultés et devient capable de créer », œuvre suprême qui l’apparente à Dieu. De même au plan moral plus un homme a développé ses virtualités dans le sens de sa dignité personnelle, plus il a acquis et perfectionné de vertus, plus aussi il domine les difficultés et les tentations, plus il se joue des obstacles moraux. A ce plan supérieur, il est vraiment créateur il crée sa personnalité morale, chef-d’œuvre autrement précieux que les inventions scientifiques, et chacune de ses actions importantes met en jeu son pouvoir créateur de décision et de maîtrise. C’est-à-dire qu’il vit habituellement dans un monde qui exige le maximum de clairvoyance, de volonté et de liberté. Par contre, l’homme vicieux, qui n’a pas développé ses tendances authentiquement humaines, est incapable de se mouvoir dans ces hauteurs il est l’esclave de ses vices ; il n’est pas libre. C’est dans le même sens qu’on pourrait dire, en recourant à la terminologie de Maurice Blondel, que la liberté ne consiste pas essentiellement à choisir entre deux objets, mais à faire coïncider la liberté voulue avec la liberté voulante. La liberté voulante, c’est le fond de la nature humaine avec toutes ses aspirations confuses vers l’idéal, vers le bonheur, vers l’infini. Ces tendances sont reçues avec notre nature, mais elles nous conviennent si bien qu’elles sont parfaitement dans le sens de nos préférences et de nos attraits d’où leur nom de liberté voulante. Dans la mesure où nous réalisons ces aspirations, nous dégageons les éléments de notre personnalité et nous acquérons cette plénitude de vie, de lucidité et de joie qui nous fait dominer les événements extérieurs et les difficultés morales. Nous ne sommes plus esclaves des instincts aveugles et des passions déprimantes nous sommes libres, d’une liberté non seulement psychologique et transitoire, mais ontologique et habituelle. Pour arriver à ces sommets, il a suffi d’aller dans le sens des tendances les plus authentiques et les plus nobles, de transformer la volonté voulante » en volonté voulue »°0, C’est ce que Secrétan appelait la liberté de perfection. C’est, au fond, ce que S. Thomas enseignait en précisant que la faculté de choisir le mal n’est pas une marque de liberté, mais un défaut de liberté »°1. IT. — La liberté du chrétien Ces précisions métaphysiques nous aideront à comprendre la liberté propre au chrétien. S. Paul chante la libération du chrétien par rapport à la Loi, à la vie ancienne, à ses servitudes, aux éléments du monde, à la mort corporelle et spirituelle. L’épître aux Romains surtout développe ce thème À présent nous avons été dégagés de la loi, étant morts à ce qui nous tenait prisonniers, de manière à servir dans la nouveauté de l’esprit et non plus dans la vétusté de la lettre » Rom., VII, 6. Le chrétien se trouve dans un état tout nouveau. Il est à la fois soumis à une loi, et cependant libre comme s’il n’avait pas de loi. C’est que ce régime de la grâce qui se substitue à celui de la Loi ancienne peut encore être appelé une loi, mais c’est une loi de foi », la loi du Christ », la loi de l’Esprit », dont l’amour est le commandement essentiel »°2. Comment cela peut-il se faire ? Comment le chrétien peut-il être soumis à une loi et cependant jouir d’une liberté incomparable ? Pour le saisir, il suffit de nous rappeler en quoi consiste LA GRACE HABITUELLE, Celle-ci est ajoutée à notre nature humaine d’une manière si intime et si radicale qu’elle nous transforme à fond en nous surélevant à la vie divine sans nous soustraire à notre condition d'hommes. Bien mieux, la grâce est si bien dans le prolongement de la nature — tout en la transcendant — qu’elle réalise à la perfection nos potentialités les plus authentiques. Elle nous donne d’un seul coup, dans le mystère de l’ordre surnaturel et dans l’obscurité de la foi, l’achèvement de nos aspirations les plus profondes. Elle ne supprime nullement les obligations de la loi naturelle, résumées dans le Décalogue, mais elle les prolonge et les fait déboucher sur l’infini pour le chrétien, la vie morale consiste avant tout à se conduire en fils de Dieu, et dès qu’il réalise cet idéal, il accomplit par le fait même sa vocation naturelle. Aussi bien, cette vie de la grâce est-elle à proprement parler sa grande loi morale. Nous avons vu que la loi de l’homme, considéré métaphysiquement, consiste à vivre selon sa nature, à s’épanouir dans le sens de sa dignité personnelle, en un mot à devenir homme dans toute la force du terme. De même, la loi du chrétien est de développer sa vie surnaturelle et d’en imprégner toute son activité. Elle consiste à être chrétien, non point seulement par le caractère baptismal ou une grâce à la mesure des enfants, mais par une plénitude de vie qui soit digne d’un adulte. Et c’est seulement ainsi que, en fait, il réalise pleinement sa vocation d’homme. Car ne nous y trompons pas les principes métaphysiques que nous avons rappelés plus haut ne sont que des principes. Ils sont, certes, indiscutables et très éclairants. Mais il y a souvent loin de la théorie à la pratique. Or en fait, nous constatons que bien peu d’hommes ont le courage de tendre à cette liberté de perfection » dont nous parlions. Il a fallu que le Christ nous apportât la grâce divine pour que l’on voie se multiplier sur terre les incomparables chefs-d’œuvre d’humanisme que sont LES SAINTS. Ils ont eu à lutter, eux aussi, mais plus la vie de la grâce s’est développée en eux, plus elle a synthétisé sous son emprise les forces de la nature, réalisant ainsi une harmonie qui leur procurait la seule vraie liberté. C’est pourquoi, si l’on veut savoir concrètement en quoi consiste la liberté des enfants de Dieu, ce sont eux qu’il faut regarder. Ils se meuvent dans l’univers moral et même dans le monde matériel avec une aisance stupéfiante. L'univers dût-il les écraser, peu leur importe détachés de tout le créé et rivés à Dieu seul, ils se rient de tous les obstacles et échappent à tous leurs ennemis ; ils savent bien que rien ne pourra leur enlever leur bonheur. À plus forte raison sont-ils maîtres d’eux-mêmes dans les difficultés moins graves et qui en briseraient d’autres. Ils ne sont même plus tentés, au moins habituellement leurs passions sont complètement matées ; leurs premiers mouvements se portent presque toujours vers le bien. Et ils pratiquent la vertu avec allégresse. La paix de l’âme, indice d’un équilibre profond, est leur partage ; ils savourent une joie surhumaine qui les transporte dans les sphères infinies et les fait rayonner d’un éclat céleste. Tous ceux qui les connaissent de leur vivant, et qui savent les apprécier par une certaine affinité spirituelle, sentent en eux des êtres à la fois profondément humains, très proches d’eux et très aimants, et cependant d’une élévation qui semble les soustraire à nos misères, à nos hésitations, à nos luttes intérieures, et qui fait d’eux des rois d’un autre monde. Pour eux la loi naturelle n’a plus de pesanteur ils pratiquent la vertu comme ils respirent. La loi divine fait leurs délices. La loi ecclésiastique resplendit à leurs yeux de la beauté du Christ, leur unique amour. Les lois civiles elles-mêmes leur apparaissent respectables et aimables dans le rayonnement de la Providence divine. A les voir vivre et mourir, on comprend que la liberté ne consiste pas à choisir le mal et à le faire, mais à suivre parfaitement la loi de grâce infusée en nous au baptême. Et on comprend aussi tous les TEXTES BIBLIQUES qui exaltent le bonheur du juste par exemple les psaumes qui montrent dans la Loi une source de délices ps. 118 et dans son accomplissement l’origine de la prospérité ps. 1, 111, etc., ou la fameuse prophétie de Jérémie qui annonce la Loi nouvelle Jér., XXI, 31-34, ou les paroles de Jésus affirmant que son joug est doux et son fardeau léger Mt., XI, 30, ou encore cette parole si profonde dans son contexte hébraïque La vérité vous fera libres » Jo., VIII, 32. La vérité dont il s’agit n’est pas la vérité abstraite des philosophes, mais la vérité révélée, qui dévoile les mystères surnaturels, inspire la vie morale, la transforme, et libère l’homme en l’arrachant à ses passions. SAINT AUGUSTIN exprimait la même doctrine d’une manière lapidaire en disant que le chrétien devient pour ainsi dire la loi elle-même... quantum potest, lex ipsa etiam ipse fit, loi selon laquelle il juge tout ». Et cela parce que l’union à Dieu élève le fidèle à de telles hauteurs qu’il participe à sa grandeur infinie et domine tout le créé Le chrétien juge tout parce que, quand il est avec Dieu, il est au-dessus de tout ». Quant à cette union, elle se réalise au moyen de la contemplation elle a lieu lorsque le chrétien exerce une activité contemplative très pure... quando purissime intelligit, et quand il aime avec toute sa charité ce qu’il contemple » ib.. Ainsi donc, l’explication augustinienne est de nature expérimentale et mystique. Il faut en retenir que l’amour rend tout fardeau léger. SAINT THOMAS est plus profond. Grâce à la métaphysique des Grecs, il transpose en termes ontologiques les vérités psychologiques décrites par S. Augustin, et il voit dans la grâce de tout baptisé — et non seulement dans l’union mystique avec Dieu — le principe d’une vie morale toute nouvelle La loi nouvelle, écrit-il, consiste principalement dans la grâce même du Saint-Esprit qui est donnée aux fidèles du Christ »°*. Il a vu dans la grâce une seconde nature, au sens grec, et cette assimilation éclaire vivement cette question — entre beaucoup d’autres. Et il précise que c’est seulement en second lieu que la Loi Nouvelle contient d’autres éléments les uns à titre de dispositions à recevoir cette grâce ce sont les enseignements dogmatiques et ascétiques destinés à la préparation de l’âme ; les autres à titre de mise en œuvre de la grâce ce sont toutes les vertus morales qui découlent de la vie surnaturelle. * Cette perspective, si étrangère à la plupart de nos chrétiens, qui ont plutôt une mentalité d’Ancien Testament, est cependant la seule qui soit fidèle à l'Evangile et qui échappe aux critiques formulées par tant de nos contemporains qui jugent sur les apparences. C’est aussi la seule qui nous permette de saisir à quel point la morale chrétienne est une morale enrichissante, épanouissante et libératrice. Le chrétien qui l’a compris n’a pas envers Dieu l’attitude d’un esclave, mais celle d’un fils. Il n’obéit pas par crainte, mais par amour. Toutes ses actions sont animées par une ferveur qui dépasse incomparablement les mystiques humaines les plus enthousiasmantes, car ïl travaille spontanément pour notre vraie cité qui est dans les cieux » Philip., III, 20 et la moindre de ses actions produit des fruits de vie éternelle. Chapitre XVIII LE DESODRE ORIGINEL Si l’on veut fonder la morale sur des bases objectives et solides, il est nécessaire de bien connaître l’homme concret, tel qu’il existe en réalité. Or d’après la Révélation, l’homme est un être déchu de sa dignité originelle. Il convient donc de rappeler l’importance et la nature de ce dogme. I. — Principes métaphysiques et observations psychologiques Le domaine des principes métaphysiqnes est extrêmement solide, puisqu'il a pour objet le nécessaire. Mais il exige, par définition, un effort de pénétration ontologique qui va au-delà des apparences, sans toutefois se couper de celles-ci, puisqu’elles sont aussi de l’être. Or le danger est grand de séparer arbitrairement les deux plans, et de se confiner dans des PRINCIPES ABSTRAITS sans rapport vital avec les réalités contingentes. Et tel a été précisément le défaut de nombreux écrivains du XVIII et du XIX' siècles dans leur connaissance de l’homme. Héritiers sans doute décadents d’une philosophie jadis vigoureuse, ils se faisaient de la nature humaine une idée trop simpliste l’homme, à leur avis, n’avait que de bonnes tendances natives ; ses défauts lui venaient de causes extérieures ou accidentelles la société, l’éducation, un événement fortuit. Ils devaient disparaître sous l’action du progrès la science viendrait à bout de toutes les misères et amènerait infailliblement l’âge d’or sur cette terre. Les marxistes ont exactement les mêmes convictions. Mais ils sont à peu près les seuls aujourd’hui. La plupart de nos contemporains ont une VUE BEAUCOUP PLUS RÉALISTE de la nature humaine. Des philosophes comme Kierkegaard, Heidegger, Sartre, Camus, des psychologues tels que Freud, Kretchmer, Le Senne, etc. insistent au contraire sur les contradictions internes de l’homme et sa situation tragique dans l’univers. De leur côté, les psychiatres ont attiré l’attention sur les anomalies de la vie psychique et montré leur influence. Il serait sans doute faux d’en concluure, comme certains l’ont fait, que tout le monde est déséquilibré, mais il est exact que chacun porte en soi un foyer de concupiscence » très dangereux, suite de la faute originelle. En ce sens on peut dire avec vérité La plus lourde erreur que pourrait commettre un psychologue ou un éducateur, ce serait de traiter l’homme comme un être sain. C’est parce que l’homme est une réalité malade qu’il est la contradiction vécue, que toute son existence est faite d’ambiguïtés, que les réactions les moins raisonnables sont les plus fréquentes, que sa liberté peut tendre à sa propre destruction. On a tort de considérer la psychopathologie comme étant la science de l’anormal, si anormal veut dire exceptionnel, ne trouvant d’application que chez quelques rares exemplaires ». En réalité elle constitue un des chapitres les plus importlants de la psychologie et de l’anthropologie. Ce n’est pas par pur hasard que la plupart des découvertes importantes en matière psychologique ont été réalisées dans des asiles d’aliénés. Ni les psychologues qui s’intéressent à l’homme concret, ni les éducateurs, ni les directeurs d’âmes, ni les meneurs d’hommes n’ont le droit d'ignorer la science de l’homme malade. Il faut nous persuader qu’Adam a été le dernier homme normal » nous ne parlons pas ici du Christ, homme-Dieu, que tous les autres hommes sont des cas pathologiques », seulement à degrés et de manières différentes »°%6, Ainsi la science moderne redécouvre ce que l’Eglise enseigne depuis les origines du christianisme, et que S. Paul, S. Augustin et Pascal ont rappelé en des pages immortelles. Mais il ne faudrait pas croire, comme on le laisse parfois entendre”, que cette connaissance existentielle » de l’homme est propre à l’école augustinienne et étrangère à la théologie thomiste. Ici, comme dans beaucoup d’autres cas, S. Thomas a accepté l’augustinisme sans l’édulcorer aucunement. Il l’a seulement précisé et exprimé en un langage différent. S. Augustin parle surtout d’expérience, en témoin ému et émouvant il décrit ses états psychologiques avec une maîtrise, une chaleur et une couleur incomparables. S. Thomas a un style dépouillé et scientifique, accessible à l’intelligence plus qu’à l’imagination et à la sensibilité. Mais ses formules techniques n’en sont que plus profondes. Il a sur l’homme une vue aussi réaliste que S. Augustin toute la deuxième partie de sa Somme en fait foi ; mais il a le don de synthétiser en termes métaphysiques la multitude des observations psychologiques. Ce don est spécialement remarquable dans l’exposé de la nature du péché originel. IT. — La corruption de la nature humaine Nous n’entrerons pas dans le détail de sa doctrine sur ce point il faudrait pour cela une ampleur de développement qui est hors de notre propos. Nous ne parlerons même pas ex-professo de la transmission du péché originel. Traitant des principes de la morale chrétienne, nous voulons seulement attirer l’attention sur un aspect capital de la nature humaine sa corruption native. Pour S. Thomas, le péché originel ne consiste nullement dans la tendance de nos facultés à jouir de leur bien propre il y a là au contraire une orientation naturelle et bonne en soi. Il est normal que l’intelligence cherche à connaître la vérité, que la volonté aspire au bonheur, que la sensibilité ait soif de jouissance, même et surtout dans ses activités les plus fondamentales nutrition et reproduction. En ceci S. Thomas corrige S. Augustin, qui était porté à déprécier ces actions naturelles de l’homme. Mais là où il est d’accord avec l’évêque d’Hippone, c’est quand il montre comment LE PÉCHÉ ORIGINEL CONSISTE DANS LE DÉSORDRE avec lequel nos facultés aspirent à leur bien La sensibilité a toujours tendance à jouir d’une manière effrénée, sans se référer à la volonté et à la raison. La volonté est attirée par tout bien spirituel portant un reflet de beauté ou de grandeur. Mais dans cette poursuite elle est portée à refuser les lumières de la raison. Et la raison elle-même a beaucoup de peine à être docile au réel. Celui-ci est pourtant la seule source du vrai, mais il est si complexe qu’il faut beaucoup de temps pour en faire l’exploration exhaustive. Aussi, par impatience ou sous l’influence de toute autre passion, elle se borne souvent à un seul aspect des choses, exact mais partiel, et juge comme si elle possédait toute la vérité. Et là est l’erreur. Autrement dit, le péché originel, selon S. Thomas, est quelque chose de négatif à un certain point de vue il consiste dans la privation de l’harmonie primitive en vertu de laquelle l'intelligence procédait prudemment, entraînait toujours la volonté, et commandait sans difficulté à la sensibilité. Ce qui aggrave la situation, c’est que ce désordre affecte si profondément l’homme que LA NATURE elle-même en est infectée. C’est ici que S. Thomas rejoint le mieux S. Augustin, et même l’accentue en précisant que le péché originel est un habitus8, Voilà certes un habitus que les philosophes n’avaient pas pensé à cataloguer dans leurs catégories. Cette trouvaille est évidemment d’ordre théologique ; mais elle explique à merveille la condition humaine, considérée même philosophiquement. Cet habitus n’est pas opératif, comme ceux que nous avons envisagés en traitant de la vertu, mais entitatif, affectant l’état même de la nature. Ainsi la santé et la beauté sont des habitus entitatifs. De même pour le péché originel c’est un habitus comparable à l’état d’un malade, mais qui, loin d’être transitoire, atteint le fond même de la constitution. Par le péché d’Adam l’espèce humaine n’a pas été modifiée essentiellement mais elle a donné lieu à une variété d’espèce”?. L'homme pécheur est bien toujours un homme, mais il diffère d'Adam, au plan naturel, en ce que ses facultés sont anarchiques. Il y a là un désordre profond, viscéral », qui nous met spontanément en sympathie avec le mal. Même quand nous luttons le plus énergiquement au cours des tentations violentes, nous éprouvons une sorte de saveur anticipée du fruit défendu. Comme le dit finement le P. Foulquié En somme, dans bien des cas, l’homme tenté joue sur deux tableaux, et la tentation est comparable au désir dans lequel, sans nous arrêter à aucun des choix possibles, par la pensée nous jouissons de tous sans renoncer à aucun... Il a inévitablement mauvaise conscience, car la tentation resterait sans écho en lui s’il n’était pas prédisposé au mal ; à ce mal d’ailleurs il prend un malin plaisir dont il est honteux » 100. C’est cette profondeur du mal qui constitue un péché de nature ». Personnellement nous n’avons pas péché en Adam, mais la nature désordonnée que nous avons héritée de lui est si bien semblable à la sienne et convient si bien à nos aspirations égoïstes que Dieu ne peut pas plus se complaire en nous qu’en notre premier père à la suite de sa faute. Non pas que ce désordre constitue en soi un péché Dieu aurait très bien pu nous créer dans l’état où nous sommes actuellement, puisque nos facultés restent orientées vers leur objet propre qui est bon ; et il est clair qu’alors notre état n’eût pas été peccamineux. Mais IL NOUS DESTINAIT A UN ORDRE SUPÉRIEUR il nous avait communiqué sa vie divine, et avait joint à cette grâce le privilège de la justice originelle, ou harmonie de nos facultés dans la recherche du bien. Or nous avons déjoué ses plans créés pour la sainteté et la justice, nous avons préféré une vie égoïste et déréglée. Dieu ne se reconnaît plus en nous ; il n’y trouve plus l’harmonieuse beauté qu’il nous avait accordée, ni l’ouverture d’âme qui nous portait vers lui et vers les autres ; nous sommes refermés sur nous-mêmes et portés à tout accaparer, sans tenir compte de l’ordre objectif voulu par Dieu nous sommes pécheurs. On voit ainsi la distance qui sépare la POSITION THOMISTE sur le péché originel de celle qui est courante chez les théologiens modernes depuis Suarez. Il est même arrivé que quelques thomistes fussent infidèles à leur maître. Pour S. Thomas, le péché originel ne consiste pas précisément dans la perte de la grâce sanctifiante, mais dans la privation de la justice originelle ». Et par justice originelle il entend l’harmonieux équilibre de nos tendances vers le bien. Selon lui, cette justice affecte notre dignité d'hommes ; elle n’est pas d’essence surnaturelle. Ce qui est surnaturel, c’est la grâce habituelle, qui est d’un ordre infiniment supérieur puisqu’elle nous fait participer à la vie divine. Mais la justice originelle réalisait seulement en nous la hiérarchie parfaite de nos tendances dans la soumission à Dieu. Elle était annexée à la présence de la grâce et causée par elle. Une fois la grâce perdue, l’ordre primitif disparaît et fait place au désordre, qui est l’élément formel du péché originel la concupiscence étant l’élément matériel. Ce désordre est en quelque sorte du négatif, disions-nous. Mais par ailleurs, il est une réalité qu’on peut appeler positive, en précisant que c’est une réalité d’ordre métaphysique d’où son nom d’habitus, qui échappe par définition à une vue de notre imagination. CONCLUONS en premier lieu que la position de S. Thomas sur la nature de l’homme est beaucoup plus complexe que ne le croient certains interprètes qui ne retiennent de sa doctrine que les principes métaphysiques et aristotéliciens. S. Thomas a considérablement perfectionné la philosophie grecque, et surtout il l’a complétée par tout l’apport de la Révélation. Aussi sa pensée sur l’homme et ce que nous appellerions de nos jours l’humanisme ne se réduit-elle pas à quelques vues sommaires d’un optimisme simpliste. Elle contient au moins en germe de nombreuses notations exploitées par les modernes et apparentées au pessimisme augustinien. Une seconde conclusion est précisément la modernité de S. Thomas sur ce point. S’il faisait consister le péché originel dans la simple privation de la grâce habituelle, on pourrait légitimement en inférer que la nature humaine n’a pas été diminuée ni blessée en elle-même. On pourrait garder au sujet de l’homme un optimisme de commande, pourtant si cruellement et si constamment bafoué par une expérience sans cesse renouvelée. Mais S. Thomas a su voir clair dans le fonds de la nature humaine. Pour lui, l’homme a été diminué par le péché originel. Il rejoint donc nos contemporains qui insistent tant sur la corruption de l’humanité. Mais SON PESSIMISME EST RELATIF. Contrairement à certains philosophes qui prétendent que l’homme est entièrement corrompu, il maintient que l’objet de nos tendances naturelles reste bon, et il limite les dégâts du péché originel à l’anarchie de ces tendances. Il résulte de sa position que d’une part il ne faut pas désespérer de l’homme, mais que par ailleurs le redressement de celui-ci est un travail de longue haleine, pénible, et à vrai dire jamais terminé. Bien mieux, ce redressement est impossible à la seule nature, et exige le secours de la grâce toute-puissante de Dieu. Chapitre XIX LA GRACE ACTUELLE Les auteurs de morale chrétienne n’ont pas coutume de donner à la grâce actuelle une place primordiale. Souvent même ils abandonnent cette question aux professeurs de dogme. Et cependant cette notion est fondamentale en christianisme il est impossible d’être un chrétien authentique si l’on ignore la nature de cette grâce et si l’on ne s’en souvient pas dans la vie pratique. Et spécialement il serait vain de chercher à redresser la nature humaine corrompue par le péché si on ne recourait pas au secours tout-puissant de Dieu. Pour faire saisir l’importance capitale de cette doctrine, nous rappellerons quelques brèves notions métaphysiques, bibliques et théologiques. I. — Fondements métaphysiques de la grâce Nous avons déjà constaté qu’une connaissance approfondie de la doctrine catholique exigeait la possession de principes métaphysiques solides. Ceci est peut-être plus vrai que jamais quand il s’agit de la grâce actuelle. Car les textes bibliques allégués de part et d’autre dans les discussions sur la grâce sont parfois susceptibles d’interprétations divergentes. Et certains textes conciliaires eux-mêmes ne réalisent pas, de fait, l’unanimité que l’on pourrait en attendre. Mais si l’on a de Dieu et de son action une notion exacte, on est tout préparé à accepter l’enseignement de la Révélation et du Magistère, et de plus on ne fait aucune difficulté d'admettre la pensée théologique de S. Thomas, telle qu’elle s’exprime dans les formules les plus indiscutables. Or le point capital à bien comprendre en cette question, c’est que DIEU EST D’UNE TRANSCENDANCE TELLE QU'IL EST CAPABLE DE DONNER TOUT A LA CRÉATURE SANS EN DIMINUER AUCUNEMENT L’AUTONOMIE. Car il ne ressemble guère aux êtres qui nous entourent. Pour avoir une idée de sa nature, il ne suffit même pas d’élever à l’infini les perfections que nous voyons dans les créatures il faut préciser que les perfections transcendantales des êtres créés l’être, le vrai, le beau, le bien, à quoi on peut ajouter l’intelligence, la volonté, l’amour, non seulement se trouvent en Dieu à l'infini, mais lui appartiennent d’une manière qui lui est exclusivement propre, et qui échappe complètement à nos investigations 01. Autrement dit, la manière dont Dieu est, connaît, vit, aime, agit, etc., ne ressemble à notre être, à notre activité intellectuelle, à notre vie, etc., que par analogie, et cette analogie est proportionnelle, sans rapports directs avec le créé. Par suite, l’action de Dieu sur sa créature est à la fois si profonde, si totale, si délicate, qu’elle est capable de lui donner tout sans la violenter le moins du monde. L’action de Dieu et celle de la créature ne se recoupent pas elles se réalisent sur deux plans essentiellement distincts, quoique inséparables. Dans un livre imprimé, on peut dire que tout est l’œuvre de l’écrivain, et tout l’œuvre du linotypiste, parce que les points de vue sont différents. De même, dans une action humaine, tout est de Dieu et tout est de l’homme, mais à des plans différents. L’homme, au plan créé, a l’initiative de ses actes ; il pense, veut et agit spontanément et librement. Mais tous ces actes sont de l’être, et cet être dépend nécessairement de l’Etre absolu comme un rayon de soleil dépend de sa source lumineuse. Sinon, il faudrait dire que quelque chose échappe à Dieu, que quelque chose existe en dehors de Dieu, et notamment que le sommet de la création l’activité intelligente et volontaire, n’est pas son œuvre. Ceci n’est pas possible ce serait mettre des limites à Dieu ; Dieu ne serait plus Dieu. Il faut donc admettre que l’homme a constamment besoin du secours de Dieu dans tout son être et dans tous ses actes, mais il faut bien savoir que Dieu est à la fois si transcendant et si immanent qu’il ne gêne en rien la spontanéité et l’autonomie de la créature. Transcendant, nous venons de le dire. il agit d’une manière qui dépasse ineffablement nos catégories ; immanent, il est plus intime à nous que nous ne le sommes à nous-mêmes. Il peut donc faire en sorte que nos décisions les plus personnelles soient aussi bien son œuvre — et même mieux — que la nôtre. Quand nous nous décidons spontanément, c’est lui qui donne la chiquenaude » nécessaire à l’apparition de cet être nouveau qu’est un acte de volonté. Quand nous agissons, c’est lui qui nous donne à chaque seconde l’énergie nécessaire. Et en tout cela c’est lui qui a l’initiative, car sans sa prévenance rien ne se produirait l’être créé dépend totalement et continuellement du Créateur. Mais sa présence au plus intime de notre être est si différente de notre propre présence à nous-mêmes, elle ressemble si peu à notre nature matérielle, spatiale, temporelle et mobile, qu’elle ne gêne nullement notre activité. Dieu, loin d’entraver notre liberté, en est la cause. Le bien est diffusif de soi ».. Nous connaissons cet axiome de Denys ; nous savons que S. Thomas le cite souvent. Il est particulièrement éclairant dans cette question Dieu est si bon qu’il ne veut pas être la seule cause des êtres ni les conduire seul à leur fin ; il veut les faire participer à sa causalité suprême, et leur donner le rôle de causes secondes » ; il veut pour ainsi dire avoir besoin des créatures pour agir sur elles ; il ne se réserve pas la fonction créatrice, mais il donne à d’autres le pouvoir d’être créateurs à leur tour ; et c’est pourquoi il a réalisé cette merveille qu’est l’être intelligent et volontaire, qui reçoit absolument tout de lui, mais qui, à son plan de créature, est vraiment libre et cause d’autres êtres. IT. — La révélation de la grâce La liberté de l’homme, nous le savons déjà, n’est pas absolue elle se heurte sans cesse au déterminisme des lois de la nature. Mais ce déterminisme, en un sens, n’est pas pour lui déplaire il satisfait son besoin de clarté et de logique, et lui permet de fonder la science et la technique. Par contre, en face du fait de la Révélation, il est dérouté. Que Dieu soit intervenu dans l’histoire du monde pour appeler l’homme à partager sa propre vie, voilà un fait qui ne rentre nullement dans le cycle des lois naturelles, universelles et nécessaires. C’est un fait contingent, qui dépend uniquement du bon plaisir divin ; il est du domaine de la grâce. Il est CAPITAL QUE LE CHRÉTIEN SOIT PROFONDÉMENT PÉNÉTRÉ DE LA GRATUITÉ DES AVANCES DIVINES, et médite sans cesse la miséricorde de Dieu, qui éclate dans tout le cours de l’Ancien et du Nouveau Testament. Et il lui faut en tirer les conséquences pratiques de reconnaissance et d’accueil, exigées par la dignité de Celui qui vient au- devant de lui. Dès les ORIGINES DE L’ANCIENNE ALLIANCE, c’est Dieu qui a l'initiative, c’est lui qui choisit Abraham, le Père des croyants, le conduit vers la Terre promise, lui multiplie les promesses purement gratuites, et lui propose un pacte, non d’égal à égal, mais comme ferait un monarque absolu avec le dernier de ses sujets. La seule chose que Yahvé lui demande en retour, c’est une fidélité totale, même au milieu des pires épreuves. Plus tard quand il s’est souvenu » de son peuple opprimé en Egypte, c’est lui qui le délivre par pure bonté, et il tient à ce qu’on sache qu’Israël n’y est pour rien, et qu’il n’a donc pas à s’en glorifier Ne dis pas dans ton cœur, lorsque Yahvé ton Dieu les chassera devant toi C’est à cause de ma juste conduite que Yahvé m'a fait entrer en possession de ce pays », alors que c’est en raison de leur perversité que Yahvé dépossède ces nations à ton profit. Ce n’est pas la rectitude de ta conduite ni la droiture de ton cœur qui te font entrer en possession de leur pays, mais c’est en raison de leur perversité que Yahvé ton Dieu dépossède ces nations à ton profit ; et c’est aussi pour tenir la parole qu’il a jurée à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob. Sache aujourd’hui que ce n’est pas la rectitude de ta conduite qui te vaut de recevoir de Yahvé ton Dieu cet heureux pays pour domaine car tu es un peuple à la nuque raide » 102, Cette action miséricordieuse et gratuite, DIEU LA POURSUIT SANS RELACHE, dans le but de faire l’éducation de son peuple. Il le sépare des nations païennes pour lui éviter la souillure des cultes idolâtriques Voici un peuple qui habite à part, il n’est pas rangé parmi les nations » Nomb., XXII, 9. Il fait de lui une nation sainte Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres et une nation consacrée » Ex., XIX, 6. Il authentifie les préceptes moraux de son autorité souveraine et exige qu’on les observe par respect pour lui C’est pour vous éprouver que Dieu est venu sur le mont Sinaï et pour que sa crainte, vous demeurant présente, vous garde de pécher » Ex., xx, 20. Il ne se contente pas d’une observation matérielle de la Loi, mais il veut une obéissance filiale Vous êtes des fils pour Yahvé votre Dieu » Deut., XIV, 1. Il veut même un amour réciproque, comme celui de l’épouse pour son époux Je te fiancerai à moi pour toujours, etc. » Osée, IT, 21-22. Quand son peuple l’a abandonné, il COURT A SA RECHERCHE comme un époux malheureux mais tout prêt au pardon Osée, II, 9, ou comme un pasteur à la poursuite de ses brebis égarées C’est moi qui ferai paître mes brebis et c’est moi qui les ferai reposer, oracle du Seigneur, Yahvé. Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je guérirai celle qui est malade » Ez., XX XIV, 15-16. Dans tout le cours de l’histoire biblique, il appelle son peuple à la pénitence, il l’éloigne des cultes dangereux, il le ramène à lui quand il s’est fourvoyé, il lui inculque progressivement les sentiments les plus touchants service respectueux du Seigneur, obéissance amoureuse à sa Loi, désir de l’intimité divine. Toujours c’est lui qui a l’initiative, et l’histoire entière d’Israël, depuis l’exode jusqu’au dernier prophète, est une preuve éclatante de sa bonté purement gratuite envers sa créature. Aussi ne peut-il supporter les orgueilleux qui se glorifient de leur force, de leurs richesses ou de leurs bonnes œuvres, et il se complaît dans les pauvres, les humbles et les fervents, dont nous connaissons si bien les sentiments par la voix des psaumes. La gratuité de la miséricorde divine ne se manifeste pas moins, au contraire, DANS LE NOUVEAU TESTAMENT que dans l’Ancien. À une grâce succède une autre grâce Jo., I, 16. Mais cette fois, c’est la pleine lumière, c’est le sommet des largesses divines. Dieu révèle enfin le grand mystère NOTRE PRÉDESTINATION éternelle dans le Christ Jésus Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ. C’est ainsi qu’il nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ Eph., I, 3-5. Jésus devient parmi nous l’expression vivante de la bonté du Père. Il court, à son tour, après la brebis perdue Jo., x ; il rappelle la miséricorde de Dieu envers l’enfant prodigue Luc, xv, 11-32 ; il envoie le Saint-Esprit, source de toutes les grâces. Mais toujours et en tout, c’est Dieu qui a l’initiative, c’est lui qui convertit les pécheurs et sanctifie les justes Sans moi vous ne pouvez rien faire » Jo., xv, 5. Il poursuit inlassablement les âmes jusqu’à ce qu’elles aient atteint le degré de sainteté qu’il leur a préparé J’ai confiance, dit S. Paul, que celui qui a commencé en vous cette œuvre excellente en poursuivra l’accomplissement jusqu’au Jour du Christ Jésus » Phil. I, 6. Et, dans le Nouveau Testament comme dans l’Ancien, les bénéficiaires des grâces divines ne sont pas ceux qui se glorifient de leurs œuvres, comme les scribes et les pharisiens, mais LES HUMBLES PÉCHEURS, qui regrettent leur mauvaise conduite et attendent tout de la miséricorde divine. Sur ce sujet les textes abondent et sont dans toutes les mémoires parabole du pharisien et du publicain Luc, XVIII, 9 à 14, pardon de la pécheresse de Magdala Luc, VIL 36-50 ; de la femme adultère Jo., VIII, 1-11 ; du bon larron Luc, XXIIL, 43, et de tous les malades qui ont eu la foi, ont répondu à la grâce et ont été guéris ; affirmations innombrables de S. Paul et des autres apôtres, spécialement dans l’épître aux Romains, etc. La gratuité du salut est manifestement un des enseignements les plus clairs de la Révélation cette doctrine est la base de toutes les autres, les éclaire, les soutient, et les résume. IT. — Théologie de la grâce actuelle Le travail du théologien est particulièrement délicat dans le chapitre de la grâce actuelle comment concilier le déterminisme de la nature, les lois de la métaphysique et la gratuité absolue du don divin ? C’est à cette œuvre que SAINT AUGUSTIN s'était longuement consacré. D'une part il est totalement fidèle à l’enseignement de la Révélation. Il accepte dans toute leur rigueur les formules les plus mystérieuses du Nouveau Testament. S. Paul surtout est son maître, lui qui a, le premier, si vigoureusement approfondi le mystère de la grâce. Il le cite souvent C’est pourquoi, disons-nous avec l’Apôtre — car il nous est impossible de nous exprimer mieux que lui — O homme ! vraiment, qui es-tu pour disputer avec Dieu ? Rom., IX, 20 » 10. Parfois, par exemple dans cette épître cv, son exposé de la grâce n’est guère qu’un commentaire de S. Paul. Mais d’autre part, dans ses œuvres de synthèse, il unit au donné révélé des éléments philosophiques empruntés aux NÉO-PLATONICIENS. Ainsi, dans le texte suivant du De Genesi ad litteram, on séparerait difficilement ce qui est propre au christianisme et ce qui est dû au platonisme. Parlant de la créature spirituelle en général, il écrit Quand elle s’est détournée de la Sagesse immuable, elle vit dans l’hébétude et la misère. Le moyen pour elle de vivre dans la sagesse et le bonheur est de se tourner vers le Verbe de Dieu, dont elle a reçu une existence précaire et la vie. La Sagesse éternelle ne cesse jamais de parler, par l’inspiration cachée de son appel, à cette créature dont elle est le principe » 104, Selon S. Augustin, le Verbe de Dieu est tout pour la créature. Il en est la source À quo existit, la fin béatifiante ad illum convertitur et il la poursuit de ses appels occulta inspiratione. Ainsi, de cet être informe », comme il dit souvent ici, il emploie l’expression ut sit utcumque », qui n’avait qu’une existence imparfaite et misérable, il fait un être resplendissant de sagesse et de sainteté ut sapienter ac beate vivat. SAINT THOMAS, lui, on le sait, présente une énorme supériorité sur S. Augustin il a introduit dans son système les principes métaphysiques par lesquels Aristote explique la nature des choses. S. Augustin ne s’intéresse pas à la constitution essentielle des êtres. Pour lui, Dieu seul mérite véritablement le nom d’Etre, parce qu’il possède en sa simplicité ineffable la plénitude de l’être. Quant aux créatures, quelles qu’elles soient, il ne s’y arrête pas. Elles lui apparaissent comme essentiellement déficientes, fluentes, et indignes de retenir notre attention. Pous employer les expressions de M. Marrou Les autres êtres, créés, révèlent une structure qu’on pourrait appeler spongieuse comme l’éponge est faite de tissus et de trous, de vides, ainsi les êtres sont faits d’être et d’une absence, d’un manque d’être, et ils peuvent se définir comme plus ou moins spongieux » 105 Au fond, pour S. Augustin, les créatures n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles nous conduisent au Créateur. Et sa position métaphysique est évidemment très favorable à un exposé de la grâce Dieu peut faire ce qu’il veut des créatures qui ne sont pas soumises à des lois rigides et nécessaires. Saint Thomas a une position très différente. Sans nier le moins du monde que les êtres créés doivent nous conduire à Dieu, et sans diminuer aucunement la portée du dogme de la grâce, il enseigne avec Aristote que les créatures ont une nature fixe, intéressante en elle-même, matière à une étude enrichissante, et sujette à des lois immuables. C’est là, il faut l’avouer, un tour de force. Comment a-t-il pu le réaliser ? 1. — Tout d’abord, S. Thomas accepte dans toute sa rigueur le donné révélé, le MYSTÈRE DE LA GRACE. Il est en cela le disciple fidèle de S. Paul, des conciles, de toute la tradition et spécialement de S. Augustin. Pour lui, comme pour S. Augustin, Dieu est à l’origine de la grâce, à son développement et à son terme. Prenons un cas concret la conversion d’un adulte. À qui revient l’initiative de la conversion ? À Dieu, dans sa bonté infinie, ou à l’homme, qui s’est mis à réfléchir sur sa destinée ? Contre Pélage et les semi-pélagiens, S. Thomas enseigne que l’initiative de la conversion revient à Dieu. Tout d’abord une initiative éternelle, qui s’appelle prédestination. De toute éternité, Dieu a eu l’initiative d’appeler cet élu à partager son bonheur céleste, et il a tout préparé pour lui favoriser la correspondance à cette vocation. Puis une initiative temporelle. À tel moment de l’histoire, Dieu a envoyé des grâces à cet adulte pour lui donner le sens du mystère, le sens de l’éternité, l’angoisse de son salut. Sans cette touche divine, l’homme n’aurait pas été orienté vers Dieu. Tout au plus aurait-il éprouvé des impressions sentimentales et poétiques naturelles, mais non pas un besoin de conversion proprement dite. Et cette initiative si complète se continue inlassablement, jusqu’au terme final. Elle est exigée spécialement chaque fois que l’âme doit faire un effort exceptionnel, par exemple un acte supérieur à ses capacités habituelles, en vertu du principe on ne peut donner ce que l’on n’a pas, on ne peut réaliser une chose pour laquelle on n’est pas outillé. L'initiative ne revient à l’âme que quand il s’agit d’actes ordinaires, proportionnés à son équipement » surnaturel. Mais ici encore, Dieu agit nécessairement, et donne tout à l’âme, même le don d’initiative. Ce que Dieu a réalisé au cours des siècles dans l’histoire d’Israël, il le répète pour chaque âme individuelle il s’occupe d’elle comme si elle était seule au monde, et il la soutient de ses grâces jusqu’au dernier instant, inclusivement. Inclusivement.…., que la persévérance finale elle-même est un don gratuit. C’est là un profond mystère. On peut en entrevoir la convenancce si on se rappelle que cette persévérance nous fixe pour l’éternité dans un bonheur infini comment mériter un bien infini en stricte justice ? La seule ATTITUDE CONVENABLE en face de cette grâce est l’humilité, la confiance et l’abandon Dieu ne nous refusera la grâce que si nous y mettons obstacle. Autrement dit, notre pouvoir en ce domaine si précieux est surtout négatif nous pouvons refuser la grâce de Dieu, nous pouvons gêner son action, mais nous ne pouvons pas la mériter strictement. De la sorte, c’est en toute justice que les pécheurs se damnent ils ont librement rejeté la grâce purement gratuite de Dieu. Reste que Dieu, s’il le voulait, pourrait amener malgré tout telle âme à suivre docilement ses inspirations il est assez puissant pour le faire sans violenter la liberté. Pourquoi ne le fait-il pas ? Pourquoi y a-t-il des damnés ? Les apologistes trouveront des raisons plausibles pour justifier l’enfer. Mais le dernier mot revient à la Sagesse mystérieuse de Dieu. Et c’est ce donné fondamental, base du christianisme, que S. Thomas accepte sans aucune restriction. En cela, la raison ne peut que s’incliner le chrétien est nécessairement un fidèle qui croit à la grâce. 2. — Ce mystère une fois admis, S. Thomas introduit largement dans le dogme les PRINCIPES MÉTAPHYSIQUES exposés plus haut. On peut dire en un mot que les rapports entre Dieu et l’âme sainte ne sont que la transposition au plan surnaturel des rapports préexistant naturellement. Au plan naturel, nous l’avons dit, Dieu est la source de l’être et de l’agir des créatures en vertu de sa transcendance et de son immanence, toute leur activité libre vient de lui, et cependant cette activité est vraiment leur œuvre personnelle et spontanée. De même au plan surnaturel Dieu est l’auteur de toutes les grâces actuelles, depuis les approches de la conversion jusqu’à la persévérance finale. Mais il agit en Dieu, D’UNE MANIÈRE SI TRANSCENDANTE ET SI IMMANENTE que l’âme atteinte par ses touches mystérieuses reste parfaitement libre. Elle se décide librement à se convertir ; elle répond librement à chaque motion de la grâce ; et elle se jette librement en Dieu pour l’éternité au dernier instant de sa vie terrestre. Dès qu’on veut pénétrer plus avant dans le mécanisme de cette collaboration de Dieu et de l’âme au plan surnaturel, diverses explications s’offrent à notre choix, présentées par les molinistes, les suaréziens, les thomistes du XVII* siècle, etc. A vrai dire, aucune de ces explications n’est satisfaisante. Les meilleurs thomistes du XX° siècle un P. Sertillanges, un P. Deman, et d’autres, avouent que certaines expressions pourtant devenues classiques prémotion physique, grâce suffisante, grâce efficace, etc., prêtent le flanc à la critique et ne peuvent être maintenues que moyennant des distinctions très subtiles pensons à Pascal ironisant sur la grâce suffisante » qui ne suffit pas toujours. En réalité toutes ces discussions interminables révèlent un climat très différent de celui de S. Thomas. Les théologiens de la Renaissance veulent mettre en relief la liberté de l’homme et son rôle dans l’affaire du salut. Ils ont parfois tendance à mettre l’action de Dieu et celle de l’homme sur le même plan, et à vouloir montrer comment l’homme, par son activité propre, peut transformer une grâce d’une certaine qualité grâce suffisante en une grâce supérieure grâce efficace. Ils cherchent, comme disait excellemment le P. Deman, à légaliser la grâce pour corriger le paradoxe d’un être libre et qui n’est pas maître de son destin » 106, S. Thomas se place à un autre point de vue. Il ne nie pas, certes, la liberté de l’homme ni son mérite surnaturel, mais il met surtout l’accent sur le rôle de Dieu et sur la gratuité du salut, et il ne concilie les deux données du problème liberté de l’homme et grâce purement gratuite, qu’en se référant à la nature profondément mystérieuse de Dieu et de son action sur les êtres. C’est pourquoi les termes fondamentaux qu’il emploie dans la division de la grâce sont ceux d’ opérante » et coopérante ». Cette distinction est essentielle en thomisme, et parfaitement accordée aux principes métaphysiques relatifs aux rapports de Dieu et des créatures 17. 3. — Mais en introduisant, autant que faire se peut, les lois de la nature dans le donné révélé concernant la grâce, S. Thomas n’oublie pas que la nature en question est surtout celle de l’homme, CORROMPUE PAR LE PÉCHÉ ORIGINEL. Et ceci l’amène à formuler une double précision importante. a Quoique la tache du péché soit totalement enlevée par le baptême, il reste cependant que L'HOMME DEMEURE AFFLIGE D'UN PROFOND DESEQUILIBRE dans toutes ses puissances. Les saints eux-mêmes sont incapables de retrouver exactement l’état de justice originelle au sens thomiste du mot. Même arrivés au plus haut degré de sainteté, ils conservent en eux un principe de désordre redoutable ; ce trésor de la grâce, comme dit S. Paul parlant de lui-même, ils le portent dans des vases d’argile, pour qu’on voie bien que cette extraordinaire puissance appartient à Dieu et ne vient pas de nous » II Cor.,iv, 7, et ils ne peuvent jamais se vanter d’être désormais impeccables. Le plus grand saint, au moment de la mort, se sait pécheur et n’espère en définitive son salut que de la miséricorde de Dieu. Cette doctrine est fort éloignée du naturalisme philosophique, qui juge qu’une éducation bien menée est capable de conduire l’homme à la perfection. Elle considère au contraire l’homme comme un malade incurable à un certain point de vue, et sous ce rapport elle est pessimiste. Mais elle oblige par là-même à une humilité profonde, à une défiance perpétuelle de soi, et à une confiance absolue en Dieu. Et comme nous savons qu’au grand Jour de la Résurrection, tout sera restauré dans l’intégrité parfaite, c’est, somme toute, l’optimisme qui domine de beaucoup dans l’âme du chrétien, et lui procure une joie inaltérable. b Cet optimisme est d’autant plus ardent que le CHRÉTIEN POSSÈDE EN LUI L’'ANTIDOTE MEME DU PECHE ORIGINEL. Nous avons distingué la grâce habituelle ch. XIIT et la grâce actuelle en ce ch. XIX. C’était nécessaire et conforme à l’enseignement de la théologie. Mais quand il s’agit de montrer comment la grâce guérit la nature corrompue, il ne faut pas oublier les rapports normaux qui unissent la grâce habituelle et la grâce actuelle celle-ci a pour fonction essentielle de préparer à celle-là. Or rappelons-nous les splendeurs de la grâce habituelle. Elle fait de nous des enfants de Dieu. Elle nous introduit dans le mystère de la vie Trinitaire, vie toute de bonté, d’amour et de don réciproque des Personnes divines, autant que de sainteté. Par suite, la racine même de notre désordre originel se trouve purifiée, cet égoïsme farouche qui nous faisait tout ramener à nous. Non seulement la grâce divine, en nous pénétrant à fond, nous rend ontologiquement saints et agréables à Dieu, mais elle nous communique le principe d’une véritable mémorphose psychologique et morale. Elle nous transfère d’un monde d’égoïsme et de désordre dans un MONDE DE CHARITÉ, d’oubli de soi et de dévouement à Dieu et au prochain. Et par suite, le désordre originel est sapé à la base. Ainsi rectifié radicalement par la grâce habituelle et fortifié par la grâce actuelle toute-puissante, le chrétien se sent armé pour aller à la reconquête de l’ordre originel. Quoique sachant bien qu’il ne l’atteindra jamais parfaitement ici-bas, il sait qu’il peut s’en rapprocher de plus en plus, et retrouver partiellement la paix et l’harmonie de l’Eden. C’est ce que font les plus grands saints. C’est ce que tous les chrétiens pourraient faire à leur manière, s’ils voulaient s’en donner la peine. Chapitre XX LA FOI Avec les vertus théologales, nous pénétrons AU CŒUR DE LA VIE MORALE CHRÉTIENNE. La foi est à elle seule tout un monde. Elle est la source de la vie surnaturelle. Elle intéresse toutes les facultés de l’homme son intelligence, en lui proposant la Vérité suprême ; sa volonté, en l’invitant à un dépassement absolu ; son coeur, bien souvent, en lui donnant la nostalgie de l'infini. Elle est aussi et surtout un don de la grâce. Car c’est Dieu qui attire l’âme ; c’est lui qui lui parle au cœur et lui révèle son intervention dans l’histoire de l’humanité ; c’est lui qui se donne à elle comme objet de connaissance amoureuse et comme motif d'adhésion ; c’est lui enfin qui la fait progresser dans cette voie. Selon notre coutume, nous ne traiterons pas la question sous tous ses aspects. Nous nous bornerons à ce qui nous semble le plus central et peut- être le moins connu la nature de la foi selon S. Thomas, et la vie de la foi dans notre âme ; l’auteur de l’Epfître aux Hébreux ne dit-il pas mon juste vivra par la foi » x, 38-42 ? I. — L’objet de la foi L'objet de la foi, dit S. Thomas, c’est la VÉRITÉ PREMIÈRE ». Cette expression ne se rencontre que sous la plume des théologiens. Elle est trop technique pour être employée dans le langage courant. Mais il est important de bien saisir la doctrine qu’elle renferme. Au plan naturel, quand nous faisons foi à quelqu'un, nous acceptons comme vraies LES PAROLES qu’il nous dit. L’objet total de notre croyance est l’affirmation qu’il formule. Nous admettons, par exemple, les récits d’un voyageur que nous savons sincère et bien informé ; nous faisons nôtres certaines conclusions scientifiques ou théologiques auxquelles nous ne comprenons rien, mais qui s'imposent à notre esprit à cause de la compétence de leurs auteurs. Dans tous ces cas, notre croyance s’arrête à une proposition, ou mieux à l’idée qu’elle exprime. Au plan surnaturel, nous trouvons sans doute quelque chose d’analogue quand nous faisons un acte de foi chrétienne, nous acceptons un ensemble de vérités appelées dogmes, et formulées, elles aussi, en propositions logiques. Nous en reparlerons plus loin. Mais à côté de cette ressemblance, il y a une différence essentielle. Alors que l’objet de foi humaine est une vérité particulière et souvent abstraite, l’objet principal de la foi surnaturelle est DIEU EN PERSONNE, Vérité concrète et infinie, et Vérité à un double titre. On distingue en effet couramment en philosophie, deux sortes de vérités la vérité ontologique, qui caractérise les êtres ceci est du vrai vin, et la vérité logique ce jugement est vrai. Or Dieu est vrai à ce double point de vue. D’abord il est la RÉALITÉ absolue, la seule qui compte en définitive. Puis il est la LUMIÈRE éblouissante, source de toutes les autres vérités. Et c’est à ce double titre qu’il est appelé Vérité première ». L’âme qui se convertit à la foi chrétienne ne vit plus désormais que pour l” Unique nécessaire ». Auparavant, son regard était borné aux choses de la terre et aux personnes humaines. Maintenant il s’ouvre sur l’infini, sur un infini qui éclipse toutes les lumières par son éclat. Et elle voit toutes choses sous le jour de l’éternité. Elle sait que tout le créé est à base de néant, une ombre misérable par rapport à la réalité divine, et que Dieu est la seule Valeur absolue pour toujours. Aussi éprouve-t-elle une transformation profonde dans toute sa vie psychologique et morale. Il lui semble qu’elle passe d’un chaos de tènèbres à un monde de lumières. D’autant plus que l’objet de sa foi n’est pas le Dieu des philosophes, dont la solitude inaccessible défie toutes les tentatives d’approche. C’est le DIEU DE LA RÉVÉLATION, Dieu intervenant dans l’humanité, depuis Abraham et les Patriarches, jusqu’à la fin du monde, dans le mystère de l’Eglise, en passant par Jésus-Christ, centre de l’histoire. C ”est pourquoi certains contemporains présentent le Christ Jésus comme l’objet propre de la foi, de préférence à Dieu-Trinité. On comprend leur intention, mais il n’y a pas lieu de modifier l’enseignement traditionnel. L'objet propre de la foi est DIEU-TRINITÉ, tout comme la Trinité est l’objet de la vision béatifique. La foi, en effet, prépare à la vision. Elle possède dans l’obscurité ce que l’âme bienheureuse contemplera en pleine clarté. Sans doute, en vertu du mystère de l’Incarnation, le Christ devient notre fin dernière, et donc l’objet de notre foi, puisqu'il est une Personne divine. Mais il n’est pas seulement une fin pour nous, il est aussi moyen par rapport à cette fin, puisqu'il a une nature humaine. Et même en tant que Verbe incarné, son rôle est de nous révéler la Trinité, de nous conduire à elle, et de nous faire participer à sa vie. Il faut donc maintenir avec S. Thomas que l’objet propre de la foi est la Vérité première » Dieu - Trinité connu par la Révélation. Retenons seulement avec soin que cette Révélation a son point culminant dans le Christ Jésus. En ceci, du reste, il n’y a pas non plus de différence essentielle entre la grâce et la gloire ici-bas comme au ciel, c’est par le Seigneur Jésus que nous allons à la Trinité. Ces notions permettent de saisir L'UNITÉ ET LA SIMPLICITÉ DE LA FOI malgré la variété des états au cours de l’histoire et le nombre relativement grand des dogmes particuliers. Toujours, en effet, quelle que soit l’époque où vit le fidèle, et quelle que soit la nature du dogme professé, l’objet de la foi est en définitive DIEU EN TANT QU'IL SE RÉVÈLE. Dans l’Ancien Testament il révèle progressivement sa nature, sa puissance, sa miséricorde, ses exigences de sainteté, ses promesses de salut. Dans le Nouveau Testament, c’est encore lui qui se propose comme objet de foi. L’Incarnation, c’est Dieu qui se fait homme ; la Rédemption, c’est Dieu qui sauve l’humanité ; la grâce, c’est Dieu qui communique sa vie aux âmes ; l’Eglise, c’est Dieu présent dans le monde, etc. Ainsi l’objet de la foi reste parfaitement un, au milieu de toutes ses formulations. Non pas que les DOGMES PARTICULIERS, précisés par les conciles, doivent être considérés comme négligeables ils s’imposent rigoureusement à notre foi théologale. Et les expressions littéraires elles - mêmes qui ont servi à les formuler ont une valeur définitive. Il serait vain d’alléguer que les concepts gréco-latins utilisés jadis par les Pères ne sont plus de mode aujourd’hui. Ce n’est sûrement pas sans une préparation providentielle que la logique et la langue grecques se sont trouvées à pied d’œuvre pour faciliter le travail des théologiens. Quoi que certains en disent, toutes les cultures n’ont pas la même valeur. La culture gréco - latine, affinée par des siècles de réflexion chrétienne, est plus que tout autre apte à exprimer les lois objectives de l’être et les intuitions naturelles de l’esprit humain. Même et surtout quand on veut présenter la doctrine catholique à des mentalités différentes, il faut d’abord la posséder dans les termes mêmes où elle a été formulée. Ces précisions ont valeur d’éternité. Mais il reste vrai que tout langage humain n’a qu’une fonction analogique lorsqu'il est appliqué aux réalités divines. La rigueur des concepts et des termes dans la formulation des dogmes ne doit donc pas évacuer le mystère, mais, au contraire, nous guider sûrement dans la voie qui nous conduit à Dieu. IT. — Le motif de la foi Le motif de notre foi est, d’un mot, LA PAROLE DE DIEU la foi naît de la prédication, et de cette prédication la Parole du Christ ou la Parole de Dieu est l’instrument » Rom., x, 17. Dieu, intervenant dans l’histoire du monde, ne se montre pas tel qu’il est il affirme certaines vérités par la Parole qu’il fait entendre aux prophètes, ou qu’il exprime par la bouche de son Fils bien-aimé. Par l’acte de foi nous acceptons cette Parole, nous assimilons son contenu, nous le faisons nôtre comme si nous avions nous-mêmes trouvé les vérités reçues. Bien mieux, nous accueillons ces vérités avec beaucoup plus de joie et de certitude que si nous en étions les inventeurs, car nous sommes par nature sujets à l’erreur, sauf en ce qui concerne les tout premiers principes et les toutes premières évidences, tandis qu’il n’y a aucun risque à accepter le témoignage de Celui qui est la vérité même. Certains contemporains parlent du risque de la foi ». Cette expression est d’origine protestante. On peut à la rigueur lui donner un sens acceptable dans un climat purement psychologique et dans le contexte d’une philosophie moderne, en précisant qu’il s’agit seulement d’impressions subjectives transitoires et de descriptions phénoménologiques. Mais, à la prendre dans son sens objectif, elle est fausse et blasphématoire la foi en Dieu ne peut être que source de certitude, de joie et de paix. D'autant plus que, objectivement, la foi n’est pas simplement un phénomène psychologique elle est une VERTU THÉOLOGALE qui nous fait participer réellement, quoique d’une manière très mystérieuse, à la connaissance même que Dieu a de lui. En effet, n’oublions pas que les vertus théologales découlent de la grâce comme de leur source. Or cette grâce, nous le savons, est une participation réelle, quoique analogique, à la nature même de Dieu Divinæ consortes naturæ » 2* Petri, I, 4. Donc les vertus théologales sont elles-mêmes une participation aux attributs de Dieu. Dans le cas de la foi, c’est à la Vérité divine que nous participons, à ce divin regard » que Dieu a de lui et de ses créatures. Tant que nous vivons sur cette terre, cette assimilation à la Vérité divine se fait dans l’obscurité. Elle n’en est pas moins réelle, et la vision de gloire au ciel ne fera que dévoiler à nos yeux éblouis le trésor que nous portons en nous ici-bas. La grâce atteint l’homme dans ce qu’il a de plus profond, l’essence même de son âme dont elle détermine la re-génération et comme la re-création. Pourtant, cette essence de l’âme est celle d’une âme douée de raison et d’intelligence ; c’est en tant que capable de connaissance intellectuelle, et par là d’amitié avec Dieu, que l’âme humaine est susceptible de ce don surnaturel et divin. On conçoit donc qu’en se répandant de l’essence de l’âme humaine, dans ses diverses facultés, la grâce atteigne d’abord la plus haute de toutes, cette faculté de connaître qu’est l’intellect, avec la raison qui n’en est que le mouvement même » 106, Tant que notre foi ne s’appuie pas essentiellement sur Dieu lui-même en tant qu’il est la Vérité même, elle n’est pas la vraie foi surnaturelle. Supposons que nous croyions pour des motifs de crédibilité différents, même très élevés, tels que la beauté du catholicisme, la cohésion de la doctrine chrétienne, l’autorité morale de l’Eglise, l’importance de certains miracles, etc., et que nous en restions là, nous n’aurions qu’une foi acquise », purement humaine, et qui ne nous introduirait nullement dans le sanctuaire de la Divinité. Nous resterions pour ainsi dire dans le parvis du Temple. Nous n’avons la FOI PROPREMENT DITE, surnaturelle et infuse, qu’à l’instant où nous dépassons tous les motifs de crédibilité apologétique pour ne plus voir que Dieu, Vérité suprême, et nous remettre totalement à lui pour le temps et l’éternité. En termes théologiques. les motifs » de crédibilité ne suffisent pas à constituer la foi théologale celle-ci est fondée sur la Vérité divine objet formel » de la foi, l’objet formel étant inséparable de l’objet matériel » qui est la vérité révélée, ou au fond, nous venons de le voir, Dieu lui-même. Le motif » au sens courant du terme, englobe l’ objet formel », plus précis. Cet acte de foi n’est pas seulement, on le voit, un acte d’intelligence il comporte aussi un acte de la volonté qui s’abandonne entièrement à Dieu. La foi morte », unie au péché mortel, est une monstruosité qu’on est bien obligé d’admettre, mais qui répugne, et dont les écrits du Nouveau Testament ne parlent jamais, si ce n’est au sujet des démons Ils croient et ils tremblent » Jac., II, 19. Mais quoique accompagnée normalement de la volonté, c’est l'intelligence qui a le rôle essentiel dans l’acte de foi. On dit souvent, à la suite de Rom. I, 6 et Act., VI, 7, que la foi est un acte d’obéissance à Dieu qui parle. Il faut préciser. L’obéissance est une vertu de la volonté, tandis que la foi est une vertu de l’intelligence. L’obéissance s’incline devant un ordre la foi adhère à la lumière divine. Sans doute, répétons-le, le rôle de la volonté est immense dans l’acte de foi, mais sa fonction est de mettre l'intelligence à même d’atteindre son objet propre la Vérité divine. Ainsi, en réalité, la foi ne s’arrête pas à la Parole divine elle va plus loin. Elle pénètre JUSQU’A LA SCIENCE MÊME DE DIEU. Si bien que tous les intermédiaires qui l’ont conduite jusqu’à ce sommet et qui sont tous les motifs de crédibilité ne font nullement écran entre Dieu et l'intelligence irradiée de ses lumières. L'Eglise elle-même, dit Cajétan, n’est que ministra objecti », la Servante qui a la garde du dépôt révélé, qui a la charge de l’expliquer, de le conserver, de le méditer, mais qui est elle-même soumise à ce trésor divin, et n’a d’autre idéal que d’introduire les âmes à son contact afin de les éclairer et et de les sanctifier. Elle est amenée par les nécessités de sa charge à préciser les dogmes. Mais son intervention en cette matière, nous l’avons déjà dit, ne fait que nous faciliter la connaissance de la vérité. En agissant ainsi, elle se conduit comme une Mère aimante et infaillible qui nous conduit sûrement au Père des lumières ». IT. — La vie de la foi Ce que nous venons de rappeler nous aide à comprendre comment le chrétien vit normalement dans une ATMOSPHÈRE SURNATURELLE, essentiellement différente de celle de l’incroyant. Tout en demeurant dans l’obscurité de la foi, il a une certaine expérience des choses divines qui lui tient lieu, pratiquement, de tous les arguments de crédibilité et lui dévoile un monde nouveau. Ainsi que le dit le P. Hugueny Quoique nous ne voyions pas Dieu par la foi, nous avons, par l'intuition de l’œuvre de sa grâce dans nos dispositions d’esprit et de volonté, la certitude de son action et de sa présence, et nous disons C’est lui », comme si nous le voyions, et nous croyons à sa parole, comme si nous l’entendions lui-même de nos propres oreilles extérieures, son Ephpheta ayant ouvert celles de notre cœur spirituel. Ainsi présentée par la grâce intérieure en même temps que par les concepts qui nous viennent de la parole extérieure, les réalités surnaturelles nous deviennent objet de sens intime, aussi bien que les réalités du monde de la sensibilité, et non plus seulement objet de connaissance abstraite » 109, Les chrétiens de vieille souche ne se rendent pas toujours compte de cette faveur d’ordinaire les convertis récents la remarquent mieux. Mais elle existe cependant à des degrés divers, et il ne tient qu’à nous de progresser dans cette expérience des choses divines. Il suffit de favoriser en nous le développement de la vertu de foi, celui des dons du Saint-Esprit qui s’y rattachent, et de vivre conformément à ces lumières surnaturelles. Le DÉVELOPPEMENT DE LA FOI dépend directement de Dieu étant une vertu infuse par lui dans l’âme, étant une participation réelle de la connaissance divine, elle est trop élevée pour que nous puissions la faire croître directement, à la manière des vertus acquises. Maïs nous avons dans cet accroissement un rôle qui, pour être indirect, n’en est pas moins indispensable il consiste à mériter que Dieu intensifie notre foi. Nous méritons surtout par la charité, mais aussi par tout acte fervent la prière, la répétion fervente d’actes de foi, les efforts assidus pour alimenter notre vue surnaturelle des choses divines au moyen de lectures pieuses la Bible surtout, de réflexions, de retraites spirituelles, etc. Normalement, en effet, la grâce et la nature collaborent. Si nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, nous préparons le terrain à la grâce, et nous l’aidons à pénétrer davantage en nous. Trop de chrétiens n’ont aucun souci d’avoir cette foi cordiale et profonde. Ils se contentent d’une foi sèche, superficielle, bornée aux formules du catéchisme dont ils n’ont pas pénétré la richesse. Ils oublient qu’on NE PEUT GUÈRE ÊTRE UN VÉRITABLE CROYANT SI ON N’EST PAS SAISI PAR LE MYSTÈRE DE DIEU. Il faut savoir unir les deux éléments d’une part accepter avec une docilité d’enfant les formules définies par l’Eglise, et en même temps méditer ces vérités afin de les assimiler et d’en vivre. L'histoire des dogmes et des hérésies prouve qu’il a été difficile au cours des siècles de tenir ces deux éléments à la fois. C’est cependant le seul moyen d’avoir une foi authentique et profonde. C’est ainsi que faisait saint Paul émerveillé par la sublimité de la Révélation, il méditait continuellement le dogme, surtout le dogme christologique, et y faisait des progrès constants, comme en témoigne la succession de ses épîtres. Et c’est ce qu’il recommandait aux fidèles Voici ma prière que votre charité croissant toujours de plus en plus s’épanche en cette vraie science et ce tact affiné qui vous donneront de discerner le meilleur et de vous rendre purs et sans reproche pour le Jour du Christ » Phil. I, 9-10. L’action des DONS DU SAINT - ESPRIT est aussi très précieuse dans l’accroissement de notre vertu de foi. S. Thomas, dans la Somme théologique, étudie de près, à cette occasion, les dons d’intelligence et de science. Il montre comment, grâce à ce précieux renfort des dons, la connaissance de foi devient plus fine, plus aiguë, plus pénétrante. C’est comme un regard perçant qui est accordé aux yeux de la foi. un regard plein de candeur et de lumière, quelque chose comme celui même de Dieu auquel il est emprunté. Ce regard, deux mots, selon S. Thomas, le caractérisent il est une perception. et il est une pénétration. des divins mystères. Il fait qu’on les connaît par le cœur. Et la perfection qui en résulte est cette pureté des yeux du cœur, laquelle est dès ici-bas récompensée par une certaine vue de Dieu » 110. Enfin la foi demande à être VÉCUE DANS TOUTES NOS ACTIONS, et a donc une influence universelle dans la vie morale du chrétien. Ainsi que l’explique Dom Lottin, la foi, tout comme la raison, a un double mode d’agir théorique et pratique. Théorique, elle nous révèle le vrai surnaturel ». Pratique, elle dicte le jugement pratique décisif du choix, en fournissant à celui-ci des motifs d’agir surnaturellement ». Et l’auteur n’a pas de peine à multiplier les exemples de cette influence. Dans tous les domaines maîtrise des passions, exercice de la tempérance, pratique de la justice, devoirs d’amitié ou d’amour conjugal, assistance sociale, etc., la foi inspire des décisions qui tranchent essentiellement sur les choix dictés par la simple raison naturelle 111, Les SAINTS et les MYSTIQUES connaissent bien les richesses et les complexités de la foi. Quand un Grignion de Montfort promet au fidèle esclave de Marie une participation à sa foi, il pense sûrement et à la vertu de foi, et aux intuitions des dons du Saint-Esprit, et au rayonnement de la foi dans toute la conduite La Sainte Vierge vous donnera... une foi pure... vive et animée par la charité. ferme et inébranlable comme un rocher. agissante et perçante, qui, comme un mystérieux passe-partout, vous donnera entrée dans tous les mystères de Jésus-Christ, dans les fins dernières de l’homme et dans le cœur de Dieu même ; une foi courageuse. enfin une foi qui sera votre flambeau enflammé, votre vie divine, votre trésor caché de la divine Sagesse et votre arme toute-puissante. » 112, Puisse sa promesse se réaliser à profusion dans le Peuple chrétien ! Chapitre XXI L'ESPERANCE Le traité de l’espérance semble un peu écrasé entre ceux de la foi et de la charité. Cette vertu suscite moins de problèmes que les deux autres. Elle est cependant d’une importance capitale, même et surtout en morale. Aussi les théologiens contemporains ont-ils renouvelé son étude 115, Nous rappellerons l’objet et le motif de cette vertu, en commençant par les données bibliques et historiques, et en ajoutant quelques précisions théologiques. Puis nous dirons un mot de son rôle. I. — Objet de l’espérance L’espérance apparaît pour la première fois dans l’histoire de la Révélation avec ABRAHAM. Le Seigneur lui promet une postérité innombrable et une Terre choisie entre toutes. Quand les Israélites sont installés dans la Terre promise, Dieu élève peu à peu leurs regards vers un idéal supérieur, vers une ÈRE MESSIANIQUE décrite sous les couleurs les plus alléchantes Le loup habite avec l’agneau, la panthère se couche près du chevreau, veau et lionceau paissent ensemble, sous la conduite d’un petit garçon. La Tache et l’ourse lient amitié, leurs petits gîtent ensemble. Le lion mange de la paille comme le bœuf. Le nourrisson s’amuse sur le trou du cobra, sur le repaire de la vipère l’enfant met la main ». Is., XI, 6-8. Ces images sont le symbole d’un bonheur spirituel, qui consistera surtout dans le règne pacifique de Dieu sur la terre, mais elles sont souvent comprises d’une façon matérielle, comme étant l’annonce d’une suprématie guerrière de la nation juive. Quant à un bonheur individuel situé dans l’autre monde, on ne fait que l’entrevoir, et encore très imparfaitement. Avec Jésus, tout s’éclaire. Le royaume de Dieu annoncé par les prophètes est présenté, dès le Sermon sur la Montagne, comme un royaume spirituel, déjà inauguré en la personne de Jésus Luc, IV, 21, mais qui n’aura son plein achèvement que dans un monde nouveau, à la PAROUSIE DU FILS DE L'HOMME. C’est sur cet aspect eschatologique que saint Paul insiste le plus La grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes, s’est manifestée, nous enseignant à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde, pour vivre. en attendant la bienheureuse espérance et l’Apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus » Tit., IT, 11-13. Vous vous êtes convertis à Dieu... dans l’attente de son Fils qui viendra des cieux » I Thess., I, 9-10. Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’ou nous attendons ardemment, comme sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, qui transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire » Phil. III, 20-21. Le salut espéré n’est pas seulement individuel, mais social et même cosmique La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu... avec l’espérance d’être, elle aussi, libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » Rom. VIII, 19-21. En analysant l’objet global de l’espérance évangélique, nous y trouvons ainsi PLUSIEURS ÉLÉMENTS la possession de Dieu, source essentielle de notre béatitude, la résurrection de nos corps, complément de notre bonheur, la société des élus, avec lesquels nous formons le Corps mystique, et enfin tout ce qui est moyen plus ou moins direct à l’obtention de cette fin, la grâce habituelle, la grâce actuelle, les sacrements, et même les biens temporels nécessaires. Il ne faut pas s’étonner qu’en face d’un objet aussi complexe eu des changements de perspective au cours des siècles. Au II siècle, les Pères insistent beaucoup sur la transformation cosmique suggérée par l’épître aux Romains U4 ji] y ait Il existe un moment de la pensée chrétienne où les écrivains ecclésiastiques, avec un certain ensemble, ont présenté le cosmos comme participant au salut de l’homme dans le Christ et même en ont parlé en termes si réalistes qu’ils semblent bien croire à la possibilité d’une sainteté immédiate du monde. La période des années 100 à 250 environ offre, croyons-nous, dans une atmosphère d’optimisme foncier, cette spiritualité des valeurs terrestres »!, Il y aurait là, s’ajoutant à l’enseignement de saint Paul, l’influence de la philosophie stoïcienne Il est évident qu’il y a, derrière ce culte voué au grand tout où l’homme s’intègre parfaitement, des thèses stoïciennes, que les Pères ont adoptées consciemment ou inconsciemment. C’est bien au stoïcisme qu’il faut recourir pour rendre compte de cette conception de la rédemption » {16, Puis apparaît le millénarisme, théorie attribuant au Christ l’établissement sur terre d’un royaume de mille ans. Théorie erronée qui aura cependant la vie dure. Aux Illfet IV siècles, beaucoup de Pères attendent la Parousie comme imminente, et leurs idées sur l’état de l’âme après la mort sont très floues. S. Augustin met en grande partie les choses au point il affirme que les martyrs jouissent de la vision béatifique sans attendre la résurrection. Et il est facile de déduire de son enseignement que tel est aussi le cas des autres saints. C’est précisément l’opinion qui se répand universellement, malgré quelques voix discordantes, et est adoptée par tous les grands scolastiques du Moyen Age. Pour saint Thomas, l’objet essentiel de l’espérance est la BÉATITUDE ÉTERNELLE, résultant de la jouissance de Dieu même!!”. L'objet secondaire comprend tous les biens célestes et terrestres ordonnés à la béatitude ib., a. 2 ad 2um. Par suite, l’âme sainte atteint l’objet essentiel de son espérance dès son entrée au ciel, avant même la résurrection des corps. Et ainsi la perspective semble s’être légèrement modifiée. À s’en tenir à ces textes sur l’espérance, on pourrait en conclure que cette vertu n’est plus précisément horizontale », comme dans le Nouveau Testament, mais verticale » elle ne tendrait plus avec autant d’ardeur vers la fin des temps, où auront lieu la résurrection des corps, la restauration de toutes choses et le Règne collectif du Corps mystique, mais se contenterait d’aspirer à la possession de Dieu après la mort. Toutefois il ne faut pas oublier l’ensemble de la doctrine catholique, et minimiser l’importance des FINS DERNIÈRES. En thomisme notamment, où le corps tient un si grand rôle dans toutes les sciences de l’homme, la résurrection est loin d’être négligeable. Elle apporte un élément secondaire de la béatitude, soit, mais cet élément est fort important. Actuellement nous ne pouvons analyser que difficilement l’état des corps glorieux il échappe trop aux lois du monde matériel. Nous ne voyons pas très bien dans tous les détails comment nos sens les plus élevés sensibilité, vue, ouïe, etc., pourront, une fois spiritualisés », contribuer à notre bonheur. Mais si l’explication est déficiente, le fait est indiscutable à la résurrection, nos corps contribueront sensiblement à notre bonheur. Nous ne formerons pas une société purement spirituelle, comme les anges, mais à la fois spirituelle, grâce à l’empire absolu de notre esprit, et corporelle, en vertu de nos relations vraiment humaines et sensibles. Ce qui est très ferme au jugement des théologiens est malheureusement oublié par la masse des fidèles. Beaucoup se font des joies du paradis une idée si pâle qu’ils préféreraient vivre toujours sur terre à condition qu’ils n’y souffrent pas trop. C’est pourquoi, de nos jours, on s’efforce de revaloriser l’aspect eschatologique de l’espérance. Maïs il ne faut pas en conclure que la doctrine catholique elle - même varie elle reste toujours identique. Seulement elle est si riche qu’il est difficile d’en saisir tous les aspects à la fois et dans leur harmonie primitive. Et il arrive que, sous l’influence extérieure et accidentelle de certains courants de pensée stoïcisme aux II°-IIT* siècles, individualisme au XIX*, esprit communautaire au XX°, on insiste tantôt sur un aspect, tantôt sur l’autre. Il suffit de faire sans cesse effort pour être le plus possible fidèle au Message évangélique authentique. Il. — Le motif de l’espérance Le catéchisme fixe le motif de l’espérance dans la promesse et la fidélité de Dieu parce que vous me l’avez promis et que vous tenez toujours vos promesses ». Ceci est conforme à de nombreuses paroles de L'ECRITURE. Dans la Genèse XX VI, 3, puis maintes fois par la bouche des prophètes, Dieu assure qu’il sera fidèle à son Alliance, à ses promesses. Et l’épître aux Hébreux aime à mettre en avant le même motif NS Restons inébranlablement attachés à l’espérance que nous professons, car celui qui a fait la Promesse est fidèle » Héb., x, 23 ; cf. Tit.,[, 2, etc.. Mais dans beaucoup d’autres textes, l’accent est mis sur la Toute- Puissance divine. Les prophètes la rappellent constamment. Les psaumes de confiance » aiment à chanter la force du Seigneur Mais Toi, Seigneur, tu es mon bouclier... Lève-toi, Seigneur, sauve-moi, mon Dieu ! Car tu frappes à la joue tous mes ennemis, tu brises les dents des impies » Ps. IIL, v. 4 et 8. Le Seigneur fera pleuvoir sur les impies charbons de feu et soufre et dans leur coupe un vent de flamme Ps. X, 6. Le Seigneur est le rempart de ma vie devant qui tremblerais-je ? Ps. 26, v. 1. Même confiance de S. Paul dans le Dieu Tout - Puissant, en Celui qui peut, par la puissance qui agit en nous, faire infiniment au-delà de nos demandes ou de nos pensées » Eph., IIT, 20, et qui fortifie à l’infini ses pauvres créatures Je puis tout en celui qui me fortifie » Phil., IIT, 13. Ailleurs encore, on fait appel à la miséricorde de Dieu. Et moi, comme un olivier verdoyant dans la maison de Dieu je me fie à l’amour de Dieu toujours et à jamais » Ps. LI, 10. De même S. Paul Maïs Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ — c’est par grâce que vous êtes sauvés ! — avec lui il nous a ressuscités et fait asseoir aux Cieux dans le Christ Jésus » Eph. IL, 4-6. Comment concilier tous ces motifs ? Quelle opinion choisir parmi toutes celles que les théologiens en ont tirées ? Une fois de plus l’'OPINION THOMISTE, pour qui la comprend, semble s’imposer. De même que pour la foi il y a des motifs de crédibilité qui sont préparatoires à la vertu théologale proprement dite, de même la promesse de Dieu est une condition préalable et indispensable de notre espérance en lui. Il est clair que nous n’aurions pas la prétention d’espérer le bonheur du ciel si Dieu lui-même ne nous l’avait promis. Et s’il nous a promis le salut, c’est à cause de sa miséricorde purement gratuite. En ceci nous sommes d’accord avec les théologiens qui insistent sur la Promesse de Dieu et sa miséricorde comme motifs de notre espérance. Mais si nous cherchons l’attribut divin qui justifie le plus fondamentalement cette vertu, par distinction de ceux qui fondent la foi et la charité, nous sommes obligés d’aller plus loin et de dire que la possession de Dieu dans la vision face à face est un mystère tellement incompréhensible, et qui dépasse de si haut les forces humaines, que seule la TOUTE-PUISSANCE divine nous parait rendre compte d’un tel prodige. Pour avoir la foi, il faut croire en Dieu-Vérité. Pour l’aimer, il faut tendre à lui comme au Bien suprême. Maïs pour espérer l’atteindre réellement, tel qu’il est, face à face, dans une vision qui nous assimile ineffablement à lui, il n’y a qu’un moyen adéquat sa Toute-Puissance, seule capable de réaliser cette merveille. Nous sommes tellement habitués, nous, chrétiens, à cette pensée d’aller au ciel, que nous trouvons que cela va de soi. N’oublions pas qu’il y a là un des mystères les plus profonds de la Révélation, que seule la Toute- Puissance divine peut expliquer. Ici encore, nous voyons que l” objet formel » de l’espérance, qui est la Toute-Puissance divine, est inséparable de son objet matériel », qui est la Béatitude divine Dieu seul peut donner Dieu. Remarquons du reste qu’il s’agit là d’une précision théologique. Même quand on admet la position thomiste, il peut très bien se faire que psychologiquement on soit plus sensible à d’autres motifs. C’est un fait, par exemple, que beaucoup de saints à l’agonie multiplient les actes de contrition et se réfugient dans la miséricorde divine tout naturellement le souvenir de leurs péchés passés leur fait demander grâce. Mais dans cet état psychologique l’âme fait abstraction du problème général de la possibilité de la vision béatifique. Elle s’arrête seulement à l’obstacle particulier le péché, qui est précisément supprimé par la miséricorde divine. C’est aussi pourquoi, concrètement, l’âme tentée de désespoir fera encore appel à d’autres secours la Passion de Jésus, la prière de Marie et des saints, etc. De l’avis de tous les théologiens, ces motifs ne sont que secondaires » dans la formulation de l’espérance. Et cependant ils pourront très légitimement absorber toute l’attention de l’esprit et soutenir efficacement la ferveur, surtout à l’agonie. Cette variété ne diminue en rien la valeur des principes théologiques le plan de la vie et la nature des motivations individuelles ne coïncident pas nécessairement avec le domaine de la théorie et la rigidité des notions générales et essentielles. III. — Grandeur de l’espérance La grandeur de l’espérance nous apparaît surtout dans son rôle et dans sa nature intime. I. Le RÔLE capital de l’espérance s’est manifesté dès le début de notre enquête. Quand nous avons recherché les grands caractères de la morale chrétienne, nous avons constaté que cette morale était à dominante nettement eschatologique. C'est-à-dire qu’il était impossible de la comprendre si on ne la voyait pas orientée vers le retour du Seigneur cf. chapitre IV. Ce que nous en avons dit alors nous dispense d’insister ici. Qu'est-ce, déjà, que l’Ancien Testament, sinon l’histoire de tout un peuple tourné vers l’avenir ? Depuis Abraham jusqu’à Jean-Baptiste, les Hébreux et leurs descendants ont attendu un bonheur qui se dessinait de plus en plus comme lié à l’action de Celui qui devait venir », le Messie. Et qu'est-ce que le Nouveau Testament et toute l’histoire de l’Eglise, sinon le rappel vivant et inlassable de notre vocation à une destinée future ? Depuis l’Ascension, l’Eglise demeure dans l’attente de la Parousie, et entraîne à sa suite des générations de fidèles, galvanisant leurs énergies, les aidant à supporter les maux de cette vie, et leur apprenant à transformer le monde terrestre sans oublier le ciel. Car il ne faut pas croire que l’espérance chrétienne les dispense de leurs devoirs d’état. Elle libère seulement leurs affections, en leur faisant apprécier la créature à sa juste valeur. Et elle leur apprend à TRAVAILLER LES YEUX FIXÉS AU CIEL. Cette vue, loin de les amollir, leur inspire un courage indomptable et un optimisme à toute épreuve. Quelles que soient les difficultés, ils sont sûrs de pouvoir compter sur Dieu, ici-bas et au ciel, et ils redisent avec S. Paul Qui nous arrachera à l’amour du Christ ? La tribulation ? La détresse ? La persécution ? La faim ? La nudité ? Le péril ? Le glaive ?.. Mais en tout cela nous triompherons grâce à celui qui nous a aimés. » Etc. Rom., VIIL, 35-38. Quelle différence avec ceux qui n’ont pas d’espérance », comme dit S. Paul consolant les fidèles qui pleurent leurs défunts ! I Thes., IV, 13. Pensons seulement à tels de nos contemporains les marxistes, qui n’espèrent qu’un bonheur matériel, les existentialistes qui prônent un désespoir absolu, tant d’incroyants, dont la vue est bornée aux horizons de cette terre. Tous ceux qui rejettent l’espérance chrétienne ne trouvent en définitive que tristesse, découragement ou joies factices et superficielles, à la merci du moindre choc. Par contre, le chrétien fidèle a une CONFIANCE ABSOLUE EN DIEU. Puisque l’espérance est une vertu théologale, elle s’appuie essentiellement et premièrement sur Dieu comme sur son motif formel. Il faut donc dire qu’en rigueur de termes elle n’admet pas le doute, simpliciter certa dici debet »!18 Sans doute cette confiance absolue en Dieu n’empêche nullement la conviction aussi absolue de notre misère, et donc n’écarte pas l’éventualité de notre damnation. Autrement dit, notre certitude du salut n’est pas d’ordre théorique, mais pratique. Et c’est pourquoi, selon S. Thomas, l’inquiétude résultant de la vue de notre déficience a besoin d’être guérie par un don du Saint-Esprit, le don de crainte. Mais il reste que la possibilité de notre damnation est accidentelle » par rapport aux principes qui fondent notre espérance. Elle est notre fait, non le fait de Dieu. Donc, dans la mesure même où nous nous appuyons sur Dieu, pour ne voir que lui, n’aimer que lui, et attendre tout de lui, nous pouvons être sûrs de notre salut L’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint - Esprit qui nous fut donné » Rom., v, 5. Et ceci explique comment l’espérance est un des fondements essentiels de la morale chrétienne à tout moment et en tout état, aussi bien chez l’humble fidèle qui lutte contre ses passions et meurt dans les bras du Seigneur que chez le saint qui n’arrive au sommet de la perfection que grâce à une espérance héroïque. IT. Importante par son rôle, l’espérance l’est aussi par sa nature intime. Elle est une vertu, et une vertu théologale. En tant que vertu, elle n’est pas simplement un état d’âme intermittent. Elle est une réalité stable orientée vers le Bien. Mais elle est une VERTU THÉOLOGALE. C’est-à-dire que cette réalité stable est une émanation de la grâce habituelle, une participation à la vie divine, au même titre que les vertus de foi et de charité. Nous avons vu comment la foi est une participation analogique à la Science de Dieu. Nous verrons que la charité est une participation analogique à l’Amour infini qui est l’Esprit-Saint. Mais que dire de l’espérance ? De quelle manière participera-t-elle à un attribut divin ? Alors que la foi et surtout la charité atteignent Dieu en tant qu’objet présent, l’espérance tend vers lui comme à un objet futur. Peut-on, dans ce cas, saisir de quelle façon elle est cependant une réalité divine ? En nous basant sur le motif formel de cette vertu, tel que nous l’avons exposé à la suite des thomistes, il semble certain que sa réalité surnaturelle n’est autre qu’une participation réelle et ontologique, quoique analogique, à la Toute-Puissance divine. L’espérance, disions-nous à l’instant avec Mgr Lanza, est rigoureusement sûre du salut parce qu’elle s’appuie sur Dieu même. Cela veut dire que, tout en étant tendue vers l’avenir, elle n’a aucun doute sur le résultat. Nous sommes bienheureux en espérance et ce bonheur n’est pas vain parce qu’il s’appuie sur la toute-puissance de Dieu ; nous vivons vraiment dans le secours de Dieu ; par lui nous possédons en espérance notre béatitude, tout comme Dieu possède la sienne en réalité. Nous sommes déjà de véritables Bienheureux, car ce qu’ils ont par une possession effective, nous l’avons par une espérance absolue, et l’assimilation à Dieu qui est celle des Bienheureux au ciel, nous la possédons déjà ici-bas dans l'espérance, qui est une possession anticipée de Dieu » 1°. En d’autres termes, Jésus-Christ, par son Incarnation et sa glorification, a comblé les vœux de l’Ancien Testament. Si nous lui restons unis, nous avons dès maintenant, pour l’essentiel, la vie éternelle J., VI, 54. Et le plein épanouissement de cette vie se réalisera infailliblement à la Parousie. On voit ainsi que l’espérance n’est pas inférieure aux deux autres vertus théologales, aussi bien dans sa nature que dans son rôle. Chapitre XXII LA CHARITE POUR DIEU Si mystérieuses que soient la foi et l’espérance, il semble bien que la charité le soit encore plus. L’amour naturel est déjà difficile à analyser à plus forte raison l’amour surnaturel. Ne pouvant tout dire, nous nous arrêterons à deux notions qui nous semblent capitales le motif de la charité et sa nature. I. — Le motif de la charité Il y a un principe très ferme dans la doctrine de S. Thomas, c’est que TOUT ÊTRE, PAR NATURE, AIME DIEU A SA MANIÈRE PLUS QUE LUI-MÊME » 120 S. Thomas n’en donne pas une démonstration en rêgle à chaque fois qu’il s’y réfère, il se borne à l’expliquer à l’aide de comparaisons excessivement élémentaires qu’il faut toujours comprendre analogiquement et métaphysiquement. Comme le dit M. Verneaux Les explications que donne S. Thomas, qui scandalisent ses adversaires et embarrassent ses commentateurs, à savoir que la partie se subordonne spontanément au tout, que la main se sacrifie d’elle- même pour protéger le corps, ces explications nous paraissent des comparaisons et non pas des raisons » 121, Mais quoi qu’il en soit de la rigueur très relative des termes employés, le principe est indiscutable. Dès qu’on sait ce qu’est Dieu — le Bien absolu — il est contre nature de l’estimer moins que nous. C’est encore ce que dit très bien M. Verneaux Si l’on aime Dieu comme fin dernière, on ne le traite pas en moyen d'atteindre autre chose ». Et il ajoute ceci est une proposition analytique », donc évidente ; la thèse est évidente par elle-même et n’a pas besoin de preuve » 122, Mais il ne suit pas de ce principe que tout homme acquière facilement la charité surnaturelle. D'abord l’homme est libre de suivre ou de négliger les tendances profondes qui l’orientent vers Dieu. Il arrive que certains esprits d’un orgueil satanique ou d’un égoïsme effréné se fassent consciemment le centre du monde et leur propre fin dernière. Et puis, note S. Thomas! le péché originel a bouleversé la nature de l’homme et lui rend difficile l’oubli de soi nécessaire pour tendre effectivement au Bien absolu. Mais même si ces deux obstacles liberté perverse et déviation originelle, sont surmontés, et donc si l’homme aime effectivement Dieu plus que lui- même, il ne faut pas croire qu’il obtienne automatiquement, de ce fait, un droit strict à posséder la vraie charité. Il peut très bien se faire qu’un philosophe ait pour l’Auteur de la nature » un sentiment réel d’estime et d’affection, mais qu’il ne se fie qu’à ses forces personnelles pour atteindre Dieu pensons aux néo-platoniciens Plotin, Porphyre, Proclus, etc., et à certains rationalistes modernes. Or Dieu est tellement transcendant qu’il échappe aux efforts les plus sublimes et les plus désespérés des créatures qui veulent le joindre par des moyens purement naturels. L’amour même, ce sommet des sentiments humains, laisse l’homme à une distance infinie de Dieu. Pour l’atteindre, il ne suffit pas de l’aimer d’une manière naturelle IL FAUT L’AIMER COMME IL VEUT ÊTRE AIMÉ, pour des raisons inspirées de la foi. Il faut l’aimer non pas comme l’Etre suprême, mais comme le Dieu de la Révélation, qui se fait connaître à partir d’Abraham, qui rachète l’humanité par l’Incarnation et la Rédemption, et la sanctifie par l'Eglise. Il ne suffit pas de l’aimer à cause des perfections infinies que le bon sens ou la philosophie découvrent en lui puissance, sagesse, bonté, etc., mais à cause de ces mêmes perfections connues à la lumière de la foi, et qui apparaissent de ce fait sous un jour éblouissant de nouveauté et de splendeur, sous un jour essentiellement surnaturel et divin. Enfin ces perfections, même envisagées surnaturellement, il faut les aimer, non par intérêt, mais d’un amour désintéressé. L’amour de convoitise est certes légitime. Il a sa place dans la genèse de l’espérance qui nous fait aimer Dieu comme la source de notre bonheur. Mais la charité est d’un autre ordre elle nous fait aimer Dieu pour lui- même, à cause de sa bonté absolue, à cause de son bonheur et de sa gloire à lui, et indépendamment des avantages qui nous en reviennent. En fait, cet amour est loin de nous être inutile il est aucontraire la source des joies les plus pures et le chemin le plus direct pour aboutir au bonheur éternel. Mais ce résultat n’est pas recherché pour lui-même. Au moment où nous faisons un acte de charité authentique, nous n’envisageons que Dieu et ses perfections absolues sa bonté essentielle, sa sagesse, sa puissance, etc. ; ou si nous pensons à ses perfections relatives Miséricorde, Providence, Justice, etc., nous les aimons, non pas tant à cause du bien que nous en retirons qu’à cause de la gloire qui en revient à Dieu. En tout cela nous sommes heureux de son bonheur à lui ; nous nous oublions pour ne voir que lui et n’aimer que lui. C’est l’amour oblatif » dans toute la force du terme, essentiellement différent de l’amour captatif ». L’amour que nous portons au Christ lui-même, au dire des théologiens, peut ne pas être nécessairement un amour de charité. Il peut n’être qu’un amour de gratitude, et à ce titre, certes, il est extrêmement précieux, et nous introduit très efficacement dans l’amour de charité. Mais enfin, pour aboutir à cet amour de charité, il faut dépasser la simple reconnaissance et arriver à aimer Jésus-Christ pour lui-même. Toutes ces précisions théologiques paraîtront peut-être superflues à certains, qui prétendent que la vie » ne s’embarrasse pas de tant de subtilités. C’est à voir Qui sait si bien des chutes lamentables et surprenantes, à notre époque surtout, ne viennent pas de l’oubli de la vraie charité ? Peut-être que si nous connaissions les antécédents spirituels de ces hommes qui semblent tomber si subitement du firmament, nous ne serions nullement surpris, car nous saurions qu’ils ne s’étaient jamais décidés à aimer Dieu vraiment, d’un amour oblatif et désintéressé. IT. — Nature de la charité Pour approfondir la NATURE PSYCHOLOGIQUE de la charité, S. Thomas a utilisé les analyses d’Aristote sur l’amitié. Il montre comment la charité est une amitié entre Dieu et l’homme. Ainsi qu’il arrive toujours quand on s’efforce de pénétrer les réalités divines, cette notion demande à être prise analogiquement. L’amitié et ses composantes amour de bienveillance, réciprocité, communauté de vie, s’appliquent à la charité d’une manière nécessairement approximative. On peut même à ce sujet parler d°’ option », de choix comportant une part d’arbitraire, motivé par l’impossibilité de trouver mieux Sans doute, dit le P. Olivier, du moment qu’on applique l’esprit à l’étude d’une réalité aussi mystérieuse, il est inévitable qu’on introduise dans cette analyse certaines options. Le jour sous lequel on envisage l’objet conditionne l’image que l’on s’en fera c’est la loi de toute entreprise humaine. Ce qui importe donc, c’est d’utiliser, pour cerner le réel, les cadres intellectuels les mieux adaptés, les moins déformants. Or, tout ce que S. Jean nous dit de la charité semble appeler comme son cadre naturel la définition de l’amitié qu’Aristote a mise au point dans son célèbre Péri Philias » 124, Les analyses de S. Thomas en la matière sont devenues classiques tous les manuels les reproduisent. Nous ne pouvons qu’y renvoyer. Mais il faut veiller à ne pas se contenter d’un schématisme desséchant. Il faut atteindre toute la substance contenue sous des termes apparemment trop pauvres. Quand on savoure les expressions enflammées des auteurs inspirés, des saints et des mystiques, on a peine à saisir comment de tels accents peuvent n’être que le témoignage d’une amitié. Pour le comprendre, il faut d’abord approfondir la notion d’amitié. Certains auteurs l’ont très bien fait 12°. Et puis il faut se souvenir que l’amitié elle-même se laisse difficilement réduire à de froids concepts. On la définit habituellement un amour de bienveillance réciproque. Soit, mais, ainsi que le remarque justement M. Verneaux, il ne faut pas séparer complètement amour de bienveillance et amour de convoitise il convient plutôt de doser convenablement ces deux sentiments Impossible de séparer et même de distinguer dans l’amitié le mouvement de l’égoïsme et celui de l’altruisme ils sont confondus. Mieux vaudrait dire sans doute que les deux concepts, en raison de leur dualité même et de leur opposition, sont inapplicables à l’amitié qui les transcende » 126, Ceci une fois admis, on s’explique comment l’amour de Dieu, tout en n'étant nullement un amour comparable aux passions sensuelles, est cependant capable de produire des effets extrêmement violents dans la psychologie de l’homme, y compris sa sensibilité et même parfois son corps. Et on comprend alors des accents tels que ceux-ci, du Cantique des Cantiques, appliqués à l’amour de Dieu Qu'il me baise des baisers de sa bouche ! Tes amours sont délicieuses plus que le vin ; l’arôme de tes parfums est exquis, ton nom est une huile qui s’épanche... I, 2-3. Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l’amour est fort comme la Mort, la jalousie inflexible comme le Shéol. Ses traits sont des traits de feu, une flamme de Yahvé » VIIL, 6. * Mais l’étude psychologique de la charité ne suffit pas à nous en dévoiler toute la richesse. Il faut de plus en saisir la NATURE ONTOLOGIQUE. Déjà le simple amour naturel ne se réduit pas à une série d’actes intermittents d’affection. Si l’on dépasse son expression phénoménologique pour rechercher la source profonde de ces actes, on aboutit nécessairement à une réalité métaphysique, disposition intime de l’âme, qui la modifie ontologiquement par rapport à l’objet aimé. À plus forte raison la charité est-elle une réalité permanente, et non pas seulement naturelle, mais proprement divine. En quoi consiste cette réalité ? Tous les théologiens catholiques admettent que la charité est une qualité surnaturelle qui perfectionne l’âme dans ses rapports avec Dieu. Mais tous ne sont pas d’accord sur la nature précise de cette qualité. Pour Scot et beaucoup de ses disciples, ainsi que pour Bellarmin, la charité s’identifierait avec la grâce habituelle. Cette identification n’est guère dans le sens du Nouveau Testament, où nous voyons nettement distinguées grâce et charité Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous » 127. Aussi S. Thomas et ses disciples enseignent-ils que la charité, tout comme les deux autres vertus théologales, est une VERTU INFUSE, qui a son siège dans la volonté. Elle dépend de la grâce comme de son principe, mais elle s’en distingue spécifiquement. Alors que la grâce sanctifie la substance de l’âme, la charité, comme un ruisseau coulant d’une source, ou une branche se rattachant au tronc, découle de la grâce et sanctifie la volonté. Mais comment nous représenter cette vertu ? Il est bien difficile de le préciser exactement. Nos concepts sont fort déficients pour exprimer une réalité aussi mystérieuse que notre participation à la vie divine. Toutefois, si l’on admet l’explication que nous avons donnée de la grâce habituelle chapitre XIIT, la charité nous apparaît dans une perspective d’une grandeur infinie. Par la grâce, disions-nous, nous sommes élevés à un plan transcendant, au niveau même de la Trinité. Tout notre être est transformé en ses profondeurs la nature divine se greffe sur notre nature humaine ; de nouvelles facultés », essentiellement surnaturelles, jaillissent de cette source humano-divine et participent à l’activité du Verbe de Dieu et de l'Esprit d’amour. Si bien que notre amour de Dieu n’est pas seulement un sentiment humain, comparable à celui d’un amant passionné ou d’une mère héroïque il est infiniment supérieur. Intimement uni à l’amour du Christ, il participe à l’élan même qui unit le Père et le Fils et qui est un amour substantiel, une Personne divine. Notre élan d’amour est une participation réelle, quoique analogique, à la spiration de l’Esprit-Saint, de même qu’un morceau de fer, jeté dans la fournaise, devient du feu sans cesser de rester du fer. Il ne faut donc pas mesurer cet amour surnaturel d’après le sentiment psychologique que nous pouvons en avoir il est par nature infiniment élevé au-dessus de l’expérience psychologique. Même si nous restons apparemment froids dans notre sensibilité, même si nous sommes plus émus par les objets naturels qui frappent nos sens que par la beauté de Dieu, peu importe dès lors que nous possédons la vie de la grâce, notre amour de Dieu est en réalité digne de lui, parce que divin, et il dépasse en valeur toutes les émotions de la terre, même les plus élevées. Il arrive que des personnes privilégiées, les mystiques, expérimentent ces réalités grandioses et goûtent un peu, dès ici-bas, les jouissances du ciel Ce que le chrétien en état de grâce sait de son insertion dans la vie trinitaire, ce que le bienheureux en voit au ciel, le mystique l’expérimente en son âme. MAIS LA RÉALITÉ FONCIÈRE EST LA MÊME ; seule la clarté diffère, et avec la clarté, la jouissance » 128, On voit ainsi comment la charité ne passe jamais » 1 Cor., XIII, 8. Notre amour actuel de Dieu est essentiellement aussi sublime qu’il le sera au ciel. Quand nous aimons Dieu, c’est nous, sans doute, qui l’aimons personnellement, mais c’est encore plus le Verbe incarné qui l’aime en nous. Et quand nous aimons le Fils, c’est avec l’amour du Père, car l’amour commun du Père et du Fils n’est autre que le Saint-Esprit auquel nous participons. La charité nous fait participer à l’activité même de la Trinité. En rigueur de termes, comme le précise Prümmer, ce n’est pas elle qui justifie » les pécheurs, qui les rend saints. Elle les dispose seulement à la justification. C’est la grâce sanctifiante qui est la cause formelle et efficiente de la justification. Mais une fois qu’on possède la vie de la grâce, soit par la contrition imparfaite jointe aux sacrements de pénitence ou d’extrême- onction, soit par la charité parfaite, avant même qu’on ait pu recevoir un sacrement, cette charité est la pièce maîtresse de notre organisme spirituel. Elle nous permet de nous conduire envers Dieu avec une familiarité stupéfiante à l’excès », selon l’expression de l’Imitation de Jésus-Christ. Cette sublime élévation ne doit pas nous faire oublier que nous sommes toujours pécheurs, sujets au péché, victimes du désordre originel. Nous ne devons donc pas nous départir d’un respect infini pour le Dieu trois fois saint et d’un repentir continuel de nos fautes. Mais en même temps, nous pouvons nous approcher avec assurance du trône de la grâce Héb., IV, 16 la charité répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné Rom., v, 5 nous accrédite auprès du Père ; nous lui offrons, grâce au Christ et à l’Esprit, un hommage digne de lui. Grâce au Christ et à l’Esprit-Saint. Grâce aussi, ajouterons-nous avec conviction, à la Vierge Marie. Il n’est nullement déplacé, en effet, de rappeler ici son rôle trop peu connu dans notre accession auprès du Père. C’est à tort qu’on relègue son intervention au rang des dévotions facultatives. Comme le dit précisément à ce sujet le P. Gilleman, se référant au P. Mersch Parallèlement, puisque le Christ, et donc sa grâce et sa charité que nous participons, ont irrévocablement un aspect mariai », s’il est vrai que Jésus-Christ ne fut possible que grâce à la Vierge, une vie chrétienne, et donc une morale chrétienne, doivent recéler dans leur ontologie et leur psychologie un aspect filial, simple, confiant, qui réponde à cette présence maternelle dans l’économie de notre agir. À cause d’elle, le christianisme se présente avec une nuance unique d’espérance, de joie, de vérité humaine », et, pour les pécheurs, pour eux surtout, le christianisme n’a toute sa bonté que parce que la Vierge, la Mère, est là » 12°, C’est un fait d’expérience solidement fondé en doctrine que la Vierge Marie a le secret de communiquer à ses enfants son esprit de profonde humilité et de filiale simplicité envers Dieu. Chapitre XXTII LA CHARITE POUR LE PROCHAIN Parmi les diverses questions traitées dans les manuels au sujet de la charité pour le prochain, il y en a une centrale et cependant peu étudiée, peut-être parce qu’elle est difficile quelle est la nature de notre amour du prochain ? Autrement dit que signifient ces mots de l’acte de charité J’aime mon prochain pour l’amour de Dieu » ? C’est à cette seule question que nous nous arrêterons. Nous verrons d’abord les diverses opinions en présence ; puis nous proposerons celle qui nous paraît préférable ; et enfin nous discuterons les difficultés. [. — Opinions diverses sur la nature de l’amour du prochain 130 1. — Certains théologiens, par exemple Th. Monnichs en 1898, pensent que dès qu’on aime le prochain à cause de Dieu, même pour des raisons d’ordre naturel et philosophique, on l’aime d’un amour de charité. Ces auteurs semblent oublier que la charité pour le prochain est essentiellement surnaturelle. Nous avons suffisamment rappelé au chapitre précédent que la charité pour Dieu exige la foi et des motifs d’ordre, non seulement surnaturel, mais théologal. Or la charité pour le prochain est de même nature que la charité pour Dieu. Elle exige donc aussi des motifs surnaturels. 2. D’autres demandent à bon droit que les motifs de notre amour du prochain soient inspirés par une vue de foi. Quelles que soient les qualités de celui-ci surnaturelles par exemple la grâce habituelle ou naturelles par exemple l’immortalité de son âme, peu importe ; du moment que l’on se base sur les lumières de la Révélation pour estimer ces qualités et aimer ceux qui les possèdent, on fait un acte de charité. Telle est l’opinion d’auteurs modernes tels que Noldin, Génicot et autres. Nous pensons qu’il faut pour le moins faire une distinction importante. Nous discuterons plus loin l’opinion qui fonde la charité sur des qualités surnaturelles. Pour l’instant, contentons-nous de dire que ce serait rabaïisser la charité que de lui donner comme motif des qualités naturelles, même connues à la lumière de la foi. En effet, ce sentiment qui nous fait aimer le prochain pour ses qualités naturelles connues à la lumière de la foi est plutôt une vertu morale l’amitié, ou simplement l’amour d’estime et de bienveillance. Ce n’est pas une vertu théologale. Or la charité pour le prochain est une vertu théologale ; l’enseignement du Seigneur est formel Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? » Jésus lui dit Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable Tu aimeras ton prochain comme toi-même » Mt., XXII, 36-39. Il faut donc trouver à la charité proprement dite pour le prochain un motif supérieur. 3. Pour Lehmkul, et des dominicains, tel Prümmer, ce motif n’est autre que la vie de la grâce dans les âmes des justes 1, Ces théologiens pensent sauvegarder ainsi le caractère théologal de la charité pour le prochain. Ils estiment que la bonté essentielle de Dieu et cette même bonté participée par les créatures en état de grâce constitue un seul et même motif d'amour. Ils reconnaissent, à vrai dire, qu’il y a une différence d’espèce entre la sainteté de Dieu et celle des créatures, et que la seule ressemblance entre elles est une ressemblance analogique. Mais cela suffit, disent-ils, pour que la charité qui en découle soit une même et identique vertu de charité. Nous sommes ici au cœur du problème. Le plus clair de notre étude consistera à confronter cette opinion avec celle de S. Thomas. 4, S. Thomas, en effet, a une position nettement différente. Il identifie beaucoup plus formellement l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Selon lui, ces deux amours n’ont qu’un même motif, qui est LA BONTÉ ESSENTIELLE DE DIEU. Pour aimer le prochain d’un amour de charité, il faut l’aimer à cause de Dieu lui-même. Le mouvement de bienveillance et de bienfaisance qui nous porte vers lui doit être essentiellement déterminé par la complaisance qui nous porte vers Dieu dans l’acte de charité pour lui. Non pas qu’il soit nécessaire d’orienter explicitement son amour vers Dieu à chaque fois que nous faisons un acte de charité pour le prochain ; mais il faut du moins que le motif profond et implicite qui nous porte vers celui-ci soit l’amour de Dieu lui-même. S. Thomas tient fermement à cette position. Il la défend à plusieurs reprises, soit dans les questions de Caritate, soit dans la Somme théologique quand il étudie spécialement cette vertu!*?, soit même quand il en parle d’une manière occasionnelle, par exemple au sujet du respect dû aux supérieurs La raison d’aimer le prochain est Dieu. En effet, par charité, nous n’aimons dans le prochain que Dieu non enim par caritatem diligimus in proximo nisi Deum » 1%, Et il ajoute que c’est pour cela que notre charité pour le prochain est identique à notre amour de Dieu Et ideo eadem caritas est qua diligitur Deus et proximus ». Cette opinion est partagée par S. Bonaventure au XIII siècle, par Vasquez, Lessius et d’autres auteurs à la Renaissance et au XVII siècle ; par Billot et le cardinal van Roey au xxe siècle. Mgr Lanza, auquel nous empruntons la plupart de ces renseignements, l’adopte et la défend vigoureusement. Il se base principalement sur ce principe que la charité, pour garder son unité, doit être déterminée et spécifiée par un seul et même objet formel. Or il ne voit pas comment une réalité créée », la grâce, peut être le même objet formel que la bonté incréée » de Dieu. 5. C’est l’opinion de S. Thomas que nous adopterons. Mais avant d’en étudier le bien-fondé, il convient d’exposer une opinion récente, intermédiaire, pensons-nous, entre les deux précédentes. Elle a été proposée par le P. Plé!%%, Il ne donne pas précisément comme motif de la charité la présence de la grâce habituelle — et ainsi il se distingue des partisans de l’avant-dernière opinion n° 3 ; — il ne se contente pas non plus des formules de S. Thomas que nous avons citées. Mais, tout en tenant aux principes de S. Thomas, il les présente dans un contexte nouveau, celui de mystère ». Les objets de notre charité, dit-il, sont — sur cette terre — une réalité d’ordre mystérique » p. 130. Dieu et le Christ sont si intimement unis à l’Eglise, mystère de Dieu » p. 131, qu’en atteignant l’Eglise, on atteint Dieu ; en aimant les membres de l’Eglise, on aime Dieu Dieu et le Corps mystique du Christ sont, pour nous, une insécable réalité mystérique » p. 131. Par et dans ce qu’il y a d’humain et de visible dans la communauté de vie de l’Eglise, j’entre dans la communauté de vie divine. Au plan du mystère, cela ne fait qu’un et ne peut être séparé » p. 132. L'Eglise n’est donc pas seulement fondement de la charité, elle est à la fois son objet formel et son signe, l’objet inaccessible dans son accessibilité, son mystère. De même les personnes humaines, termes de la charité, sont aimées comme des mystères de Dieu, terme premier de la charité » p. 133. Ces citations suffisent, pensons - nous, pour montrer comment cette opinion est intermédiaire entre les deux précédentes. Elle tient à la fois de celle de S. Thomas on aime vraiment le prochain pour l’amour de Dieu. Elle tient aussi de celle de Prümmer on l’aime également à cause de sa participation à la vie divine. Mais l’accent est mis ici sur la vie divine en tant que possédée dans la communauté ecclésiale, signe de la présence de Dieu. Et précisément il nous semble que c’est là le point faible de cette opinion. D’abord, nous ne voyons pas comment, dans ce cas, la charité peut s’étendre à ceux qui sont hors de l’Eglise, alors que ceux-là aussi sont objet de la charité chrétienne. Et puis, dans la mesure où la charité a pour objet formel l’Église, qui est de l’ordre créé » — dans le sens où, en théologie, la grâce est dite créée », — nous ne saisissons pas comment elle peut être une vertu théologale, vu qu’une vertu théologale a pour objet formel Dieu lui-même. IT. — Opinion proposée la charité pour le prochain a pour objet formel la bonté essentielle de Dieu Pour comprendre la position de S. Thomas, il nous semble qu’on peut recourir à trois arguments principaux, tous trois fondés sur ce PRINCIPE admis en théologie que la charité pour Dieu et la charité pour le prochain sont une seule et même vertu. Dans le premier nous considérerons la charité dans sa source ; dans le deuxième, nous l’étudierons dans son retour de l’homme à Dieu ; et dans le troisième, nous recourrons à un raisonnement psychologique. 1. — LA SOURCE DE LA CHARITÉ se trouve en Dieu, ou, pour parler par appropriation, dans le Saint-Esprit. L’objet éternel de cet amour est évidemment le bien infini de Dieu. Le Père aime le Fils et ne peut aimer éternellement que lui d’un amour infini, puisqu'il se retrouve en lui. Le Fils ne peut aimer à l’infini que le Père, Principe de la divinité. Tout autre objet aimé par les Personnes divines ne peut être un terme final de leur amour. L’infini ne peut s’abaisser à aimer le fini en tant que tel Dieu ne peut aimer la créature qu’en tant qu’elle participe à sa bonté essentielle et pour ainsi dire sans s’arrêter » à cette qualité créée, mais en la traversant » pour ne se reposer qu’en lui-même. En définitive, DIEU NE PEUT AIMER QUE DIEU D'UN AMOUR ABSOLU. Or notre charité pour le prochain constitue, dit S. Thomas, un même habitus avec notre amour de Dieu. Elle est donc une participation réelle et ontologique, quoique analogique, à l’amour incréé de Dieu, tout comme notre charité pour Dieu. Un chrétien qui aime son prochain d’un amour de charité authentique n’agit pas seulement en tant que créature, mais en tant que créature divinisée. Le mouvement de bienveillance et d’amitié qui le pousse vers le prochain vient de Dieu plus encore que de lui. S’il était en état de péché mortel, IL LUI SERAIT RADICALEMENT IMPOSSIBLE D’AIMER SON PROCHAIN D'UN AMOUR RÉEL DE CHARITÉ. Il pourrait faire extérieurement en sa faveur des actes de bienfaisance, tels que l’aumône, le soin des malades, etc. ; il pourrait même avoir pour lui des sentiments d’amitié inspirés par la foi — une foi morte » — et donc d’ordre surnaturel. Mais il serait à une distance infinie de la charité divine. Donc, étant donné cette transcendance ontologique de la charité chrétienne, qui assimile si merveilleusement l’homme à Dieu, il semble préférable d’admettre que, chez le chrétien comme en Dieu, le motif formel de l’amour du prochain est Dieu en personne. De même que l’amour de Dieu, disions-nous, traverse » les objets créés pour se reposer dans la divinité, ainsi le chrétien voit Dieu et aime Dieu dans ses frères. 2. — Rappelons-nous maintenant la NATURE DE LA CHARITÉ DU FIDÈLE POUR DIEU. Nous avons vu que le motif de cette charité est Dieu aimé pour lui-même. Tout autre motif semble incapable de fonder un amour essentiellement théologal et oblatif ». Or la charité pour le prochain est identique à la charité pour Dieu. Donc le motif qui l’inspire doit être du même ordre il ne doit pas se fonder sur une réalité créée, mais SUR UN BIEN STRICTEMENT INFINI. Mais les réalités de la grâce, si transcendantes qu’elles soient, ne sont pas en elles-mêmes de tout point infinies. Etant une participation de la bonté divine, elles sont bornées et, pour faire court en employant un terme reçu à ce sujet en théologie, elles sont créées ». Donc on ne voit pas comment ces réalités suffiraient pour motiver la charité chrétienne. Qu’on les envisage dans leur individualité concrète telle âme en état de grâce ou dans leur collectivité l'Eglise, Corps mystique du Christ, elles ne participent qu’analogiquement aux perfections divines. Sans doute l’Eglise a ceci de propre qu’elle est le signe et l’instrument de la présence divine. Mais même si nous aimons ses membres en tant qu’ils font partie du mystère de l’Eglise, c’est toujours à une réalité créée » que nous nous arrêtons. Il semble qu’il faut aller plus haut, jusqu’à Dieu lui- même. Autrement dit, l’amour du prochain n’ayant pas le même objet matériel » que la charité pour Dieu, il faut au moins qu’il ait le même objet formel » s’il veut faire avec elle une seule vertu. 3. — Un troisième argument D'ORDRE PSYCHOLOGIQUE peut nous aider à pénétrer un peu dans ce mystère de l’amour du prochain. Prenons un exemple très simple. Supposons qu’une jeune fille donne à son fiancé qui part en voyage une modeste fleur en souvenir d’elle. Le jeune homme tient vivement à cette fleur, non pas à cause de sa valeur marchande, qui est nulle, mais à cause de sa relation avec celle qu’il aime. Il aime la jeune fille pour elle-même, d’un amour absolu, à cause de ses qualités et parce qu’elle est une personne d’une valeur infinie en un certain sens ; il aime la fleur d’un amour relatif, en tant qu’elle symbolise la jeune fille, qu’elle lui rappelle son souvenir, qu’elle la rend présente pour ainsi dire malgré l’éloignement. En un mot, quand il aime cette fleur, ce n’est pas tellement elle qu’il aime, c’est sa fiancée qu’il retrouve en elle et à travers elle. Elle lui apparaît auréolée de la beauté de la jeune fille ; ses effluves lui rappellent les parfums de la donatrice, sa vue évoque le cadre des adieux, les derniers mots échangés, la ferveur d’un cœur passionné. Il aime cette fleur exactement du même amour que sa fiancée ; non pas d’un amour semblable — cela n’aurait aucun sens — mais d’un AMOUR IDENTIQUE. On pourrait multiplier les exemples de ce genre, et notamment choisir le cas où le lien avec une personne aimée est constitué, non point par un objet inanimé, mais par une autre personne, qui mérite d’être aimée pour elle- même les amis de nos amis sont aussi nos amis ». Mais cet exemple suffit pour éclairer notre sujet. Quand nous aimons notre prochain d’un réel amour de charité, c’est vraiment Dieu que nous aimons en lui. Le Seigneur nous a fait un précepte d’aimer tous les hommes. Il a réitéré ce précepte au moment même de ses adieux. Ce n’est pas seulement une fleur qu’il nous a léguée en souvenir de lui, c’est le prochain. Tout comme le fiancé aime sa fiancée à travers la fleur, nous devons aimer Dieu à travers le prochain. A ces arguments positifs, on peut ajouter que l’opinion de S. Thomas ÉCHAPPE AUX DIFFICULTÉS que rencontrent les autres théories. Pour nous borner à l’opinion qui fait consister l’objet formel de la charité dans la grâce habituelle ou dans l’appartenance des âmes à l’Eglise, la grosse difficulté est celle-ci on n’est pas toujours sûr d’être en face d’une personne en état de grâce ; le péché mortel fait, de toute évidence, bien des ravages dans le monde des âmes. Les tenants de cette opinion rétorquent que nous n’avons pas à nous mêler de cela, d’abord parce qu’il est impossible de savoir à coup sûr qui est en état de grâce, et puis parce qu’il serait d’une souveraine indiscrétion de nous poser une telle question. Qu’il nous suffise de considérer tout le monde comme saint ou susceptible de le devenir, et notre charité sera suffisamment fondée. C’est là, dit Lanza, une échappatoire de peu de valeur, artificiosam solutionem »!%. L'objet formel d’une vertu théologale ne peut être aussi aléatoire. Il reste vrai que l’appel de tous les hommes à la béatitude est un fondement de la charité. Car la charité est une amitié. Or nous ne pouvons aimer d’amitié que ceux qui nous ressemblent. Et c’est la ressemblance procédant de la participation à la nature divine qui fonde l’amitié surnaturelle appelée charité. Mais, remarque encore Lanza, cette grâce habituelle qui établit la parenté des chrétiens n’est pas ce qui est aimé formellement » dans l’amour de charité théologale, mais plutôt LA CONDITION DE L'UNION ET DE L'AMOUR SURNATUREL ce que nous aimons en eux, c’est le Christ et Dieu » ib., p. 119. Aussi, dans l’opinion que nous proposons, nous ne rencontrons pas de difficulté de ce genre. C’est en toute logique que nous aimons les pécheurs comme les saints d’un amour de charité, car nous ne les aimons pas formellement pour la beauté surnaturelle de leur âme, mais bien pour l’amour de Dieu lui-même. IT. — Le mystère de la charité chrétienne Quelle que soit la manière dont on conçoit la charité pour le prochain, elle prête le flanc aux CRITIQUES DES INCROYANTS. Ils répugnent à être aimés pour d’autres motifs que leur valeur personnelle. Ils considèrent comme une injure d’être aimés pour l’amour d’autres personnes, fût-ce pour l’amour de Dieu, ou pour des qualités surnaturelles que Dieu aurait mises en eux. Ils feraient sans doute écho aux sarcasmes d’un malade à sa charitable visiteuse Je ne veux pas de votre charité. En me soignant pour l’amour de Dieu, ce n’est pas moi que vous aimez, c’est votre Dieu. À moins que ce ne soit vous-même, en agissant par intérêt, en vue de votre bonheur éternel ». Que répondre à cette critique de fond ? La seule manière de résoudre une difficulté aussi grave est de nous placer résolument au point de vue de la foi. La charité dépend essentiellement de la foi et ne se comprend que dans un contexte surnaturel. Toute explication naturaliste est nécessairement décevante. Par conséquent, nous n’arriverons pas à convaincre les incrédules obstinés. Il n’est pas possible qu’ils saisissent la nature de la charité chrétienne tant qu’ils se fermeront à la foi. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de montrer aux fidèles qui nous interrogent et aux incroyants qui cherchent de bonne foi que la charité chrétienne est profondément mystérieuse et ne se réduit à aucune sorte d’amour humain. Il faut d’abord SE RAPPELER CE QU’EST DIEU. Quand on se rappelle qu’il est la plénitude de l’Etre, on reconnaît que lui seul mérite d’être aimé d’une manière absolue dans toute la force du terme. Tout le créé est à base de néant on ne peut donc s’y arrêter comme à une fin dernière. Aussi Dieu ne nous aime-t-il pas à cause de nos perfections personnelles, mais par pure miséricorde. Ou plutôt, dans la mesure où il aime nos capacités, naturelles ou surnaturelles, c’est sa propre bonté qu’il aime en nous, puisque tout bien vient de lui. Si nous sommes logiques, nous reconnaîtrons nos limites. Nous n’exigerons pas d’être la fin dernière de qui que ce soit, laissant cet honneur à Dieu seul. Et SI NOUS RESTONS DANS L’ORDRE NOUS N’Y PERDRONS RIEN. En effet, nous désirons ardemment être aimés d’un amour fort comme la mort ». Mais c’est précisément un fait d'expérience que le seul amour doué de cette fermeté est la charité chrétienne. Si Dieu nous aime d’un amour indéfectible, malgré nos résistances et nos révoltes, c’est parce qu’il voit plus loin que les faiblesses et les misères inhérentes à notre nature déchue c’est parce qu’il s’aime lui-même en nous. Si les saints aiment leur prochain d’un amour héroïque, malgré les avanies qu’ils en reçoivent parfois, c’est qu’ils ferment les yeux sur la méchanceté pour ne voir que Dieu en lui. Ils pratiquent dès ici-bas ce que nous vivrons au ciel. Au ciel, les élus voient si clairement que Dieu est la source et le terme de l’amour ; ils sont si bien entraînés dans cette circulation d’amour » 6, qu’il ne leur est pas possible de s’aimer entre eux d’un autre amour que l’amour de Dieu même. Cette perfection de l’amour céleste, réalisée dans la clarté de la vision béatifique, est le modèle de la charité que les chrétiens doivent avoir entre eux dans l’obscurité de la foi sur terre. En face d’un tel amour on est tenté de crier au paradoxe comment concilier un amour réel du prochain et un amour exclusif de Dieu ? C’est que L'AMOUR DE CHARITÉ CHRÉTIENNE NE RESSEMBLE GUÈRE AUX AMOURS TERRESTRES. Il est d’une pureté, d’une liberté, d’un universalisme sans limites. Le cœur des saints, cette merveille de charité, est vaste comme la mer, au-dessus des préférences comme des ingratitudes, tout donné à l’âme qui s’ouvre à l’instant et disponible à l'infini aux cœurs qui s’offriront tout-à-l’heure. Il échappe à tout accaparement, il domine de haut les âmes qui convergent vers lui. On dirait que cette indépendance et cette universalité l’empêchent de remarquer l'individu perdu dans la foule, et c’est tout le contraire. Quand le pêlerin inconnu voit se fixer sur lui le regard du Curé d’Ars, il se sent aimé, lui, d’un amour vivant, profond, individuel, fidèle pour l’éternité. Il sait très bien qu’il ne mérite pas cet amour ; mais il est évident pour lui que sa misère n’est pas un obstacle. Il expérimente qu’une vague d’amour mystérieux déferle sur lui des profondeurs de l’infini à travers l’âme du saint et cette révélation le fascine. Une expérience comme celle-là marque un homme pour la vie. Quand on sait cela, on est obligé de conclure que l’amour de charité chrétienne, si différent des amours charnelles, ne leur cède en rien en intensité et en profondeur. Mieux que cela Il faut même dire que, plus que les amours humaines, la charité atteint la personne du prochain au plus secret de lui-même. En effet, en l’aimant pour Dieu, je l’aime en ce qu’il a de plus personnel sa relation fondamentale à Dieu ; je communie en lui à l’invitation à l’amour et à la béatitude que Dieu lui adresse en l’appelant par son nom » 1*7. Ne nous étonnons pas de ce paradoxe on en rencontre d’autres du même genre dans la religion chrétienne. LE CHRISTIANISME A LE PRIVILÈGE UNIQUE DE CONCILIER DES ANTINOMIES APPAREMMENT IRRÉDUCTIBLES liberté et obéissance, humilité et magnanimité, force et douceur, ascèse et bonheur, etc. Pour ne parler que de cette dernière antinomie, combien d’incroyants n’ont-ils pas horreur de la condition de vie des vrais chrétiens ! Ils ne peuvent soupçonner que le vrai bonheur suppose la mortification, l’humilité, le détachement du monde et des richesses, etc. Et cependant, c’est un fait d'expérience le vrai bonheur ne se trouve que là. Mais c’est un bonheur qui ne ressemble pas à celui du monde Jo., XIV, 27. C’est une joie spirituelle et non charnelle, paisible et non frémissante, profonde et non superficielle c’est une joie divine. De même la charité chrétienne n’est si transcendante que parce qu’elle est essentiellement divine. Si elle se réduisait à une forme inférieure, fondée sur les qualités du prochain, même surnaturelles, elle ne pourrait avoir les mêmes marques. Etant une participation à l’amour infini de Dieu, elle descend du ciel et ne demeure que dans les âmes célestes. Ceci dit, il n’est pas superflu d’insister sur la valeur de L'AMITIÉ CHRÉTIENNE. Les hommes veulent être aimés pour eux-mêmes et non pour un autre. Qu’à cela ne tienne, dans un sens. Expliquons-leur que le prochain en état de grâce — ou susceptible de le devenir — a une valeur personnelle incomparablement plus précieuse que toutes les valeurs créées. La beauté d’une âme en état de grâce surpasse infiniment la splendeur du plus beau visage. Quand on sait cela et qu’on en vit, on a pour le prochain une estime et une amitié bien supérieure aux passions humaines les plus violentes une amitié à la fois plus profonde, plus réelle et plus durable, source de dévouements inlassables. Il y a là de quoi satisfaire les requêtes les plus exigeantes. Mais nous disons que ce sentiment relève de l’amitié morale surnaturelle, et non de la charité théologale, qui est encore beaucoup plus sublime. Chapitre XXIV LE REGNE DE LA CHARITE Tout chrétien qui connaît l’Evangile et l’enseignement des apôtres sait que la charité est la reine des vertus. Maïs cette vertu, sous sa double forme d’amour de Dieu et d’amour du prochain, n’est malheureusement pas toujours la marque distinctive des disciples du Christ. Et l’on a raison de rappeler souvent son rôle irremplaçable dans la vie morale. Il faudrait cependant le faire en termes corrects. Or ce n’est pas toujours le cas. On lit parfois, en référence à Mt., xxv, 31- 46, qu’il n’y a qu’une vertu la charité, et on semble oublier qu’il y en a d’autres. Et il arrive effectivement que cette déviation doctrinale passe dans la pratique sous la forme d’un quiétisme immoral. Nous tâcherons de mettre les choses au point en montrant le rôle fondamental de la charité dans la vie chrétienne et en analysant la nature théologique de son influence. Nous terminerons par quelques mots complémentaires sur le mérite. I. — Rôle fondamental de la charité Il est facile de comprendre comment L'AMOUR POUR DIEU est le devoir fondamental d’un chrétien. Nous avons déjà vu 8 que Dieu a créé l’homme par amour, qu’il l’aime d’un amour indéfectible, qu’il le prévient pour solliciter son amour. qu’il le soutient sans cesse dans ses efforts, qu’il le relève après ses chutes, et l’accompagne jusqu’au terme de sa vie terrestre pour l’introduire enfin dans sa propre béatitude. La seule réponse convenable à tant de bienfaits est un amour total, un don complet de soi. Cet amour de Dieu est central dans la morale chrétienne. Il permet à l’homme d’atteindre d’un seul coup sa fin dernière en le fixant en Dieu, en permettant à la grâce d’envahir son âme, et en orientant toute son activité morale et religieuse. Ses rapports envers Dieu ne sont pas tant ceux d’une créature envers son créateur que ceux d’un fils envers son Père. Dans sa vie morale, il n’obéit pas tant à une loi extérieure qu’il ne cherche à plaire à une Personne infiniment aimée en se modelant sur ses perfections. Le culte lui - même, fait du respect de la grandeur divine, est inspiré par l’amour l’adoration de Dieu est pénétrée d’amour, et la participation à la vie liturgique et aux sacrements est une œuvre d’amour destinée à augmenter l’amour. Les préceptes moraux les plus austères mortification des passions, support des épreuves et des persécutions, résistances aux tentations, etc., sont envisagés dans la lumière de l’amour divin, vivifiés par cet amour, rendus légers par leur oblation d’amour. En un mot l’amour de Dieu est le moteur de toutes les actions en morale, comme il est la clef de tous les mystères en dogme. Qu'est-ce, en effet, que le dogme, sinon l’amour de Dieu pour l’homme ? Et qu’est-ce que la morale, sinon l’amour de l’homme pour Dieu ? Une âme qui aime vraiment Dieu ne se permettra rien qui puisse choquer le regard divin. Elle ne sera pas orgueillleuse, car l’orgueil est la pire des insultes et des folies. Elle ne sera pas impure, car la luxure profane le temple de Dieu », comme dit saint Paul. Elle ne sera pas sensuelle, car l’amour des plaisirs éloigne de Dieu. Elle sera détachée des richesses, car on ne peut plaire à la fois à Dieu et à Mammon ». * Mais la charité pour Dieu est inséparable de L'AMOUR DU PROCHAIN. Donc l’amour du prochain règlera tous nos rapports sociaux. Ce n’est pas seulement par respect de la loi naturelle qu’un chrétien est juste, sincère, dévoué, poli, généreux, etc. C’est surtout par amour pour ses frères, en qui il voit Dieu. La simple loi naturelle et les stricts rapports de justice permettraient en morale naturelle bien des réactions de sévérité, de vengeance, ou autres, qu’un chrétien ne se permettra point, car en lui l’amour domine. Son attitude foncière sera toute d’accueil et d’ouverture, et ses premières réactions seront de bienveillance, de patience, de douceur, de pardon. C’est un fait psychologique que nous apprécions différemment le même acte chez deux personnes diversement estimées. Le halo affectif dont nous entourons ces personnes transfigure leurs actions, en bien ou en mal. L’impatience, par exemple, résulte beaucoup moins de l’erreur matérielle commise que de l’antipathie que l’on a pour son auteur. Or un chrétien aura toujours le préjugé favorable, et cela lui facilitera énormément la pratique des vertus sociales. Et non seulement sociales, mais aussi individuelles. Car certaines actions qui, en principe, ne regardent que la vie privée, ont une répercussion altruiste. Il est difficile, par exemple, d’avoir une pensée d’orgueil sans mépriser plus ou moins consciemment le prochain ; une jouissance sensuelle est un blocage sur soi-même qui ferme le cœur aux autres ; et à tout le moins on doit dire qu’un manque de générosité nuit à tout le Corps mystique en déméritant aux yeux de Dieu. Ainsi la charité chrétienne comprise dans sa totalité, avec son double objet, Dieu et le prochain, renferme toute la loi en un certain sens A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes » Mt., XXII, 40. Il n’est pas possible d’aimer Dieu sans le prochain. Et réciproquement il n’est pas possible d’aimer le prochain surnaturellement sans être amené à pratiquer parfaitement toutes les vertus sociales envers lui et même les vertus personnelles les plus intimes. Et ceci explique le mot de S. Paul Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi » Rom., XIII, 8. IT. — La charité, forme des vertus Ce que nous venons d’exposer est accessible à une simple vue psychologique des choses. Pour approfondir la nature des rapports entre la charité et les autres vertus, les théologiens ont recours à une notion qui, sous la plume de S. Thomas, a une saveur toute aristotélicienne ils disent que la charité est la forme des vertus. L'expression ne remonte, telle quelle, qu’à Pierre Lombard. Mais pour le sens on en trouve l’origine dans l’ Ambrosiaster, un auteur inconnu qui avait écrit sous le patronage de S. Ambroise, et qui appelle la charité la mater », le fundamentum » des autres vertus!%. A la suite de S. Thomas, la plupart des théologiens ont retenu la formule, quittes à l’expliquer parfois diversement. Quel sens faut-il lui donner ? Si on identifie la charité avec la grâce habituelle, l’explication est très simple on veut dire par là que les vertus naturelles des païens ne sont pas de vraies vertus, puisqu'elles ne permettent pas à l’homme d’atteindre sa fin surnaturelle. Elles ne deviennent de vraies vertus que quand elles sont informées » par la grâce, qui les surélève au plan divin et leur donne une valeur infinie. Mais nous avons vu qu’il vaut mieux faire de la charité une vertu spéciale, qui découle de la grâce et ne la remplace pas, et dont le siège est la volonté et non la substance de l’âme. Dans ce cas l’expression scolastique a un sens beaucoup plus précis et très éclairant. Voyons d’abord son FONDEMENT MÉTAPHYSIQUE I. En traitant de la vertu ch. xv, nous avons vu que pour S. Thomas les vertus proprement dites sont des HABITUS ORIENTES VERS LA FIN DERNIÈRE. C’est LA VOLONTÉ qui joue ce rôle rectificateur. Elle le fait d’abord pour les actes moraux. Un acte quelconque et ici nous renvoyons au ch. x, où nous avons étudié les éléments de la moralité, prend la plus grande partie de sa valeur morale, et parfois toute sa valeur de sa référence à la fin envisagée. Balayer un corridor est de soi une action indifférente. Mais cette action reçoit une valeur diverse de la fin qui l’anime gloire de Dieu, obéissance, service, amour-propre, intention mauvaise, etc. C’est la volonté qui fait cette métamorphose. Elle transforme à sa guise un acte neutre en une action héroïque ou en sacrilège. Elle ramasse un brin de paille et en fait une pépite d’or ou un poison. Ce fait est indiscutable. Il met en relief la dignité de l’homme et son autonomie. Ce qui compte surtout en morale et aux yeux de Dieu, c’est l’intention, profonde ou avouée. c’est la bonne ou mauvaise volonté. L’action extérieure a moins d’importance. À moins d’être intrinsèquement mauvaise, elle est entraînée par la volonté et modifiée moralement par elle, plus ou moins profondément selon les cas, ainsi que nous l’avons montré en détail. Il faut en dire autant des vertus, source des actes. Nous ne parlons, pour l’instant, que des vertus naturelles, accessibles à la simple raison philosophique justice, loyauté, bravoure, etc., telles qu’on peut les rencontrer chez des païens Ces vertus, nous le savons déjà ch. xv. sont des réalités ontologiques qui ne peuvent être saisies par notre imagination. Seule l’intelligence peut s’en faire une idée grâce à la notion d’être et à l’analogie. Il ne faut donc pas se les représenter comme des choses qui viendraient s’ajouter à la volonté, à la façon dont un bourgeon se mettrait à éclore sur une tige. Une qualité est une manière d’être. Donc la vertu d’une faculté n’est que cette faculté en tant qu’elle est douée de telle ou telle propriété. C’est ce que dit très bien le P. Gilleman La vertu n’est pas une chose » collée sur une faculté. Elle est une qualitas, une manière d’être de cette faculté, une attitude fonctionnelle, de la même façon que la faculté elle-même n’est pas une chose, mais une fonction de notre être spirituel et tendanciel. Dans notre activité vertueuse, la vertu n’élicite donc pas un acte différent de celui de la faculté ; c’est la faculté améliorée par la qualité vertueuse qui élicite l’acte ; et à son tour la faculté n’agit qu’à la façon d’un instrument de la volonté et finalement de l’âme » 140, Par suite, la multiplication des intentions ou la convergence de multiples vertus ne nuisent nullement à la simplicité de l’action. Dans un même acte, la volonté peut mobiliser » plusieurs vertus sans modifier en rien leur nature respective. Dans le même et unique acte de soigner un client, un médecin peut à la fois vouloir gagner sa propre subsistance, s’acquitter de son devoir d’état ou d’une dette en justice, manifester sa pitié et accomplir un acte de réelle charité envers un membre du Christ pratiquer donc en même temps, dans un seul acte, plusieurs vertus » ib., p. 35. II. Transposons ces données métaphysiques au PLAN SURNATUREL. Tout se passe de la même manière. La seule différence essentielle, c’est que tout est élevé au plan de la vie divine. Et le facteur de cette élévation, c’est la charité, ou, plus exactement, la volonté douée de la charité. Les vertus morales infuses ne sont pas, elles non plus, des choses » ajoutées aux facultés existantes, mais des qualités surnaturelles de ces facultés ; elles sont ces facultés en tant qu’élevées et surnaturalisées. En disant qu’un acte procède d’une vertu infuse, on signifie qu’il procède de la faculté élevée par cette vertu tout entier de la faculté et tout entier de la vertu. Nous pouvons donc raisonner à propos des vertus infuses comme nous le faisons pour les vertus acquises et les facultés un seul acte de volonté — élevée et divinisée cette fois — peut viser des fins de vertus infuses subordonnées et impérées ; ou encore dans un seul et indivisible acte complexe, la charité et les vertus peuvent être exercées à la fois » ib., p. 35-36. Donc, de même qu’au plan naturel, les actes des vertus et les vertus particulières elles-mêmes tirent le plus clair de leur valeur du rôle de la volonté, qui les oriente vers une fin et les entraîne dans son orbite, de même au plan surnaturel, c’est LA CHARITÉ qui joue le même rôle par rapport aux actes vertueux et aux vertus infuses elles-mêmes, parce que la charité n’est autre qu’une propriété de la volonté, et donc, au fond, la volonté elle- même en tant que douée de cette vertu. Nous retrouvons une fois de plus le principe thomiste connu la grâce ne détruit pas la nature, mais elle la surélève et la perfectionne. Et à ce plan surnaturel, comme au plan naturel, les vertus infuses gardent leur réalité ontologique et ne se confondent pas sous l’empire de la charité. Citons encore le P. Gilleman Ici encore, de même que pour les actes, la charité ne fait pas pour autant perdre leur spécification aux autres vertus qu’elle perfectionne. Sa présence en nous ne nous apporte pas cela même que les autres vertus sont destinées à nous conférer. Cette dernière supposition reviendrait à dire que la charité remplace » toutes les vertus particulières, ou que les autres vertus ne peuvent être réellement distinguées d’elle. Ce serait entièrement contraire à la pensée de S. Thomas. Il dénie précisément à la charité une causalité formelle » au sens propre dans les autres vertus. Si la charité intervient dans la définition de toute vertu, selon S. Jérôme et S. Augustin, ce n’est point parce que toute vertu est essentiellement la charité, mais parce que toutes dépendent d’elle en quelque façon » ib., p. 53-54. Pour nous résumer en quelques mots, nous pourrions dire en nous inspirant de S. Thomas que la charité est la forme des vertus à un TRIPLE POINT DE VUE 1° D’abord et surtout à titre de cause efficiente. C’est elle, en effet, qui inspire les vertus et les oriente vers la fin dernière étant vertu théologale, et atteignant Dieu plus directement que la foi et l’espérance, elle a le privilège d’entraîner les vertus jusque dans le coeur de Dieu même, pour ainsi dire. 2° Puis, à titre de cause exemplaire, elle leur communique sa beauté divine. C’est par elle que les vertus sont pénétrées à fond de la grâce habituelle et acquièrent une valeur surnaturelle incomparable. 3° Enfin elle agit comme cause formelle. Mais il faut bien comprendre en quel sens. Nous avons dit que cela ne peut être au sens strict. On sait, en effet, quel est le rôle de la forme dans la théorie hylémorphique d’Aristote c’est elle qui spécifie un être. Ainsi, quand on veut expliquer métaphysiquement la différence entre l’hydrogène et l’oxygène, on dit que cette différence ne vient pas de la matière première, indifférenciée et donc identique partout, mais d’un principe non matériel en vertu duquel on a d’un côté l’hydrogène et de l’autre l’oxygène. C’est la forme. Si la charité était la forme de toutes les vertus en ce sens-là, elle les absorberait toutes, ce qui n’est pas le cas les vertus particulières animées par la charité gardent leur forme spéciale. C’est donc que la charité est leur forme, non pas spéciale, mais générale, ce qui ne veut pas dire que son influence soit, de ce fait, secondaire La charité n’est donc pas la cause essentielle ou formelle, ni Ja cause exemplaire de la chasteté par exemple, mais elle en fait partie, et même d’une manière principale forma formæ », puisque sans ’ information » supérieure et générale de l’amour charité qui la porte à la fin dernière, la chasteté ne serait pas une vertu chrétienne »!41. III. — Charité et mérite La charité n’est pas seulement la forme des vertus dans le sens que nous venons de préciser elle l’est aussi par mode de mérite. Tel est du moins l’enseignement de S. Thomas et de la plupart des théologiens. Les seuls auteurs principaux qui soient d’un avis différent sont quatre théologiens du XVIS siècle, dont Vasquez et Suarez. Selon eux, le chrétien mérite du fait même qu’il est en état de grâce Vasquez ou du moins dès qu’il agit pour un motif surnaturel, quel qu’il soit, même si ce n’est pas la charité qui l’inspire Suarez 2. On le voit tout le monde s’accorde sur l’existence et la nature du mérite. Nous n’avons donc pas à revenir sur ce que nous avons dit plus haut à ce sujet ch. XII. La question agitée ici est de savoir quelle est la cause prochaine du mérite est-ce la grâce habituelle ? Est-ce un motif de foi ? Est-ce la charité ? La réponse dépend de l’idée que l’on se fait de la nature de notre organisme surnaturel. Si l’on accorde peu d’importance aux principes métaphysqiques, on sera tenté de dire avec Vasquez que le problème de la charité forme des vertus n’est pas une question de choses mais une question de mots »!, On sera porté à ne pas bien voir la place des vertus infuses ainsi Vasquez rejette les vertus morales infuses et par conséquent à diminuer leur rôle et à ne guère retenir que l’action de la grâce, surtout sanctifiante. Mais si, avec saint Thomas, on distingue nettement la grâce habituelle, les vertus théologales, et les vertus morales infuses ; et si on fait de la charité une vertu de la volonté ; et de la volonté la faculté de la fin dernière, alors tout s’éclaire et se précise. La grâce habituelle, en nous conférant une surnature déifique », nous habilite à poser des actes d’ordre surnaturel. Mais elle ne sanctifie notre âme qu’à la manière d’un principe de vie divine. Si nous nous désintéressons de ce trésor, il demeure improductif, comme les richesses enfouies sous terre, dont parle la parabole Mt., XIII, 44. Il faut le faire fructifier. Si, comme le veut Suarez, nous nous contentons d’agir avec des vues de foi il s’agit de la foi strictement dite, et non au sens vital et riche de la Bible, nous ne voyons pas comment cela peut suffire au progrès de la vie morale et au mérite. Le motif de foi intéresse le regard de l’esprit et la conviction de la volonté. Il peut aller de pair avec une décision sèche, peu cordiale, et même coexister avec le péché mortel. Or une telle attitude d’âme ne reflète guère les exigences de l’Evangile et des apôtres. Par contre, la charité est la valeur suprême du chrétien. De même que, déjà au plan naturel, on estime un homme à son grand cœur et non à sa vigueur d’esprit, de même au plan surnaturel c’est l’amour de Dieu qui fait la valeur d’une âme et le prix des actions. Dieu n’est pas honoré par la masse des actes, mais par leur qualité. Il regarde moins le résultat que les intentions. Il préfère un cœur brûlant d’amour pour lui mais pauvre en réalisations à un esprit entreprenant mais trop sûr de lui. Et on comprend ainsi que la charité soit le grand principe du mérite surnaturel. Elle est la vie du coeur », au sens courant du mot. Elle est une vertu de la volonté, faculté qui oriente l’homme vers sa fin dernière. Par suite, elle est cause du mérite à un double point de vue ontologique et juridique 1. 1. Au POINT DE VUE ONTOLOGIQUE. Quand nous avons exposé les principes du mérite ch. XII, nous avons vu son importance fondamentale en morale il s’insère dans la constitution même de la nature humaine et de cette même nature surnaturalisée. Et nous l’avons justifié en vertu du principe de finalité. Autrement dit, nous avons démontré que le mérite s’impose ontologiquement, en morale naturelle comme en morale surnaturelle. Mais alors nous envisagions la nature humaine dans sa totalité nous ne nous posions pas la question du fonctionnement du mérite. Au point où nous sommes arrivés, nous ajoutons une précision. Nous disons que si la nécessité ontologique du mérite découle des lois mêmes de la nature, son fonctionnement relève spécialement de la volonté au plan naturel et, au plan surnaturel, de cette pièce maîtresse de notre organisme qu'est la charité. La charité nous unit directement à Dieu, notre fin dernière. Toutes les autres vertus, y compris la foi et l’espérance, sont incapables par elles seules de produire cet effet, puisqu’elles peuvent coexister avec le péché mortel. La charité est donc LA SEULE VERTU DE LA FIN DERNIÈRE, et les autres vertus ont pour objet des biens qui sont moyens par rapport à cette fin. Si donc la charité est seule capable de nous unir directement à Dieu, elle seule est essentiellement source de mérite, puisque le mérite nous conduit à la possession de Dieu. 2. — Il faut en dire autant AU POINT DE VUE JURIDIQUE. Dans ce même chapitre XII, nous avons souligné que le mérite ne pouvait valoir en stricte justice qu’en vertu d’une disposition préalable et purement gratuite de Dieu, vu qu’aucun être créé n’a, par nature, de droit strict à l’égard de Dieu. Or cette convention se situe naturellement au plan juridique. Il suffit de préciser ici que c’est aussi en vertu d’une convention divine que la charité mérite. Dieu a décidé que la condition essentielle de notre mérite surnaturel serait notre union à son divin Fils, accompagnée de nos efforts personnels. Or c’est précisément la charité qui satisfait à cette double condition c’est elle qui nous fait adhérer pleinement au Christ et qui nous fait pratiquer courageusement la vertu. Pécisons encore, avec le P. Gilleman ib., p. 63-64 que cette doctrine du mérite, propriété de la charité, n’inclut nullement une mésestime des autres vertus, théologales ou morales. Nous avons en effet montré que la charité, en informant » à sa manière les autres vertus, ne les supprime pas, mais leur laisse leur spécificité. Sans doute, toutes les vertus qui collaborent dans une circonstance donnée aboutissent à un acte moral un et indivisible rappelons l’exemple du médecin soignant ses malades pour plusieurs motifs. Mais, de même qu’au regard du métaphysicien le réel apparaît très complexe dans son unité, de même au regard du théologien l’acte moral apparaît revêtu de diverses modalités résultant des intentions variées. Or il est normal que ces modalités se superposent dans un ordre hiérarchique et que la charité soit au sommet. C’est elle qui confère au ciel la gloire essentielle ». Les autres vertus procurent la gloire accidentelle ». Conclusion Notre conclusion sera double THÉORIQUE ET PRATIQUE. I. — On reproche parfois, de nos jours, à S. Thomas de ne pas avoir donné à la charité une place prépondérante dans sa synthèse. On lui préfère la présentation augustinienne de la morale. Mais il faut dire une fois de plus que le point de vue de S. Thomas n’est pas celui de S. Augustin il n’est pas mystique et affectif, mais strictement scientifique. Or la méthode scientifique exige que chaque vertu soit étudiée pour elle- même, dans son originalité propre. Il va de soi qu’en doctrine théologique les vertus morales ne reçoivent leur valeur complète que de la charité, mais on ne peut le répéter à l’occasion de chacune d’elles. C’est au lecteur de ne pas l’oublier, et de ne jamais abstraire une vertu de tout son contexte surnaturel pour la présenter dans sa seule analyse psychologique et métaphysiqne. De même, quand, à la suite de S. Thomas, nous étudions les principes métaphysiques de la moralité cf. chap. x, nous savons que ces principes doivent être vivifiés par la charité. Il suffit donc de ne jamais l’oublier et de ne pas réduire la morale thomiste à un système philosophique. Il est vrai que certains de nos contemporains proposent de faire à la fois œuvre scientifique et œuvre kérygmatique », en synthétisant toute la morale autour de la charité chrétienne. Reste à savoir s’il n’y a pas plus à perdre qu’à gagner dans cette entreprise. Nous avons déjà noté ch. IX, 8 IT, note 3 que la substition de la notion de charité à celle de béatitude nous paraissait un appauvrissement méthodologique. Il est à croire que certains de ceux qui proposent une réforme d’une telle envergure n’ont pas bien saisi le sens de la notion de béatitude en S. Thomas. Redisons que cette notion, et celle, parallèle, de finalité ch. VIID, doivent être comprises dans un sens principalement objectif et ontologique, qui est parfaitement conciliable avec les exigences de la charité, et qui présente l’avantage d’une supériorité méthodologique jusqu'ici inégalée. IT — PRATIQUEMENT, on ne saurait trop tenir compte dans la vie morale des principes thomistes que nous venons de rappeler. Il faut garder aux vertus morales toute l’estime qu’elles méritent ce serait un contresens blasphématoire de prétendre que la charité peut nous en dispenser. La chasteté, la justice, l’humilité et toutes les vertus, naturelles et surnaturelles, sont irremplaçables. Sans elles, la charité n’existerait pas. Mais, ceci une fois admis, rappelons - nous que les plus belles vertus, théologales et morales, n’ont toute leur valeur de sainteté et de mérite que dans la mesure où elles sont animées, informées » par la charité. Il convient donc de viser avant tout à progresser dans la charité. Plus notre amour pour Dieu et le prochain augmente, plus aussi les autres vertus se fortifient ontologiquement et psychologiquement. Ontologiquement, parce que la vie surnaturelle qui jaillit de la charité les pénètre de son élan. Psychologiquement parce que, selon le mot connu de S. Augustin Quand on aime, on ne peine pas ; ou, si l’on peine, cette peine est aimée ». Chapitre XXV LA PRUDENCE Nos contemporains ne considèrent pas la prudence comme une pièce maîtresse de la morale on chercherait en vain ce mot dans l’index alphabétique de tel manuel de philosophie morale réputé. Aujourd’hui la prudence est comprise habituellement dans un sens restreint et même mesquin on en fait le synonyme de circonspection réfléchie, opposée à la hardiesse d’entreprise. Depuis un demi - siècle les thomistes ont réagi contre cette dépréciation. Ils se sont efforcés de montrer que la prudence joue un rôle capital dans la vie morale et que, loin d’être une attitude timorée, elle voit très haut et très loin tout en s’occupant essentiellement des actions concrètes. Tel d’entre eux propose, entre autres définitions, la suivante c’est la vertu qui conforme la vie à l’idéal »!, Malgré ces efforts, le mot semble bien à jamais démonétisé. Pour faire passer la doctrine importante qu’il renferme, il faudrait créer un autre terme, plus évocateur et plus compréhensif. Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de bien posséder la doctrine elle-même, quitte à la traduire en termes variés, selon les circonstances. Nous situerons d’abord la prudence au plan naturel, puis au plan surnaturel, et enfin au stade de son élaboration théologique. I. — La prudence naturelle D’une manière très générale, on peut dire que la prudence consiste dans l’adaptation des moyens à une fin déterminée un automobiliste prudent sait éviter les obstacles qui l’empêcheraient d’arriver au terme de son voyage. Pour les philosophes grecs, la prudence joue en morale un rôle capital elle est l’adaptation des moyens à une fin morale donnée et, en dernier lieu, A LA FIN SUPRÊME DE LA VIE. Cette fin est, pour eux, le bonheur. Mais le bonheur varie selon les systèmes. D’après Epicure, il consiste dans l’équilibre parfait du corps et de l’âme. Dans ce cas, la prudence s’efforce de doser savamment les jouissances possibles et les souffrances inévitables. Aristote vise théoriquement plus haut il met le bonheur dans l’activité la plus élevée de l’intelligence, qui est la contemplation de Dieu. Mais comme cet idéal lui paraît bien difficile à réaliser durant cette vie, et inaccessible dans l’au-delà, il se contente pratiquement d’un bonheur relatif, résultat d’un excellent fonctionnement de toutes nos tendances, corporelles et spirituelles. Pour lui, la prudence consiste donc en fait à organiser la vie morale en vue de l’épanouissement de la personne humaine. On peut, à partir de ses propres principes, établir que la prudence bien comprise requiert un lien de dépendance par rapport à la sagesse contemplative 7. Mais ceci est une interprétation. En réalité, cette dépendance est très spéciale et très difficile à préciser. Aristote, du reste, ne l’a pas explicitée » ib., p. 50. C’est Platon qui propose le but le plus élevé à l’activité morale de l’homme atteindre le Bien suprême, source de tous les biens, et s’en laisser pénétrer par la contemplation et l’amour. Par suite, la prudence devrait consister à hiérarchiser de telle sorte les activités diverses que toutes concourent au repos de l’âme dans la contemplation du Beau. En fait, Platon réserve cette vertu à une élite qui aura pour fonction de gouverner la société conformément à cet idéal. Dans les siècles suivants, d’autres philosophes contribuent encore à l’élaboration d’un traité de la prudence ; notamment Cicéron, Macrobe, Andronicus. Saint THOMAS les a connus et utilisés. Il montre comment toutes ces données de philosophie naturelle peuvent être assumées, coordonnées et précisées par le théologien. Il a surtout transformé ces éléments philosophiques à la lumière de la Révélation, et nous reviendrons sur ce point. Pour l’instant, soulignons seulement que ce concours des philosophes à une œuvre commune aboutit dans la Somme Théologique de S. Thomas à une synthèse très riche. Le P. Sertillanges, qui a, comme on sait, extrait de la théologie thomiste une morale philosophique, écrit au sujet de son enquête sur la prudence Nous aurons à regretter qu’une méthode impérieuse nous défende d'écouter S. Thomas théologien. Toutefois, si maint trésor échappe ainsi à nos prises, l’abondance de nos biens sera capable de faire envie à de soi-disant riches » 8. Nous ne pouvons développer tous les éléments de cette synthèse !?. Retenons seulement les grandes lignes. La fin dernière envisagée par la prudence est la jouissance de Dieu. En cela Platon avait vu juste. Mais — et ici Aristote reprend l’avantage — la prudence ne doit pas être confondue avec la sagesse contemplative. Elle est, certes, une vertu de la raison, mais de la raison pratique. Elle a pour objet principal les réalités contingentes, les actions particulières. De ce fait elle est très influençable par la volonté et les passions, qui l’aveuglent ou lui facilitent la liberté de son choix, selon qu’elles sont déréglées ou raisonnables, une seule passion suffisant parfois à la fausser partiellement ou à la supprimer totalement. Aussi ne peut-elle s’exercer correctement que moyennant le concours de toutes les facultés et de toutes les ressources de l’âme. Telles sont, entre autres la mémoire, qui retient les leçons du passé, la docilité d’esprit, qui tient compte de l’expérience des autres, l’intelligence, qui estime avec exactitude les situations morales, la prévoyance, qui devine les conséquences des actes, la présence d'esprit pratique, qui fait trouver rapidement la solution à prendre. Et enfin, dans l’activité intellectuelle mise en jeu, il faut distinguer deux éléments qui constituent deux vertus spéciales l’une a pour objet l’exacte appréciation théorique de la loi, et l’autre l’adaptation de la lettre de la loi aux cas concrets selon l’esprit du législateur. Ces deux éléments sont aussi importants l’un que l’autre à une juste appréciation morale des faits particuliers. L'homme prudent, ainsi armé, pourra faire œuvre vraiment personnelle dans le gouvernement de la vie morale, et prendre les initiatives parfois hardies que les circonstances exigeront. Il pourra ainsi atteindre ce que les Anciens appelaient le juste milieu ». Maïs cette formule demande à être bien comprise. Le juste milieu ne doit pas être confondu avec la médiocrité. On serait peut-être parfois tenté de le croire en lisant Aristote. Mais, si la brièveté aristotélicienne peut prêter ici à confusion, les explications thomistes ne laissent plus rien à désirer »!°0 la raison impose parfois l’héroïsme et exige que le juste milieu » soit apprécié différemment selon les vertus et les circonstances. Aucune règle générale ne peut être donnée en cette matière délicate. Tels sont les principaux matériaux purement philosophiques exploités et organisés par S. Thomas. Cela seul suffirait à faire saisir la supériorité de la prudence ainsi comprise sur la prudence au sens courant du mot Il y a loin de l’expérience pratique amassée par chaque homme au hasard des rencontres, et par quoi l’on se croit devenu prudent, à la vertu patiemment et soigneusement construite que saint Thomas nomme prudence » l°1, IT. — La révélation de la prudence surnaturelle Si nous ouvrons l’Ancien Testament, nous y trouvons de nombreux textes relatifs à la prudence. Une bonne partie d’entre eux relève du FONDS COMMUN à toutes les civilisations anciennes. Ainsi on insiste sur la valeur de l’expérience et la nécessité de prendre conseil des vieillards et des parents, qui sont précisément censés avoir beaucoup retenu Garde, mon fils, le commandement de ton père, ne rejette pas l’enseignement de ta mère. Fixe-les constamment dans ton cœur, noue-les à ton cou. Dans tes démarches ils te guideront dans ton repos ils veilleront sur toi, à ton réveil ils s’entretiendront avec toi » Prov., VI, 20-23. Cette attitude de déférence à l’égard des anciens est inculquée dans tout l’Orient, essentiellement traditionnaliste. Il a fallu la révolution communiste en Chine pour que les vieillards y soient dénigrés et méprisés. De même encore, bien des conseils de prudence donnés dans la Bible ne dépassent pas le niveau de la MORALE NATURELLE, commune à l’élite des peuples ancien. Tantôt, c’est la mise en garde contre les méchants Quand la sagesse entrera dans ton cœur, que le savoir fera tes délices, la prudence veillera sur toi, l'intelligence te gardera pour t’éloigner de la voie mauvaise de l’homme aux propos pervers. » Prov., II, 10-12. Tantôt, ce sont des conseils de prudence à l’égard de la femme Dis à la sagesse Ma soeur ! » donne le nom d’amie à l’intelligence, pour te garder de la femme étrangère, de l’inconnue aux paroles enjoleuses. Par la fenêtre de sa demeure elle s’est penchée sur la place, pour aviser peut-être parmi de jeunes ingénus un blanc-bec dépourvu de sens » Prov., VII, 4-7. Ou bien ce sont des conseils de bon ton, de politesse, de modération, etc., qui foisonnent dans les livres sapientiaux, notamment dans les recueils salomoniens Prov., ch. x à XXII et xxv à XXIX. De tous ces textes et d’autres encore, se dégage une morale des sages d'Israël » savoureuse et remarquable, où la prudence a une place prépondérante. Mais l’Ancien Testament ne s’en tient pas à cette prudence un peu terre- à-terre. Il enseigne une PRUDENCE SURNATURELLE, résultant des rapports du fidèle à l’égard de Dieu. C’est dans la Loi divine, autant et plus que dans les conseils des sages, qu’il cherche sa ligne de conduite tout le psaume 119-118 est rempli de cette idée que la Loi du Seigneur est une lumière pour l’homme pieux. Aussi ne se contente-t-il pas de méditer cette Loi il prie Dieu de lui accorder la sagesse, à l’exemple de Salomon I Reg. IL, 9 Agis avec ton serviteur selon ton amour, apprends-moi tes volontés. Je suis ton serviteur, fais-moi comprendre, et je saurai ton témoignage » Ps. CXIX-CXVIIL, V. 124-125. Car la prudence est un don de Dieu C’est Yahvé qui donne la sagesse, de sa bouche sortent le savoir et l’intelligence » Prov. IL, 6. Si remarquables toutefois que fussent ces données, il leur manquait un élément essentiel pour s’élever à la prudence chrétienne la connaissance exacte de la fin surnaturelle de l’homme Les anciens sages ont à peine entrevu les perspectives réservées aux Temps futurs. Avec le Nouveau Testament, tout s’éclaire et se transforme. Dès le début de la prédication de Jésus nous savons que le but de la vie n’est pas temporel mais surnaturel nous sommes invités à entrer dans le Royaume des Cieux Mt., IV, 17. La prudence ne consiste plus, comme le voulaient les sages grecs, à fuir la pauvreté, les larmes, l’humilité, le détachement, la persécution, la haine des hommes et la mort. Au contraire, CES MAUX, HORRIBLES A LA NATURE, SONT LA CONDITION DU VRAI BONHEUR Mt. v, 1-12. La sagesse ne consiste pas à sauver sa vie, mais à la perdre 39, afin de vivre éternellement dans l’autre monde. Il résulte de cette transposition une situation morale exceptionnelle et apparemment paradoxale. D'une part les vertus théologales nous poussent à l’absolu aucune limite n’est fixée ni permise à notre foi, à notre espérance et à notre charité Si vous avez la foi gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne Déplace-toi d’ici à là » et elle se déplacera, et rien ne vous sera impossible » Mt., XVII, 20-21. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » Mt., XXII, 37. Mais par ailleurs nous devons exercer ces vertus dans les contingences de la vie courante, qui nécessitent une adaptation aux conditions du moment. C’est ce que le Seigneur nous suggère en nous recommandant d’être à la fois simples comme des colombes et prudents comme des serpents » Mt., x, 16 il faut savoir unir l’ardeur sans limite de la ferveur évangélique et la prudence avisée qu’exige le contact des méchants. Saint Paul, à son tour, fait les mêmes recommandations Frères, ne vous montrez pas enfants en fait de jugement ; des petits enfants pour la malice, soit, mais pour le jugement, montrez- vous des hommes mûrs » I Cor., XIV, 20. Et il insiste sur la nécessité d’éclairer l’esprit dans cette recherche pruderie Que votre charité croissant toujours de plus en plus s’épanche en cette vraie science et ce tact affiné qui vous donneront de discerner le meilleur » Phil., 1,9-10. Cf. Eph., v, 10, 15-17. Comment réaliser un tel programme ? La sagesse humaine, laissée à elle seule, en est incapable Ceux qui vivent selon la chair désirent ce qui est chanel ; ceux qui vivent selon l’esprit, ce qui est spirituel. Car le désir de la chair, c’est la mort, tandis que le désir de l’esprit, c’est la vie et la paix, puisque le désir de la chair est ennemi de Dieu il ne se soumet pas à la loi de Dieu, il ne le peut même pas » Rom., VII, 5-7. Le secours exceptionnel du Saint - Esprit nous est bien assuré dans les cas désespérés ; Quand on vous livrera, ne cherchez pas avec inquiétude comment parler ou que dire ce que vous aurez à dire vous sera donné sur le moment, car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » Mt., x, 19-20. Et saint Paul nous recommande vivement cette docilité au Saint-Esprit Ne contristez pas l’Esprit Saint de Dieu » Eph., IV, 30. — Cf. Rom, VIII, 14, 26. Mais la prière et l’abandon à la Providence ne suffisent pas. La prudence, même chrétienne, ne se réduit pas à la définition mystique qu’on a proposée récemment une manière divinement inspirée d’être docile aux inspirations de Dieu »!°?. Elle suppose à la fois les grâces prévenantes de Dieu et la collaboration active du fidèle. Et c’est dans cette conciliation de la nature et de la grâce qu’intervient l’effort des théologiens. IT. — Théologie de la prudence En vue de l’élaboration d’une théologie de la prudence, nous sommes en possession d’une double sorte de matériaux. D’une part, nous avons l’apport des philosophes, et nous en avons souligné l’intérêt. D’autre part, nous possédons l’enseignement de la Révélation, et nous avons vu qu’il ne semble pas toujours s’accorder avec la synthèse des philosophes. Comment surmonter les ANTINOMIES APPARENTES ? Ici, comme partout ailleurs en théologie, le problème consiste à introduire dans la doctrine révélée l’armature psychologique et métaphysique mise au point par les philosophes, sans toutefois diminuer en rien la transcendance de la Révélation. Or il ne semble pas que ce travail ait toujours ait été fait correctement à lire certains traités de théologie morale, on a l’impression que leurs auteurs n’ont retenu, de la vertu de prudence, que les données philosophiques, et c’est une lacune regrettable. Si nous devons sacrifier quelques-unes des richesses que nous possédons, il vaut mieux que ce soit dans le domaine des sciences humaines que dans celui de la Révélation. Toutefois, qu’on se rassure même quand la sublimité de la religion chrétienne exige un éclatement des cadres de la prudence naturelle, cela résulte de raisons parfaitement justifiables. Ainsi, il est entendu que notre tendance à jouir de Dieu ne peut souffrir de limites. Ici, pas de juste milieu » la seule mesure d’aimer Dieu, disait S. Augustin, est de l’aimer sans mesure. Mais n'est-ce pas là une position de principe déjà acquise en philosophie ? Philosophiquement il est raisonnable et donc prudent de ne pas mettre de bornes à notre désir de la fin voulue. Aristote remarquait déjà qu’on ne souhaite pas conditionnellement la santé ou le bonheur, mais qu’on les veut absolument. C’est la même chose dans l’ordre surnaturel, où nous savons que Dieu est notre fin dernière il est normal que nous ne mettions pas de bornes à notre désir de lui. Le caractère absolu des vertus théologales, que nous avons reconnu plus haut, ne fait donc nulle difficulté au point de vue prudentiel. Jamais nos vertus théologales ne seront assez développées. Ici nous sommes dans l’ordre de la fin, non des moyens. Il est vrai que même dans l’ordre des moyens, nous constatons chez la prudence chrétienne, telle, du moins, que les thomistes la conçoivent, un nouvel éclatement des cadres de la prudence philosophique cette dernière est si radicalement surnaturalisée par la grâce qu’ELLE CHANGE D'ESSENCE EN DEVENANT SURNATURELLE elle n’est plus une vertu acquise, mais une vertu infuse. Peut-on dire qu’il y a encore des rapports intrinsèques entre l’une et l’autre ? La réponse à cette question exige quelques précisions. Il faut d’abord maintenir la transcendance de la prudence infuse sur la prudence naturelle. Nous avons brièvement indiqué plus haut ch. xv les raisons qui nous semblaient imposer l’existence de vertus morales infuses dans l’âme chrétienne. La prudence étant, à un certain point de vue, la plus importante des vertus morales, mérite plus que toute autre d’être infuse. Elle est une réalité ontologique qui découle nécessairement de la charité et dont l’absence entraînerait immédiatement l’anéantissement de la charité. En effet, dès qu’une âme est justifiée par la grâce habituelle et l’amour de Dieu, elle est nécessairement orientée efficacement vers Dieu, et donc radicalement décidée à prendre les moyens nécessaires pour atteindre la fin dernière. Si elle n’était pas dans cette disposition, elle n’aurait pas la charité, elle serait donc en état de péché mortel. Autrement dit, elle ne peut posséder la charité sans avoir la vertu de prudence, au moins à un degré élémentaire une vertu de prudence surnaturelle, orientée vers la fin surnaturelle, alimentée par la grâce, et suffisamment implantée en elle pour qu’elle constitue cette réalité ontologique qu’on appelle vertu infuse. Si sublime que soit cette réalité, ELLE FONCTIONNE CEPENDANT D’UNE MANIÈRE ANALOGUE A LA VERTU DE PRUDENCE ACQUISE. Elle a besoin des mêmes ressources et met en jeu les mêmes facultés. Seulement tout cela fonctionne au plan surnaturel. L’habitus des premiers principes, ou sens moral — que les anciens appelaient syndérèse, — est complété et surélevé, chez le chrétien prudent, par les lumières surnaturelles reçues de la foi. Par là-même, sa vertu de prudence s’alimente aux mêmes sources que la sagesse contemplative. Si au lieu d’empoisonner son esprit au contact fréquent des choses du monde, on ne le nourrit pas soigneusement par la lecture et la méditation des choses de Dieu, l’étude d’une saine doctrine, la familiarité avec les écrits des auteurs anciens ou modernes, qui ont brillé par la fermeté de leur foi et la sûreté de leur piété, comment pourrait-on apprécier le vrai et Le bien ? »1°3 Sa mémoire ne se souvient pas seulement des leçons ordinaires du passé, mais aussi et surtout des Gestes de Dieu » dans l’hisoire du monde et de son action dans l’histoire des âmes. Sa vie affective n’est pas seulement rectifiée par les passions raisonnables, mais par la charité elle-même. Sa docilité se manifeste non seulement à l’égard des sages, mais surtout à l’égard de l’enseignement de l’Eglise et des saints, et souvent aussi à l’égard des inspirations du Saint-Esprit dans le don de conseil. Sa prévoyance porte très loin, jusque dans l’éternité. Sa présence d’esprit est vivifiée par l’assurance du secours du Saint-Esprit. Ses connaissances théoriques s’alimentent dans l’étude de la Bible et de la théologie. Sa perspicacité s’inspire de la supériorité de la Loi Nouvelle, toute de charité et de liberté, en même temps que d’une vue surnaturelle des personnes et des réalités contingentes. Tous ces éléments existent au moins à l’état embryonnaire, c’est-à-dire à l’état de dispositions fondamentales, en toute âme qui se convertit. Certes, il peut se faire que dans les premiers temps de la conversion, ils rencontrent de la résistance par suite des mauvaises habitudes passées. Mais à mesure qu'ils se perfectionnent, ils rayonnent dans la conduite morale et inspirent la prudence acquise qui doit gouverner toutes les actions. Elevée à ces sommets, LA PRUDENCE CHRÉTIENNE NE RESSEMBLE GUÈRE A LA PRUDENCE NATURELLE DES PHILOSOPHES. Le païen ou l’homme mondain s’inquiètent de ce qu’ils mangeront et boiront le chrétien sait que son Père céleste ne l’abandonnera pas. L’homme du monde juge tout d’après les avantages terrestres ; il juge selon la chair », comme dit S. Paul le chrétien juge selon l’esprit et voit tout au regard de l’éternité. Etant donné la fin dernière qu’il envisage, il choisit les moyens proposés dans le Sermon sur la Montagne et dans tout l'Evangile moyens qui sont folie pour le monde, mais sagesse aux yeux de Dieu. Il affronte sans regret le martyre et la mort et il pratique les vertus les plus héroïques pour qu’il soit avec Dieu pour toujours. En un mot, sa vertu de prudence, inspirée par les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit, se joue des difficultés et se moque des calculs humains. Et CEPENDANT ELLE CONSERVE EN RÉALITÉ LA STRUCTURE ORGANIQUE DE LA PRUDENCE NATURELLE. Même à ce niveau transcendant elle reste toujours la prudence. Le chrétien prudent continue de juger toutes ses décisions et d’imprégner de raison toutes ses actions. Il désire ardemment posséder toutes les vertus morales, mais il en règle l’exercice selon les exigences de son devoir d’état et la volonté de Dieu. Par exemple, lorsqu'il se trouve en face de l’appel du héros ou des sublimes folies des saints, il apprécie leur convenance d’après ses possibilités et se garde de les imiter à l’aveuglette. En présence des écoles de spiritualité les plus sûres, il choisit celle qui convient le mieux à sa vocation propre. Devant un conseil autorisé, il sait prendre ses responsabilités et se décide librement. Même dans la pratique de l’obéissance la plus authentique et la plus sainte, il fait acte de jugement critique au sens noble de ce mot c’est la vertu de synèsis des Grecs et n’obéit pas aveuglément!°, Ou s’il obéit aveuglément en un certain sens, c’est parce qu’il a un motif supérieur d’agir de la sorte, et alors son obéissance prétendue aveugle est en réalité éclairée. Elle sera peut-être héroïque, mais il aura un motif raisonnable d’agir héroïquement. Même dans la pratique de la charité envers le prochain il n’agit pas inconsidérément. Il n’hésite pas à paraître sévère s’il en résulte un plus grand bien Si le motif de prudence me faisait refuser tel service immédiat à l’un de mes frères, ce refus devrait m’apparaître comme la condition d’une charité mieux entendue et à plus grande portée » 1°, Enfin la prudence se manifeste même dans les rapports avec Dieu, non pas certes pour refréner l’ardeur des vertus théologales, mais pour en contrôler l’expression. Il est si difficile, par exemple, de tenir un juste milieu entre l’excès d’esprit critique et la crédulité, entre la confiance absolue et la présomption, entre la sécheresse de cœur et les débordements de la sensibilité ! Ainsi la prudence chrétienne a un CHAMP D'ACTION ILLIMITÉ. Elle s’exerce aussi bien dans les hauteurs les plus sublimes que dans les actions les plus modestes. Son domaine est aussi vaste que la prudence du sage, et englobe tous les secteurs de la vie, qu’elle soit individuelle, familiale, sociale, politique, etc. Ou plutôt ce domaine est encore plus vaste, puisqu’il s’étend aux réalités strictement surnaturelles. Et ceci nous aide à comprendre comment la prudence est LA REINE DES VERTUS. Elle l’est à un autre titre que la charité. La charité est la reine des vertus, comme nous Pavons vu, en ce sens qu’elle les inspire toutes et les surnaturalise ; c’est elle qui les conduit à la fin dernière. La prudence est aussi leur reine, mais dans l’ordre des moyens, car elle surveille leurs manifestations et concilie leur collaboration. Moyennant cette division du travail », il ne doit jamais y avoir de conflit de principe entre ces deux vertus. Chapitre XXVI LA CONSCIENCE Saint Thomas ne parle de la conscience que brièvement et en termes généraux l%, Dès qu’il envisage la manière dont l’homme moral doit se conduire, il le fait en traitant de la prudence. Pour les modernes, c’est tout le contraire. Les philosophes ignorent le terme de prudence, et les théologiens n’en parlent guère. Par contre, les uns et les autres s’arrêtent longuement à l’étude de la conscience. S’il ne s’agissait que d’une substitution de vocables, cela n’aurait pas grande importance il suffirait de bien définir les mots employés et de s’en tenir au sens accepté. Malheureusement tel n’est pas le cas. La manière dont on parle de la conscience depuis le XVII* siècle évoque un climat qui n’est plus celui des théologiens du Moyen Age traitant de la prudence. LA PRUDENCE est une vertu stable, orientée vers le bien, qui perfectionne celui qui la possède et qui est le principe de tous ses actes libres. Il faut du temps et de la peine pour l’acquérir, mais une fois qu’on la possède on est comme naturellement porté au bien, et on choisit spontanément la solution la meilleure proposée par la conscience. LA CONSCIENCE, à proprement parler et dans son sens primitif, n’est pas un pouvoir, mais un acte. Elle est le jugement par lequel l’esprit apprécie la valeur morale des actions. Elle est l’interprète par lequel les lois universelles se manifestent aux individus. Celles-ci sont des lois objectives ; la conscience est une loi subjective. Le problème agité depuis trois siècles par les moralistes dans les Systèmes de morale » est de faciliter la rectitude de cet acte sans qu’il soit nécessairement subordonné à la vertu de prudence. A la rigueur, dans les cas douteux, il suffirait d'appliquer un principe réflexe » pour se tirer d'affaire. Nous ne pouvons entrer ici dans toutes les discussions soulevées à ce sujet d’ailleurs les manuels renseignent suffisamment sur l’essentiel. Mais nous voudrions au moins montrer l’importance de la prudence par rapport à la conscience, et suggérer une appréciation des systèmes de morale ». I. — Prudence et conscience La remise en valeur de la prudence par rapport à la conscience semble un fait acquis chez les meilleurs théologiens moralistes. Les travaux des thomistes de la première moitié de ce siècle on puissamment contribué à cette revalorisation. Pour la plupart des thomistes, la conscience et la prudence ont la MÊME MATIÈRE, mais elles se distinguent dans leur procédé de raisonnement et dans leur jugement. La conscience se base sur les lois générales et la prudence sur la fin envisagée. La conscience apprécie la valeur d’un acte d’après les principes théoriques et aboutit à un jugement d’ordre surtout théorique ; la prudence l’apprécie en fonction de la réalité contingente et formule un jugement d’ordre pratique. C’est pourquoi ces théologiens estiment que, dans le déroulement de la vie morale, c’est la prudence qui doit dominer et tirer dans chaque cas particuler la conclusion inspirée par la conscience. Pratiquement, disent-ils, la conscience s’insère dans l’activité de la vertu de prudence. Par suite, l’éducation morale doit porter avant tout, selon eux, sur la formation de la vertu de prudence. Il faut d’abord inculquer les éléments essentiels de cette vertu docilité au réel et aux conseils des hommes sages, dégagement des passions, utilisation de l’expérience personnelle, maîtrise de soi, etc. Puis, connaissance de plus en plus intime de la fin dernière et des moyens qui y conduisent. Enfin recours à la prière et aux lumières du Saint-Esprit. Mais il faut mener de pair la formation de la conscience, l’assimilation subjective des lois générales, afin de pouvoir appliquer facilement ces lois aux cas particuliers. Ainsi formé, le chrétien prudent qui doit prendre une décision pratique agira en fonction de tout son acquis prudentiel et choisira habituellement avec promptitude les actes conformes au devoir. Une fois admise cette prépondérance de la vertu de prudence, faut-il biffer d’un trait le chapitre sur la conscience ? Il ne semble pas. Ce traité est le résultat d’une telle somme de controverses qui ont eu lieu depuis trois siècles qu’on ne peut l’ignorer. Mais il convient alors de ne pas se perdre dans ce maquis, et d’en retenir une ligne de conduite claire et ferme. Il. — Les systèmes de morale » 1. — Appréciation générale de ces systèmes. Les discussions relatives aux systèmes de morale présentent un intérêt historique passionnant il suffit de lire le long article du P. Deman dans le Dictionnaire de Théologie Catholique pour s’en rendre compte. Mais les étudiants qui abordent pour la première fois ces questions dans les manuels, sous une forme austère et schématique, sont plutôt rebutés. C’est à peine s’ils en retiennent quelque principe réflexe qui les aidera à résoudre les cas de conscience embarrassants. Quant au fond du problème, il est à craindre qu’ils s’en désintéressent vite, une fois qu’ils sont lancés dans le ministère. A ce moment - là, chacun réagit selon son tempérament sans se poser beaucoup de questions, quitte à passer du rigorisme au laxisme selon l’humeur et les circonstances. Cette indifférence tient sans doute à la multiplicité des systèmes et à la subtilité de certaines discussions. Elle tient peut-être, fût-ce inconsciemment, à la coupure trop nette entre ces systèmes et la vertu de prudence. La prudence est une vertu vitale, qui fait appel aux ressources profondes de l’âme et de la grâce. Or on s’intéresse à la vie, mais beaucoup moins à des théories abstraites et durcies dans leur formulation. Enfin LE POINT DE VUE MÊME où se placent ces systèmes est TRÈS DISCUTABLE — a Ils mettent constamment en balance la loi et la liberté, se demandant quelles conditions sont nécessaires ou suffisantes pour que la liberté puisse se soustraire à la loi. Or, ainsi que nous l’avons montré ch. XVI, cette perspective est profondément erronée. Loin de s’opposer, la loi et la liberté se con cilient merveilleusement, et c’est dans la mesure même où la liberté va dans le sens de la loi qu’elle s’épanouit et se perfectionne. Dès qu’on admet cette conception de la liberté, à la suite même de s. Thomas et de bons auteurs modernes, une quantité de discussions agitées dans les systèmes de morale » se révèlent dénuées de tout fondement, — b À la base même de ces systèmes on découvre une préoccupation qui a entaché de nombreux exposés de morale depuis trois siècles la recherche du négatif plutôt que du positif, la délimitation des conditions nécessaires pour éviter le péché plutôt que le souci de progresser dans la perfection. Et cette préoccupation, légitimée par la nécessité de doser les responsabilités au confessionnal et de répondre aux questions des pénitents médiocres, devient néfaste quand elle se transforme en principe de spiritualité. Ces raisons concourent à expliquer un changement d’orientation chez les moralistes contemporains. On sent chez eux un effort pour épanouir l’âme dans la charité et la sainte liberté des enfants de Dieu. Toutes les difficultés ne sont pas résolues, certes. Les discussions continuent parfois avec vigueur. Mais chacun s’efforce visiblement de surmonter l’étroitesse de vues de certains moralistes et de revenir à une conception plus proche de celle des grands théologiens du Moyen Age. 2. — Principales tendances contemporaines. Comment se présente aujourd’hui la question ? Un point sur lequel tout le monde est d’accord, c’est qu’il faut REVALORISER LA VERTU DE CHARITÉ. Plus personne ne veut d’une morale au rabais, où l’on se contenterait d’éviter le péché, et où l’on calculerait minutieusement le point précis au-delà duquel on tomberait dans le péché mortel. On veut un christianisme large, généreux, épanouissant, inspiré par l’amour de Dieu et du prochain, et non par la peur de l’enfer !°?. Ceci étant admis, QUELLE SERA LA RÈGLE D'ACTION LA PLUS SÛRE ? Quel système méritera le plus notre faveur ? A pemière vue, on serait tenté de dire que c’est la voie indiquée par les tutioristes une âme généreuse et ardente choisit toujours la solution la plus sûre en faveur de la loi. Et telle a été l’opinion soutenue par de nombreux théologiens, condamnée en ce qu’elle avait d’excessif, mais permise dans la mesure où elle était modérée. Toutefois le principe même semble discutable. Comme le dit un thomiste contemporain Il n’est pas vrai que le parti le plus sûr, au sens ainsi défini, soit nécessairement le meilleur »!%, Et il donne en plaisantant l’exemple de celui qui, pour ne pas manquer à la loi du jeûne, jeûnerait tous les jours. Le simple bon sens suffit à rejeter cete position extrême à côté de la lettre de la loi générale, il y a une quantité de circonstances particulières qui imposent une ligne de conduite variable selon les cas et les personnes, et parfaitement inspirée par une charité authentique et sanctifiante. En cela les thomistes sont d’accord avec les probabilistes qui mettent en relief la vertu de charité et qui enseignent que, dès qu’une âme est animée par l’amour de Dieu et excusée par des motifs raisonnables, elle peut se considérer comme exemptée d’une loi positive qui l’empêche d’atteindre un plus grand bien. C’est ainsi que le P. Gilleman écrit Quand j’ai dans le même ordre objectif une raison solide, qui m'empêche de reconnaître une certitude objective à telle loi, dans tel cas concret, j’échappe à la détermination de cette loi objective pour obéir plus intimement à l’obligation intérieure et personnelle de mon amour-charité, car le domaine objectif de la loi n’est pas la seule ni la principale source d obligation. Il n’est source que des spécifications de l’obligation. Celle-ci vient de l’amour, nous l’avons vu. Le probabilisme ne libère pas de l'obligation ; il remplace telle particularité d’obligation, insuffisamment spécifiée pour mon cas dans l’objectif, par une obligation plus haute, plus intime et plus universelle que je spécifie moi-même dans le concret en présumant raisonnablement que le législateur le veut ainsi. La conscience joue plus parfaitement l’équilibre entre l’objectif loi et le subjectif conscience au profit du second ; il sauvegarde les exigences de la personne spirituelle devant celles-de la loi objective » 1°?, Et le P. Carpentier conclut que le probabilisme inspiré par l’amour de Dieu est apte à assurer l’effort paisible et confiant du spirituel vers la perfection ». Il suffit pour cela de l’appliquer avec une conscience vivante, c’est-à-d. charitable » 160, 3. — Mise au point. Nous ne voudrions pas chicaner sur les mots. Mais il nous semble que le probabilisme ainsi compris ne ressemble guère au probabilisme traditionnel. Autant nous sommes d’accord sur le fond de la doctrine, autant nous trouvons discutable la prétention du probabilisme d’être une école de perfection. Qu'est-ce, en effet, que le probabilisme ? C’est, dit Tanquerey, le système de morale selon lequel, à chaque fois qu’il y a doute sur la licéité d’une action, il est permis de suivre une opinion probable, même si l’opinion contraire est plus probable »{6f, Peut-on dire que ce système, ainsi défini, est conciliable avec une vie de charité active et soucieuse de perfection ? Il ne semble pas. Prenons un cas concret. C’est aujourd’hui jeûne d’Eglise, donc obligatoire sous peine de péché mortel. Avec ma santé déficiente, je ne suis pas sûr de remplir comme il faut mon devoir d’état si je jeûne. Je crois sincèrement plus probable qu’en observant la loi je me tirerai d’affaire sans nuire à ma santé ni aux intérêts du prochain ; mais enfin cela n’est pas certain le doute persévère. Si j’agis en probabiliste proprement dit, j’applique le principe du système une loi douteuse n’oblige pas », et je me considère comme exempté de l’observation de la loi. Si je me conduis par amour de Dieu et désir de la perfection, je me décide pour d’autres motifs je regarde de quel côté j’ai le plus de chance de procurer la gloire de Dieu et mon progrès spirituel. Supposons que, cette fois encore, je conclue que c’est en m’abstenant du jeûne que je réaliserai le mieux cette double fin ai-je vraiment agi en probabiliste ? Non, car je n’ai pas du tout motivé ma dispense par l’axiome du probabilisme ou par son équivalent, proposé par Dom Lottin une obligation objective douteuse n’entraîne aucune obligation subjective »162, mais bien par la considération d’une double loi supérieure à la loi positive du jeûne la loi naturelle et la loi divine, qui m’obligent à tendre à la perfection, et me font un devoir d’aimer Dieu de tout mon cœur 155, IT. Conclusions théoriques et pratiques Sans vouloir discuter à fond le probabilisme, bornons-nous à rappeler quelques conclusions. 1° À prendre les systèmes à la lettre, c’est le probabiliorisme ou tutiorisme mitigé, qui semble le plus conforme à l’esprit de l’évangile en cas de doute, le probabilioriste préfère renoncer à sa liberté et s’incliner devant la loi, parce qu’il fait de ce sacrifice un hommage à Dieu. 2° Le probabiliste, qui néglige une opinion plus probable pour s’en tenir à une opinion moins probable, agit contre les lois de la psychologie. Il est NORMAL QUE LA VOLONTÉ PENCHE DU CÔTÉ OÙ LES MOTIFS SONT LES PLUS DÉTERMINANTS. Volonté et raison vont naturellement ensemble la volonté est le poids de l'intelligence », disait le P. Sertillanges. Et nous avons rappelé ch. XI que la liberté n’est nullement diminuée par cet accord de la raison et de la volonté. Il est donc normal qu’en face de deux opinions diversement probables l’homme prudent choisisse celle qui est plus probable — que ce soit en faveur de la loi positive, ou en faveur d’une loi supérieure qui, en le dispensant légitimement de cette loi positive, lui demande un effort plus méritoire, mais pas nécessairement plus pénible. 3° De même il est psychologiquement faux qu’en morale pratique une opinion moins probable continue de garder sa valeur en face d’une opinion plus probable. Dès que, en présence d’une alternative, j’ai conclu avec une sérieuse probabilité que mon devoir est d’agir, cette conclusion s’impose à moi et éclipse les objections entrevues. Je dois aller de l’avant sans aucune inquiétude, ou alors mes scrupules relèvent d’un état pathologique. Si, dans le courant de l’action, de nouveaux facteurs interviennent, la prudence pourra conseiller de remettre tout en question, maïs ce sera alors un nouveau problème qui aura surgi. 4° Il semble aussi qu’on peut reprocher au probabilisme un manque de logique. Il renonce à appliquer l’axiome Lex dubia lex nulla » dans trois cas importants quand il s’agit de moyens nécessaires au salut, quand la validité des sacrements est en cause, et lorsque le prochain risque un grave danger corporel ou spirituel. Il est plus logique d’agir toujours suivant les mêmes principes, aussi bien en matière de licéité qu’en matière de validité. C’est ce que fait le probabiliorisme. 5° Il est vrai que les trois cas mis hors de cause par le probabilisme sont d’une exceptionnelle importance. Mais pour une âme fervente, rien n’est à négliger dans la vie spirituelle, toutes proportions gardées, bien entendu. D'autant plus que si par principe on néglige les occasions courantes, c’est à peu près toute la vie qui sera médiocre. Car la plupart du temps nous agissons pour des motifs simplement probables la vie ne se prête pas aux évidences mathématiques. Dois-je me lever à 6 heures ou à 5 heures et demie ? Dois-je me mortifier à table de telle manière ou de telle autre ? Ou même ne pas me mortifier du tout ? Dois-je prier chaque matin dix minutes ou un quart d’heure ? Etc. Du matin au soir, nous sommes ainsi entraînés dans une suite de circonstances où notre devoir ne nous apparaît presque jamais avec une pleine clarté. Si j’applique l’axiome du probabilisme à chaque cas douteux, et que je ne tienne pas compte de l’opinion plus probable, j’aboutirai vraisemblablement à un échec. Par exemple si par tempérament je rejette l’opinion plus probable qui me conseille de ménager ma santé délicate, je tomberai malade. Si, au contraire, je néglige l’appel à la générosité et me contente d’un vie moins fervente, je deviendrai tiède. Dans un cas comme dans l’autre je serai sans doute en règle avec toutes les lois positives, et j’éviterai le péché mortel avec un peu de bonne volonté. Mais serai-je sur le chemin de la perfection ? C’est pourquoi nous préférons dire avec Dom Lottin Une conclusion s’impose à la fin de ce chapitre c’est que LE PROBABILISME N’EST PAS UNE ÉCOLE DE PERFECTION » 64. 6° Il va sans dire — et tous les manuels insistent sur ce point — que le confesseur probabilioriste n’a pas le droit d’imposer son système » aux pénitents qui le rejettent. Comme le dit encore Dom Lottin Malheureusement il existe des chrétiens médiocres qui ont déjà bien de la peine à observer les lois certaines. Va-t-on leur imposer d’observer les incertaines ? » Ibid., p. 103. 7° Du reste, d’une manière générale, les principes réflexes ne sont pas à bannir, mais il faut les employer à bon escient. Ils sont d’origine juridique. À ce titre ils ont force de loi. L’Eglise elle-même les invoque dans ce domaine. On peut donc les employer tels quels dans l'interprétation des lois en matière purement juridique. Quant à en faire des principes universels de moralité, ce serait une transposition discutable. En morale, c’est la prudence et la conscience bien éclairée qui doivent avoir le dernier mot et juger de la convenance de tous les motifs, fût-ce des motifs réflexes 165, Ceci est d’autant plus raisonnable que, en morale chrétienne, l’homme prudent doit se rappeler quelle est la fin de la loi. On sait que la fin de la loi ne tombe pas sous le précepte peu importe au législateur le motif de mon assistance à la messe du dimanche ; il suffit que j’y assiste pour que je sois en règle à ses yeux. Mais Dieu voit plus loin que la matérialité des actes. Si j’aime vraiment Dieu, et que je me croie dispensé d’assister à la messe ce dimanche, je m'efforcerai de remplacer cette participation liturgique par d’autres prières ; non point par un motif de scrupule ou par erreur de jugement, mais pour entrer pleinement dans l’esprit du législateur, qui veut avant tout la sanctification des âmes. En un mot, la conduite normale du chrétien prudent consiste à tendre à la perfection, et il s’en fait un devoir de conscience. Par suite, on objectera sans doute que c’est multiplier à loisir les occasions de péché, beaucoup plus que dans l’optique du probabilisme. On sait que la position thomiste en matière de conscience entraîne à considérer toute imperfection morale consentie comme un péché. Nous répondons que c’est exact, mais que ce n’est pas une raison pour rejeter la vérité. Si, par suite de faux principes, nous commettons les péchés de bonne foi, peut-on dire que nous y gagnerons ? La vraie solution consiste à connaître les exigences du christianisme et à les mettre en pratique avec la grâce de Dieu qui ne nous manquera pas. Chapitre XX VII LE PECHE Depuis le XVI siècle, la morale des manuels a souvent été une morale des péchés. Destinés avant tout à faciliter le travail des confesseurs, ces ouvrages mettaient peu l’accent sur les éléments positifs de la morale chrétienne et en retenaient surtout le côté négatif, les interdictions émanant de la loi positive, et les conditions minimales exigées pour éviter le péché mortel. Notre époque réagit contre une présentation aussi incomplète de la morale. Mais elle passe parfois d’un excès à l’autre elle ne veut plus entendre parler de péché, ou le moins possible. Elle prétend qu’il y a peu de pécheurs, mais surtout des malades. Parfois elle va jusqu’à glorifier le péché. On comprend que Pie XII ait dit Le plus grand péché actuel, c’est que les hommes ont commencé à perdre le sens du péché »!66. Périodiquement les revues théologiques réfutent des opinions erronées sur la quasi-impossibilité de commettre un péché mortel et sur le peu de gravité du péché, quel qu’il soit. A leur suite, nous nous bornerons à insister sur trois points la possibilité du péché, la gravité du péché mortel, et la nature du péché véniel. I. — Possibilité du péché La possibilité du péché résulte de la différence entre le jugement de conscience et le jugement prudentiel$7. La conscience, avons-nous dit, porte un jugement sur la valeur morale des actions. Se référant aux lois qui conduisent à la fin dernière de l’homme, elle conclut que tel acte est théoriquement bon ou mauvais dans telle circonstance donnée. Le jugement prudentiel ne se borne pas à peser la valeur théorique d’un acte il décide de son opportunité en fonction du but que l’on veut atteindre actuellement. Si ce but coïncide avec la fin dernière, le jugement prudentiel rejoindra le jugement de conscience et le choix définitif sera bon. Mais si l’on écarte le souvenir de la destinée future pour se concentrer sur le plaisir ou le profit immédiat, le jugement pratique risquera de se dissocier du jugement théorique. On dira sans doute, si je voulais me conformer à l’ordre universel voulu par Dieu et indiqué par ma conscience, je devrais m’abstenir de cette action. Mais dans le cas présent, le plaisir me fascine tellement que je ne puis croire qu’il me soit formellement interdit il doit y avoir pour moi, maintenant, une exception à la loi générale ; n’examinons pas la chose de trop près, et suivons les tendances de la nature. Quelquefois même la séparation des deux jugements sera encore plus tranchée. On ne se contentera pas de fuir la pleine lumière, mais on se décidera froidement dans le sens du mal. Le plaisir ou l’intérêt du moment présent auront complètement éclipsé l’attrait du bonheur éternel et les injonctions de la loi morale on préférera une satisfaction d’un instant à toutes les promesses concernant l’avenir. Mais cette attitude doit être rare. La plupart du temps le pécheur ne veut pas le péché comme tel il veut simplement jouir d’un bien, mais ce bien est déréglé, et au fond il en est bien fâché. Ici précisément beaucoup de nos contemporains nous arrêtent. Ils trouvent des excuses à ce choix déréglé, soit dans le manque de liberté qui résulte de nos passions, conscientes ou inconscientes, soit dans la difficulté que nous avons de bien connaître Dieu. Nous avons mis au point la première de ces difficultés, et montré que les récentes découvertes de la psychologie ne nous empêchent nullement de croire à la liberté ch. XI. Quant à la CONSCIENCE DE L’OFFENSE FAITE A DIEU, on prétend que pour commettre un péché mortel, il faut savoir, au moment même de l’acte, qu’on offense Dieu gravement. Or, ajoute-t-on justement, beaucoup de gens connaissent Dieu très mal. Ils sont donc incapables de pécher formellement. Cette excuse est sans valeur. C’est une erreur de croire que pour faire un péché mortel il faut nécessairement avoir une conscience claire que l’on se révolte contre Dieu. Sans doute le péché mortel se définit par référence à la fin dernière est mortel ce qui nous écarte de Dieu, est véniel ce qui ralentit seulement notre marche vers lui. Par suite, un homme qui serait dans une ignorance invincible de Dieu, et qui ne le connaïîtrait pas même implicitement ni confusément, ne serait pas encore arrivé au stade de la moralité proprement dite il serait au plan de la sociologie ou de l’humanisme, réglant sa conduite sur les convenances sociales ou sur tout autre motif tiré des exigences de la nature humaine plaisir, honneur, etc.. Mais ceci n’est pas normal. Tout homme qui a l’usage de ses facultés peut s’élever à la connaissance de Dieu, au moins d’une manière imparfaite, soit confusément par exemple d’une façon anthropomorphique, soit même implicitement en se référant à un Absolu qui serait pour lui l’équivalent de Dieu. Cela suffit pour qu’il puisse se rendre compte de la gravité d’un acte et sortir volontairement de l’ordre moral. Placé en face de cet Absolu, ou de la loi naturelle ou positive qui en est l’expression, il préfère un désordre grave à l’ordre qui s’impose à sa conscience il pêche. Cette affirmation peut, à première vue, sembler sévère. En réalité elle SE FONDE SUR LE MÊME PRINCIPE QUI EXPLIQUE LA POSSIBILITÉ DU SALUT DES INFIDÈLES. Supposons qu’un incrédule ne connaisse Dieu que de nom et sous des images caricaturales ou odieuses, mais qu’il se consacre par ailleurs totalement au culte de la justice, de l’honneur, ou de toute autre vertu, au point d’en faire un Absolu. Il peut se faire qu’il parvienne un jour au salut, si à partir de ces sentiments profonds et sincères, il réalise les conditions requises pour la justification. Or, autant ce second point salut des infidèles qui ne connafîtraient Dieu qu’implicitement est adopté et défendu par certains qui sont portés à justifier tout le monde, autant la première affirmation possibilité du péché mortel même si on ne connaît pas Dieu parfaitement fait scandale aux yeux de ces mêmes personnes. C’est un manque de logique dû à un sentiment déréglé. Il faut reconnaître que le péché ne prend tout son sens que par référence à Dieu. Plus on connaît Dieu, plus le péché apparaît odieux, et les saints, ces grands amis de Dieu, ont horreur de la plus petite faute vénielle. Par conséquent la faute de ceux qui ne connaissent guère Dieu est moins grande, toutes proportions gardées, que celle des âmes avancées dans les voies spirituelles. Mais par ailleurs il ne faut pas séparer la raison et la foi, ainsi que quelques théologiens ont voulu le faire à partir de la Renaissance. Dès que, par delà les lois naturelles et les injonctions de la raison, on perçoit, fût-ce confusément et implicitement, l’autorité de Dieu, on se trouve situé au plan moral et capable de bien et de mal. Et la Révélation ne fait que confirmer et compléter les lois essentielles de la nature. IT. — Gravité du péché mortel Nous avons parlé du mérite au début de notre élaboration théologique ch. XII parce que, expliquions-nous, cette notion est fondamentale en morale, du fait que nous ne pouvons pas atteindre notre fin ici-bas, mais seulement dans un autre monde. Le péché est une notion aussi capitale. Ou plutôt, il n’est QU’UN ASPECT DU MÉRITE. Quand nous faisons une bonne action, ou mieux, selon saint Thomas, un acte de charité suffisamment fervent, le résultat immédiat est une augmentation de vie surnaturelle dans l’obscurité de la foi et, par suite, le droit à une récompense future dans la lumière de la gloire. De même, quand nous commettons le péché mortel, UN DOUBLE EFFET EN RÉSULTE, l’un immédiat, l’autre à retardement ». Immédiatement, nous désobéissons à la loi de Dieu. Pour bien comprendre la gravité de cette expression, il faut se rappeler la grandeur de la loi, même naturelle et non seulement divine, aux yeux de S. Thomas ch. XVI. La loi n’est pas un diktat capricieux, mais l’expression d’une Raïson suprême, créatrice de l’ordre universel. Donc, désobéir à la loi de Dieu, qui oriente tous les êtres vers leur fin, c’est sortir de l’ordre, c’est commettre une monstruosité, et, par suite, c’est perdre la vie surnaturelle, qui ne peut se greffer que sur une âme orientée vers Dieu. C’est, pour une âme baptisée, perdre tout le cortège des vertus théologales et morales qui nous assimilent à Dieu et nous mettent en communication avec lui. C’est se détacher du Corps mystique et briser les liens de la charité. En deux mots, pécher, pour un chrétien, ce n’est pas seulement sortir de l’ordre et commettre une suprême injustice, c’est refuser le Don de Dieu et se révolter contre l’ Amour. Voilà pour l’immédiat. Quant à la sanction future, elle découle tout naturellement de l’acte du péché. Pas plus que la récompense de la vertu, la sanction du péché ne doit être conçue comme extérieure et hétérogène elle est l’aboutissement normal et immanent d’un être qui a manqué sa fin. La mort ne fait que mettre au grand jour ce qui était caché. À ce moment, n’étant plus abusés par les apparences sensibles, les pécheurs expérimentent ce qu’est la séparation coupable de l’harmonie universelle Ils se trouvent alors dans le désordre le plus essentiel qui puisse se réaliser. L'intelligence, créée pour la contemplation de l’Etre divin, n’a plus en face d’elle que le spectacle d’une ruine éternelle ; la volonté, affamée de bonheur, n’a plus rien à aimer, ni Dieu, ni le prochain, ni même le moi » égoïste, devenu un objet de répulsion. Le corps lui-même, à la résurrection, participera à ce bouleversement radical et ne trouvera aucun objet adapté à ses tendances. Ainsi, toutes les facultés humaines si puissamment finalisées par rapport à leurs objets respectifs, seront coupées de ces objets et refoulées sur elles- mêmes, fonctionnant à vide dans un désespoir éternel. C’était, au fond, ce qu’elles faisaient avant la mort, puisqu'elles étaient déjà séparées de la vraie Réalité suprême qui est Dieu. Seulement elles trompaient leur faim » au moyen des apparences, tandis qu’en enfer il n’y a plus d’apparences. Fait particulièrement grave, en justice stricte, l’homme qui a péché mortellement NE PEUT PLUS, DE LUI - MÊME, SORTIR DE L’ABÎME où il s’est précipité. Tant que la branche est unie au tronc, elle peut réparer ses pertes ; une fois coupée, elle se dessèche. De même quand le pécheur n’est plus uni au Corps mystique, il lui est impossible de retrouver la sève de la vie divine. C’est la grâce, et plus précisément la charité, qui est le principe du progrès surnaturel. Ce principe une fois perdu, il est humainement impossible de se relever. Cet enseignement de S. Thomas surprend à première vue. Pour le faire comprendre, on a parfois recours à des explications psychologiques tyrannie du péché, tendance à le renouveler, enracinement des mauvaises habitudes, etc. En réalité la raison est beaucoup plus profonde elle se trouve DANS LA DOCTRINE DE LA GRACE cf. ch. XIII et XIX, et partant on peut dire que c’est là un enseignement d’Eglise beaucoup plus qu’une opinion d’école l’homme ne peut mériter que s’il possède la vie divine ; mais cette vie est un don purement gratuit. Quand il l’a perdue par sa faute, il n’a aucun droit à la récupérer. La miséricorde de Dieu est inlassable et va au-devant du pécheur tant que celui-ci ne s’est pas obstiné dans un refus définitif. Mais faut-il au moins retenir que les avances divines, au plan surnaturel, sont purement gratuites et que Dieu pourrait en pleine justice laisser éternellement à son sort le pécheur qui s’est volontairement séparé de lui. IT. — Fréquence du péché véniel Il importe beaucoup à la vie spirituelle d’avoir une juste notion du péché véniel et de sa fréquence. Tout le monde sait que ce qui le distingue du péché mortel, c’est qu’il ne porte pas sur la fin, mais sur les moyens. Quand on pèche véniellement, on reste fermement attaché à Dieu, fin dernière, mais on se permet des négligences sur la manière de tendre vers lui. Seulement tous les auteurs ne sont pas d’accord sur l’amplitude du domaine du péché véniel. Et surtout beaucoup de fidèles ne voient aucun péché là où il y en a certainement. Pour S. Thomas, les premiers mouvements déréglés de la sensibilité sont des péchés. Et pour la plupart des thomistes, les imperfections ne sont pas des actions facultatives, mais des péchés. Qu'il y ait péché dans les PREMIERS MOUVEMENTS DÉRÉGLÉS d’impatience, de gourmandise, de vaine gloire, etc., voilà une affirmation qui heurte les fidèles comment peut-on pécher si on n’a pas consenti librement à la tentation ? Et cependant cette doctrine était déjà couramment partagée par les théologiens antérieurs et contemporains de S. Thomas !°é, Et notre saint Docteur n’a fait que lui donner une fermeté qui cadre parfaitement avec tout l’ensemble de son système. Pour admettre cette position, il faut se baser sur le type de perfection idéale auquel nous sommes tous appelés selon nos possibilités. L’idéal est de FAIRE DOMINER LA RAISON en toute notre activité. Si nous nous écartons volontairement de la voie indiquée par elle, nous péchons, tout le monde l’admet. Mais même quand le désordre, sans être précisément voulu, est seulement toléré par exemple quand on lutte mollement contre de mauvaises habitudes ou non prévenu c’est le cas des multiples mouvements déréglés de la sensibilité chez les personnes imparfaites, il est clair que nous nous écartons de la perfection. Donc nous péchons encore !°?. Sans doute, dans ces cas, le consentement n’est pas plénier. Il n’y a donc jamais, en principe, de péché mortel. Mais si peu qu’il y ait de consentement, fût-ce implicite, ou dans la cause du dérèglement, cela suffit pour qu’il y ait péché véniel. On reproche à cette doctrine d’être trop sévère et impossible à mettre en pratique. Distinguons, à la suite de S. Thomas. Il est entendu que personne, ici-bas, même les plus grands saints sauf des exceptions telles que la Vierge Mère de Dieu ne peut éviter absolument toute faute vénielle. Ce fait tient à notre condition de descendants d’Adam. Même justifiés, nous gardons au fond de notre nature un foyer de convoitise toujours prêt à se réveiller et à provoquer des incendies. Nous sommes si portés au mal que nous ne pouvons faire front à tous nos adversaires à la fois. Comme le dit S. Thomas, quand nous résistons à une tentation de sensualité, nous risquons de succomber aussitôt à une tentation de vaine gloire, et ainsi de suite. Mais s’il nous est impossible de refouler l’assaillant sur tous les points, il reste que nous sommes toujours capables, avec la grâce de Dieu, de surmonter les tentations l’une après l’autre. Cela suffit à écarter tout pessimisme décourageant. Et, de ces fautes de fragilité, immédiatement pardonnées si nous le voulons, il ne reste qu’une salutaire leçon d’humilité. Sans compter qu’il y a là un stimulant perpétuel de progrès spirituel. Les personnes, qui ne considèrent comme péchés que les fautes pleinement délibérées, sont naturellement très indulgentes pour leurs premiers mouvements déréglés. Mais alors, quelle multitude d’imperfections ! Les premiers mouvements d’orgueil, de colère, d’envie et d’autres passions foisonnent parfois et produisent des émotions visibles. Ces défauts, n’étant pas combattus, s’amplifient avec les années et se changent souvent en habitudes dangereuses, pénibles pour le prochain, et parfois ridicules. Passe encore pour ce dernier inconvénient il n’est que la punition immanente de ceux qui ne veulent pas entendre raison. Mais les deux autres sont redoutables ils sont la cause des péchés contraires à la charité, et ils entraînent parfois des chutes irréparables. Manifestement les premiers mouvements qui sont à l’origine de tels dérèglements ne sont pas sans importance morale ce sont des péchés, dans la mesure où on ne les combat pas suffisamment. Il en est de même pour LES IMPERFECTIONS, comprises au sens moderne. La plupart des, thomistes, disions-nous, considèrent aussi que les imperfections sont peccamineuses. C’est sûrement la pensée de S. Thomas, qui regarde toujours comme péché véniel ce que nous appelons imperfection. On sait la différence que certains modernes veulent mettre entre péché et imperfection est péché ce qui s’oppose à un précepte, imperfection ce qui s’oppose à un conseil. Certes, il faut tenir absolument à la distinction entre précepte et conseil théoriquement et juridiquement les deux notions ne se recouvrent pas. Mais en fait, quand il s’agit de telle personne donnée et de tel conseil évangélique à pratiquer, la distinction n’est pas toujours aussi tranchée. 11 peut très bien se faire qu’un conseil s’impose à une personne sous peine de péché. Rappelons-nous que LA RAISON DOIT COMMANDER tous nos actes quand elle nous indique un conseil comme salutaire pour nous, utile au prochain et ordonné à la gloire de Dieu, on ne voit pas comment il serait loisible de passer outre à ces indications. Nous rejoignons ici ce que nous disions plus haut ch. XX VI du probabilisme. Et nous conclurons, ici comme précédemment, qu’il y a tout à gagner à suivre la théorie thomiste, parce que plus conforme à la psychologie humaine, à la doctrine du péché originel et à l’idéal de perfection évangélique !?0, Chapitre XXVIII CONCLUSION Dans cet exposé des principes de la morale chrétienne, notre première démarche a été de rechercher l’enseignement du Christ et des Apôtres. Puis, suivant l’ancien adage des Pères, fides quærens intellectum, la foi cherchant à comprendre », nous nous sommes efforcés de pénétrer intellectuellement à l’intérieur des richesses divines. Enfin, au cours de cette double enquête, nous n’avons cessé d’admirer la valeur de vie du message évangélique. C’est sur ce TRIPLE EFFORT que nous voudrions revenir une dernière fois soumission au donné révélé, recours aux lumières de la raison philosophique, assimilation vitale de la doctrine chrétienne. I. — Soumission au donné révélé L’attitude la plus fondamentale d’un chrétien qui demande à l’Eglise des règles de morale est une ACCEPTATION INCONDITIONNELLE DU MESSAGE DIVIN. Le christianisme n’est pas une société anonyme où chaque individu entre et sort comme il veut et apprécie tout selon les caprices de son humeur. C’est un organisme vivant inspiré d’en-Haut, portant en son sein le dépôt de la Révélation, et distribuant aux fidèles la vie en même temps que la lumière. Ceci est à prendre ou à laisser on ne peut être à la fois rationaliste et chrétien. On ne peut se préposer juge de l’enseignement de l’Eglise et se prétendre fidèle au Christ. Il faut d’abord se soumettre au Christ et à ses représentants, dans un acte de foi et d’abandon total, puis la lumière viendra d’autant plus sûre et éclairante que l’adhésion de foi aura été plus complète. Il peut se faire qu’à première vue certaines prescriptions de l’Evangile ou de l’Eglise paraissent trop exigeantes. C’était même à prévoir il est normal qu’une règle aussi transcendante bouscule nos préjugés et nos convoitises. Mais la conversion de l’esprit et du coeur consiste précisément à reconnaître le bien-fondé de ces directives et à y conformer notre vie morale. Et cela dans toute la gamme des commandements depuis les plus élémentaires, qui se confondent, en fait, avec les préceptes de la loi naturelle, jusqu'aux plus élevés, qui rejoignent les conseils évangéliques et introduisent à la vie mystique. Nous n’avons pas exposé toute cette gamme. Notre projet, on le sait, était moins de condenser la morale déjà connue, que de montrer sous quel biais on pouvait l’envisager avec profit. Nous nous sommes délibérément dressé à des lecteurs qui connaissaient au moins un manuel assez développé de théologie. C’est pourquoi notre exposé contient des LACUNES manifestes. Ainsi nous n’avons rien dit de la religion, vertu pourtant essentielle. Sans être précisément théologale, elle émerge des vertus morales, et à ce titre elle mériterait une étude particulière. Dans un système philosophique, elle aurait même la place d’honneur. Nous n’en avons rien dit parce que les manuels lui accordent habituellement une grande place, trop grande même parfois, au détriment de la qualité le danger est de la présenter un peu comme une vertu naturelle, et de ne pas montrer assez combien les vertus théologales et les dons du Saint-Esprit la transfigurent. Qu’il nous suffise au moins d’avoir signalé ce défaut. Nous n’avons rien dit non plus de la vertu d’humilité, dont le rôle spirituel est capital, et qui paraît un peu estompée dans la synthèse thomiste. De fait nous n’aurions pu la passer sous silence dans un exposé de théologie kérygmatique ». Mais la littérature ne manque pas sur ce sujet, et les principes que nous avons exposés péché, grâce habituelle, grâce actuelle, etc. en éclairent si bien la nature et l’importance que notre omission sera excusée. Enfin nous n’avons pas même abordé les problèmes soulevés à l’occasion de la justice, notamment ceux qui relèvent de la question sociale. Une étude suffisamment complète de ces problèmes nous aurait trop écartés de notre voie. D’ailleurs le lecteur qui possédera les principes que nous avons exposés, sera suffisamment armé pour discerner la différence essentielle qui sépare une sociologie marxiste, ou purement philosophique, d’une sociologie chrétienne. Disons au moins quelques mots d’un sujet sur lequel l’Eglise n’est pas intervenue définitivement dans les conciles, mais qui nous semble important pour la vie spirituelle celui des DONS DU SAINT-ESPRIT. Un savant historien des doctrines du Moyen Age, reprenant et accentuant une théorie qu’on aurait crue abandonnée, conteste l’existence de ces Dons Ce qu’on appelle les dons du Saint-Esprit » sont des habitus acquis », c’est-à-dire des habitus qui s’acquièrent par l’exercice fervent et prolongé des vertus théologales »!”1, Cette opinion est étroitement liée à celle qui réduit aussi les vertus morales infuses à des acquisitions personnelles. Nous avons dit plus haut ch. xv ce que nous en pensons. Mais pour ce qui est des Dons du Saint-Esprit, il nous semble que le débat est plus délicat, en un sens, et qu’il déborde les querelles d’Ecoles. Que l’on discute sur le sens précis de tel ou tel don, soit S. Thomas lui- même a varié dans son interprétation. Que l’on rappelle que la fixation du septénaire remonte historiquement à un texte biblique compris trop matériellement, soit encore. Que l’on insiste sur le rôle des écoles théologiques dans l’infiltration de cette croyance dans l’Eglise, tout cela encore est très bien l’érudition historique permet de mieux situer la portée de certains détails et de bien saisir les synthèses dans leur genèse et leur épanouissement. Mais ces considérations historiques SUR LE MODE de formation des croyances reçues dans l’Eglise permettent-elles de rejeter LES CROYANCES ELLES-MÊMES ? Ceci est une toute autre affaire. Car le Saint-Esprit peut très bien, si cela lui plaît, se jouer des contingences historiques et faire progresser l’Eglise dans la conscience du donné révélé sous le couvert d’une exégèse étroite ou allégorique et d’arguments d’Ecole peu probants en soi. Qu’on pense, par exemple, à l’exégèse de certains Pères, qui enseignaient sur bien des points une doctrine parfaitement exacte, mais en la rattachant à des textes bibliques mal compris. Que l’on pense encore aux considérants des définitions dogmatiques qui, on le sait, ne tombent pas, eux, sous le coup de l’infaillibilité. Or, à notre avis, la doctrine des Dons du Saint-Esprit est si bien accréditée dans l’Eglise depuis des siècles qu’il semble difficile de la rejeter sans témérité. Sans doute, redisons-le, le Magistère extraordinaire n’a rien défini à ce sujet, mais le concours de la liturgie, de l’ensemble des théologiens, et même des expressions des papes, permet de voir là un élément du Magistère ordinaire. Léon XIII, dans l’encyclique Divinum illud, parle des Dons dans le sens traditionnel. Et même s’il semble faire siens certains détails thomistes qui manifestement ne s’imposent pas, l’ensemble de son enseignement est quand même catégorique. De plus, la plupart des THÉOLOGIENS de tous bords, tout en reconnaissant la difficulté d'expliquer la nature des dons, n’en nient pas l'existence. Et la LITURGIE, dans certaines expressions par ex. Sacrum Septenarium, l’admet aussi. Mais même si elle n’en parle pas expressément d’une manière habituelle, le moins qu’on puisse dire, c’est que les formules qu’elle emploie au bréviaire et à la messe, pour la Pentecôte et son octave, ainsi que dans la collation des sacrements, surtout de l’Ordre et de la Confirmation, se comprennent beaucoup mieux selon la doctrine thomiste que dans l’hypothèse contraire. Après cela il ne faut pas s’étonner si la masse des fidèles est pénétrée de cette doctrine au moyen du CATÉCHISME, qui présente les Dons comme des qualités surnaturelles mises dans l’âme par le Saint-Esprit ». Nous ne voyons pas comment Dieu pourrait laisser se répandre dans son Eglise une croyance aussi importante pour la vie des âmes si elle était erronée. IT. — La foi en quête de l’intelligence La pleine soumission au Magistère vivant de l’Eglise est parfaitement compatible avec un effort soutenu de l’intelligence en quête de la vérité. Selon un principe bien connu, il ne peut y avoir deux vérités contradictoires, dont l’une serait révélée et l’autre acquise. La Révélation peut très bien transcender les lumières naturelles de l’esprit humain, sans contredire ses acquisitions les plus sûres. Et c’est merveille de voir comment ces acquisitions rejoignent le mystère et s’harmonisent avec lui sans attenter à sa transcendance. La condition absolue d’un tel accord est évidemment la VÉRITÉ DU SYSTÈME PHILOSOPHIQUE sur lequel on s’appuie. De nos jours, certains proposent de refondre la doctrine théologique en recourant à d’autres philosophies que le thomisme idéalisme, bergsonisme blondélisme, phénoménologie, voire marxisme. Ce sont des vues en l’air. Les meilleurs de ces systèmes sont bornés, parce qu’ils n’envisagent qu’un aspect de l’être. SEUL LE THOMISME EST UNIVERSEL parce qu’il part de l’être dans toute sa richesse et accepte tout ce qui peut être. Par suite seul il est pleinement ouvert sur l’infini et apte à épouser toutes les exigences d’une Pensée transcendante. Il est fort probable que ceux qui prônent une telle réforme ne connaissent guère du thomisme que les données du sens commun, sur lesquelles il se fonde, mais qui ne constituent que le stade pré-métaphysique d’une philosophie proprement dite. Grâce au thomisme, la morale chrétienne possède une profondeur métaphysique et une cohérence logique qui ne le cèdent à aucune autre morale, et qui surpassent toute autre par la garantie de la vérité. Nous avons aimé à souligner cette HARMONIE DE LA RÉVÉLATION ET DE LA RAISON dans l’exposé de la morale. Cette concordance est, on le sait, une des caractéristiques du thomisme. Que ce soit pour étudier la fin de l’homme, ou sa conduite, son mérite, sa vie divine, sa liberté, etc., nous avons constaté combien les notions de finalité, de béatitude, de causes, etc., étaient éclairantes et rejoignaient à un plan mystérieux et transcendant les données de la Révélation. On retrouve constamment ces notions. Ainsi les quatre causes efficiente, finale, matérielle et formelle sont utilisées à peu près à chaque chapitre et sont du domaine commun de toute théologie, spécialement au sujet des trois vertus théologales. Mais cette armature métaphysique n’est pas le seul bienfait de la philosophie thomiste elle prépare étonnamment l’esprit à accepter dans toute sa plénitude le Donné révélé. Ainsi, pour en revenir à la question des vertus infuses et des dons du Saint - Esprit, nous ne serions pas surpris que la cause de certaines incompréhensions se trouve dans une méconnaissance de la métaphysique thomiste. On s’oppose à ce point de doctrine sous prétexte qu’il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité. Mais justement, quand on a été formé à la philosophie de l’Etre et de l’analogie ; quand on a saisi à quel degré le réel est riche et complexe sous son apparente simplicité, on est tout prêt à accepter la même richesse et la même complexité dans le domaine surnaturel. Dans ce cas des vertus et des Dons, notons-le bien, les thèses de philosophie ne sont pas du tout une source de vérité dogmatique en dogme le donné » n’est pas philosophique ; il est surnaturel. Mais une formation thomiste joue ici, entre autres effets, le rôle de removens prohibens elle ôte l’obstacle ; elle prépare à accepter le réel tel qu’il est. Et quand on a de bonnes raisons de croire, par ailleurs, que le réel surnaturel infus par Dieu dans l’âme est aussi complexe que la réalité de la nature, on n’est nullement surpris et on ne cherche pas à éluder cette complexité. Le tout est d’établir la preuve de cette complexité en toute objectivité et dans une docilité totale à tout le donné révélé, non seulement tel que nous le découvrons dans la Bible, mais tel qu’il nous apparaît dans la vie de l’Eglise. IT. — Morale et spiritualité Une morale fondée sur l’Evangile et sur le dogme, et organisée à l’aide de principes métaphysiques, est ÉMINEMMENT PROPRE A NOURRIR LA SPIRITUALITÉ. On l’aura sûrement compris des chapitres comme ceux sur la béatitude, la grâce habituelle, la grâce actuelle, les rapports de la loi et de la liberté, la nature de la loi nouvelle, les vertus théologales, la prudence, etc., ne sont pas seulement des thèmes de science morale, mais l’aliment d’une vie spirituelle éclairée et la base d’un humanisme supérieur, le seul humanisme vrai. Nos contemporains veulent fonder L'HUMANISME en dehors de la Révélation et de la théologie. Mais un tel humanisme, clos sur lui-même, aboutit à une impasse l’homme ne trouvera jamais le bonheur définitif hors de Dieu, car il est fait pour Dieu Sans doute, pour rejoindre Dieu et participer à sa vie béatifiante, il faut d’abord mourir à soi-même », se renoncer courageusement, dompter ses passions et pratiquer le détachement et l’humilité. Et cela peut paraître à première vue une mutilation intolérable. Mais c’est une illusion, sans compter que ce n’est là qu’une étape provisoire. Quand le chrétien s’est mortifié au moyen d’une ascèse prudente, IL S'ÉPANOUIT en Dieu et peut alors, à l’exemple des saints pensons à saint François d’Assise, à S. François de Sales, à Ste Thérèse d’Avila, à Ste Thérèse de Lisieux et à tant d’autres, jouir de la création d’une manière éminemment suave. Il doit, certes, demeurer toujours sur ses gardes. Maïs dans la mesure où il est uni à Dieu et soumis à sa volonté, il goûte les joies de l’art, de la beauté, de l’amour et de toute activité sensible avec une plénitude et une paix que les pécheurs ignorent. À plus forte raison l’humanisme chrétien est-il le seul vrai quand on l’envisage dans son épanouissement final, qui est la restauration universelle consécutive au Jugement dernier. Ainsi comprise, la morale chrétienne n’a rien à craindre d’une comparaison avec les autres morales et avec les mystiques naturelles, quelles qu’elles soient. Le syncrétisme si répandu de nos jours résulte d’une ignorance grossière du catholicisme. Dès qu’on connaît la morale chrétienne authentique, les inventions purement humaines perdent tout leur attrait. BIBLIOGRAPHIE Nous n’indiquons que quelques-uns des ouvrages les plus indispensables pour poursuivre l’étude des sujets esquissés ici. On trouvera dans ces volumes, surtout dans le tome IIT de l’Initiation théologique, les compléments bibliographiques permettant des recherches complémentaires. Saint Thomas Somme théologique, I°-IF° et IT$-IT, Initiation théologique, t. III, 1280 p. Editions du Cerf, 1952. Dom Odon Lottin Morale fondamentale, 546 p., Desclée et Ci, 1954. Morale chrétienne et requêtes contemporaines, 292 p., Casterman, 1954. Bernard Haering La Loi du Christ, I et IL, Desclée et Cie, 1956 et 1957. Jacques Leclercq L’enseignement de la morale chrétienne retiré du commerce. G. Gilleman, Le primat de la charité en théologie morale, 2° éd., 374 p., Desclée de Brouwer, 1954. L’amour du prochain, 404 p., ouvrage collectif, Editions du Cerf, 1954. P. Foulquié Morale, 494 p., Editions de l’Ecole, 1955. Ph. Delhaye Rencontre de Dieu et de l’Homme Foi, espérance, charité, 164 p., Desclée et Ci, 1957. Dom Lottin Au cœur de la Morale chrétienne, 208 p. Desclée, 1957. La première moitié de notre travail était déjà publiée lorsque ce volume est paru. LEXIQUE Nous donnons ici le sens des principaux termes que nous n’avons pas eu l’occasion de définir ou d’expliquer, et qui risquent de dérouter les lecteurs peu avertis. La lettre C renvoie au Vocabulaire philosophique d’A. Cuvillier, et J au Vocabulaire de Philosophie de Mgr Jolivet. Accident. Ce qui peut être modifié ou supprimé sans que la chose elle- même change de nature ou disparaisse » C. Analogie. Rapport établi entre réalités essentiellement diverses, mais ayant quelque chose de commun » J. Béatitude. Etat permanent de bonheur parfait. Cosmos. Le monde considéré comme un tout ordonné et harmonieux » C. Eschatologie. Doctrine des fins dernières de l’homme et de l’univers » C. Essence. Ce par quoi une chose est ce qu’elle est et se distingue de toute autre » J. Etre. Ce qui existe ou peut exister de quelque manière que ce soit » J. Eudémonisme. Doctrine morale selon laquelle le bonheur est le souverain bien » C. Existentialisme. Mode de philosopher qui pose le primat de l’exister sur l’essence et qui se donne pour objet l’analyse de l’existence humaine dans sa réalité concrète et vécue » C. Immanence de Dieu. — Présence de Dieu au plus intime des êtres, en vertu de sa causalité créatrice et conservatrice universelle, qui, à ce titre, transcende tout le créé Cf. Transcendance. Kérygme. Annonce solennelle et enthousiaste de la Parole de Dieu par les Apôtres en vue de convertir les âmes à Jésus-Christ. Logion. Sentences ou discours du Seigneur Jésus conservés par la Tradition primitive et fixés ensuite par écrit, surtout dans les évangiles. Motif. Raisons d’agir de nature intellectuelle » J. Nature. L’essence d’un être considérée comme principe d’opération » J. Dans les êtres créés, s’emploie par opposition à grâce ou surnature, participation à la nature divine. Objet matériel. L’objet, indépendamment de tout point de vue déterminé » J. Objet formel. L’objet considéré à un point de vue déterminé. Ex. L'homme est l’objet matériel de la morale, de la sociologie, de la médecine. L’homme est l’objet formel de la morale en tant que personne raisonnable et libre ; de la sociologie, en tant qu'être social ; de la médecine, en tant que sujet de la maladie » J. Ontologique. Qui concerne l’être en général, et spécialement les réalités profondes et stables. Parousie. Le retour du Seigneur Jésus dans sa gloire à la fin des temps. Phénoménologie. Etude descriptive de ce qui apparaît aux sens ou à la conscience. Transcendance. Supériorité infinie de Dieu qui le rend absolument indépendant et hors d’atteinte de tout le créé en tant que tel. INDEX ANALYTIQUE DES MATIÈRES AMITIE. APOCALYPTIQUE. ARISTOTE. AUGUSTIN saint. BEATITUDE. BIBLIQUE Théologie. CHARITE pour Dieu. — pour le prochain. — Règne de la. — Forme des vertus. CIRCONSTANCES. CONSCIENCE. CONSEIL. CONVERSION. DENYS Pseudo. DETERMINISME. DIEU. DONS DU SAINT-ESPRIT. ECHEC. EGLISE. ELEMENTS de la moralité. ENFER. ESPERANCE. ESCHATOLOGIE. EUDEMONISME. FIN moralité de la. FINALITE. FOI. GRACE habituelle. Cf. Vie divine. — actuelle. HUMANISME. HUMILITE. IMITATION de Jésus-Christ. IMPERFECTION. JESUS-CHRIST. JUSTICE. LIBERTE. LITURGIE. LOI NOUVELLE. LOIS. MARIE. MERITE. METAPHYSIQUE. MORALES vertus. NORME de la moralité. NOUVELLE Bonne. OBFISSANCE. OBJET moralité de ’. PAROUSIE. PECHE. Mortel. Véniel. Originel. PENITENCE. PHILOSOPHIE. Cf. Métaphysique. PROBABILISME. PROPHETISME. PRUDENCE. PSYCHOLOGIE. RELIGION. RENONCEMENT. SACREMENTS. SPIRITUALITE. SURNATUREL. SYSTEMES de morale. TENTATION. THEOLOGALES vertus. Cf. Foi, Espérance, Charité. THEOLOGIE. THOMISME. Cf. passim toutes les solutions doctrinales. TRINITE. VERITE première. VERTU. VIE DIVINE. — Cf. Grâce habituelle. P. LETHIELLEUX, Editeur, 10, rue Cassette, Paris VIe André LETOUSEY Jean LABIGNE CONNAISSANCE DE JÉSUS-CHRIST Histoire biblique - Histoire évangélique Les grandes paroles du Maître Initiation à la liturgie L'ÉGLISE AU PÉRIL DES TEMPS L'histoire de l’Eglise est un drame de 20 siècles, qui est celui du Royaume de Dieu sur terre. Chaque volume 13 X 20 cm, abondamment illustré de gravures dans le texte et hors-texte 178 et 146 pages. Deux ouvrages formant une synthèse historique et dogmatique de la doctrine chrétienne, spécialement conçue pour les adolescents. * Chanoïne André BOYER MANUEL D’INSTRUCTION RELIGIEUSE DES ADOLESCENTS 3 volumes 13 X 18 cm, illustrés, de 120 à 148 pages. Pour donner aux jeunes l’essentiel de la doctrine. Pour les engager dans la vie chrétienne. * Notes 1 Parlant de la Théologie morale pratique des manuels du XVII siècle, qui sont à l’origine des manuels contemporains, le P. Vereecke écrit cette Theologia moralis practica » coupée déjà de la philosophie vivante, coupée maintenant de la dogmatique et de la moralis speculativa » ces deux matières assimilées l’une à l’autre dans l’enseignement courant, coupée par surcroît de la spiritualité ni les écrits d’un Jean de la Croix, ni ceux d’un François de Sales ne relèvent d’elle et les Jésuites pour alimenter leur piété et leur prédication n’ont-ils pas les Exercices », encombrée par contre de notions juridiques et de subtilités casuistiques cette Theologia moralis practica » oublie bientôt sa détermination modeste et s’intitule Théologie Morale » tout court. On pressent qu’ainsi orientée elle ne se développera pas comme une morale de la charité » Hæring, La Loi du Christ, t. I, p. 73. 2 Peut-êre peut-on reprocher à ces livres de morale, d’ailleurs admirables, d’avoir rendu trop facile la science sacrée, en la présentant, pour ainsi dire, toute mâchée. De là, la conduite de tant de confesseurs qui se contentent de chercher des solutions toutes faites et souvent mal comprises à des difficultés qui ne sont jamais absolument semblables aux cas proposés, au lieu de remonter aux principes qui servent à tout résoudre » Traité de la confession des enfants et des jeunes gens. 11° éd., p. 64-65. La 1" édition est de 1865. 3 Ces chapitres sont parus dans le Supplément de l’Ami du Clergé en 1957- 1958. 4 C est tout l’évangile qu’il faudrait citer en référence. Cf. au moins Mt. ch. V, VI VIL XVII et les lieux parallèles. 5 Ici encore, c’est tout S. Paul et tout S. Jean qu’il faudrait citer. Voir au moins J., I, 1-18 ; III ; VI, ; x, 1-19 ; xv, 1-15. — Rom., v à VIII ; I Cor. VII XII, XII ; Gal.,, V ; Eph.,, L, IV, v, VI. — I Petr., I, IT ; IT Petr., et toute la I épître de S. Jean. 6 Cf. Cerfaux, La Théologie de l’Eglise suivant S. Paul 7 Ib., passim et conclusion, p. 307-308. 8 La vie d'identification au Christ Jésus, 60° édit. p. 25-26. 9 Sauf les morales évolutionnistes, y compris celle du marxisme ; mais sont- ce là des morales » dignes de ce nom ? 10 La théologie traditionnelle semble parfois par exemple en traitant de l’espérance atténuer cet aspect, parce qu’elle vise en tout l’essentiel. 11 Cf. Morale chrétienne et requêtes contemporaines, p. 37. 12 Ib., p. 39. 13 Ib., p. 38. Sur ce point précis, nous nous permettons un avis différent de l’auteur de cette étude. 14 Ib., p. 41-44. 15 Cf. spécialement Osée, ch. 1 à 4. Voir aussi Hæring, La Loi du Christ, p. 469 à 475 et J. Régnier. Le sens du péché, p. 36 à 48. 16 Hæring, La Loi du Christ, p. 17 Voir quelques détails sur ce sujet dans la Bible de Jérusalem, p. 1482, col. 2. — Pour les Pères de l’Eglise avant le concile de Nicée, voir l’ouvrage du P. Daniélou. Théologie du judéo-christianisme Desclée 18 art. Théologie, col. 353 P. Congar. 19 Sur les systèmes théologiques, cf. A. Gardeil, Le donné révélé et la théologie, 2° partie, ch. 3. 20 Sur ce point, rf. Chenu Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin Vrin. 21 Nous expliquerons à cette occasion p. 232-233 comment faculté et habitus ou vertus sont tous deux des principes prochains d’action. 22 Cf. P. Hayen. La communication de l’Etre d’après saint Thomas d’Aquin, I, 1957, p. 33. 23 Il faut reconnaître, avec Et. Gilson, qu’Aristote, qui était avant tout un naturaliste, a eu tort de concevoir la forme » et la finalité des êtres matériels à la manière de la forme et de la finalité des êtres sensibles. Les scolastiques décadents du Moyen Age ont eu tort de le suivre sur ce point et de confondre science et philosophie. Mais il ne s’agit pas d’explication scientifique il s’agit ici de métaphysique. Or en métaphysique, la forme substantielle se défend très bien, même à notre époque. Cf. J. de Tonquédec, La Philosophie de la nature, II, p. 66-92. 24 F, 59, 1 ; III, IL, 8 ; C. Gentiles, IIL, 21, 24. — Il n’y a aucune raison, en bonne métaphysique, d’abandonner cette vue grandiose de S. Thomas, quoi qu’en dise Leclerc cf. La philosophie morale de S. Thomas devant la pensée contemporaine, p. 81. 25 FA1F23 2, 26 Denzinger, n° 821. 27 Denzinger, n° 800. 28 Sur ce sujet, lire J. Rohmer, La finalité morale chez les théologiens de saint Augustin à Duns Scot Vrin. 29 Philippe, Initiation à la philosophie d’Aristote, p. 35- 36. — Lire aussi sur ce sujet A. MAN-MON L’eudémonisme aristotélicien et la morale thomiste, dans Xenia Thomistica 1925, p. 429-449. 30 Aristote Morale à Nicomaque, x, 8. 31 Morale à Nicomaque, c. 7. 32 Clodius Piat, Aristote, p. 311. 33 Sur ce point, cf. Leclercq, Les grandes lignes de la philosophie morale, p. 233 à 245, en ce qui concerne uniquement la morale philosophique. 34 Clodius Piat, Aristote, p. 330. 35 Et. Gilson, Saint Thomas d’Aquin, p. 6. 36 Il nous semble que la position de S. Thomas sur ce point, compte tenu de l’ensemble de sa doctrine, échappe aux critiques que lui font certains auteurs cf. J. Leclerca, La philosophie morale de saint Thomas devant la pensée contemporaine, ch. VI. 37 L. X, ch. IV, 8 6. 38 IS-TT6, q. 4, a. 2. 39 La philosophie morale de saint Thomas devant la pensée contemporaine, p. 227-228. 40 [-II, q. 2. 41 Cf. P. Deman, Eudémonisme et charité en théologie morale, dans Ephemerides theologicæ lovanienses, 1953, p. 41-57. — Et cette préférence de base, donnée à la béatitude ainsi comprise, entraîne, pensons-nous, un immense avantage méthodologique c’est de permettre une merveilleuse structuration » métaphysique de toute la morale, — chose qu’on ne pourrait réaliser à partir de la vertu de charité. 42 [-IIC, q. 4. 43 Et. Gilson, Le Thomisme, p. 383 4° éd.. 44 A ce titre, elle est une des qualités qu’Aristote énumère parmi les catégories ou prédicaments. 45 Ceci relève proprement de l’hylémorphisme. 46 I- II*6, a. 2. 47 C’est ce que. ailleurs IF-II%, 141, 6, ad 1, saint Thomas nomme la finis operis, la fin de l’action, expression devenue classique. 48 Cf. P. Foulquié, Morale, p. 98-99. L’auteur se réfère ici aux travaux de Piaget. 49 Cité ib., p. 99. 50 La fin dont il est question ici est la finis operantis, la fin de l’agent, ainsi dénommée par saint Thomas I-II*S, 141, 6, ad 1 pour la distinguer de la finis operis. 51 Pour compléter ces notes sommaires, on consultera avec profit P. Sertillanges, La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p. 27-46. 52 Revue des Deux Mondes, janvier 1955 p. 36. 93 Affection mentale caractérisée par des troubles fonctionnels sans atteinte de la personnalité. Les deux principales névroses sont l’hystérie et la psychasthénie » Henri Piéron, Vocabulaire de la Psychologie. 54 Schizoïdie constitution mentale caractérisée par la tendance à la solitude, au repliement sur soi-même, à la rêverie, et par une difficulté d’adaptation aux réalités extérieures » Henri Piéron, ib.. 55 Un graphologue, le P. Girolamo, étudia les autographes de 58 saints sans en connaître les auteurs. D’après lui, trois seulement d’entre eux avaient une nature angélique » ; les 55 autres étaient affligés de grossiers défauts. Voir quelques détails révélateurs dans Prêtre et Apôtre de juin-juillet 1957, p. 138 56 Voir dans le même sens Les Psychologues contre la morale, par le P. Rimaud Etudes d’octobre 1949, et Structure et dimensions de la liberté, par M. Jean Berthélemy in-8 de 256 p., Ed. de l’Ecole. 57 Contra Gentiles, III, 140. — Cet argument est si fort qu’il garderait sa valeur même si l’on n’admettait pas encore l’existence de Dieu. Et dans ce cas il serait précisément le point de départ d’une preuve de son existence. — Cf. Jolivet, Traité de Philosophie, t. IL, n° 368. 58 Podechard. Le Psautier, p. 184. 59 Cahier de la Pierre-qui-Vire Spiritualité Pascale. p. 143 1957. 60 I°-IIC 114, 1, ad 3. 61 Cf. Denzinger, n° 811 et 842 — Nous reviendrons sur la question du mérite quand nous parlerons de la charité. 62 Théologie de saint Paul, II, 22° éd., p. 351-352. — Cf. aussi Spicq Vie morale et Trinité Sainte selon saint Paul Ed. du Cerf, 1957 63 Cf. Somme Thrologique, , q. 43, 5, ad 1. 64 F, q. 43, 3, ad 1. 65 Edition de la Bonne Presse, p. 43-44. 66 P. Gilleman, Le primat de la charité en théologie morale, p. 162. 67 La Vie Spirituelle du 10 novembre 1919, p. 77 et ss. C’est nous qui soulignons. 68 L’Ami du Clergé, 12 mai 1932, p. 294-300. Ce théologien est Mer Catherinet cf. l’ouvrage du même auteur Initiation à l’exercice de la présence de Dieu, note 1, p. 44 de la 1" édition. Le P. Mersch, a développé des vues semblables dans la Nouvelle Revue Théologique 1938 sous le titre expressif Filii in Filio. 69 Gardeil, art. cité, p. 87. 70 P. Gilleman, Le Primat de la charité en théologie morale, p. 160. 7 Cantique spirituel, strophe 38, cité art. de l’ Ami du Clergé, p. 295. 72 On lira avec fruit sur ce sujet Grâce et æœcuménisme, par C. Moœller et G. Philips Chevetogne, 1957. 73 IS-TF6, q. 58, art. 2. 74 La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, 1916, p. 161. 75 Tome III, p. 224. 76 Les grandes lignes de la philosophie morale, p. 385-386. 77 Cf. Dom Lottin,, Morale fondamentale, p. 410-411. 78 Cf. Dom Lottin, Au cœur de la morale chrétienne, p. 138. 79 Cf. Dom Lottin, Morale fondamentale, p. 412. 80 Nous reviendrons sur la nature des vertus infuses quand nous traiterons des vertus théologales, et spécialement du règne de la charité chap. 24. 81 [-IIé, q. 90-108. 82 Il peut se faire que certains fidèles comprennent mal le récit de la Genèse ch. 3 relatant d’une manière imagée l’arbre de vie et de mort les interdictions de Dieu à nos premiers parents. Quelle qu’ait été la nature de ces interdits, l’homme était soumis à la loi naturelle dès l’instant de sa création. Et peut-être la défense divine n’était-elle que l’expression de cette loi adaptée à une mentalité primitive. 83 Jacques Leclercq, La philosophie morale de saint Thomas devant la pensée contemporaine, p. 332. 84 Cf. P. Grégoire, dans Initiation théologique, III, p. 334-335. 85 q. 91, art. 2. 86 Cf. H. Roos, Kierkegaard et le catholicisme, p. 46. 87 Cf. Dom Lottin, Morale fondamentale, p. 120 à 125. 88 Que ce soit pour promulguer la loi naturelle, la sanctionner, la consolider ou la spécifier cf. Dom Lottin, Au Cœur de la Morale chrétienne, p. 32- 33. 89 Cf. Ami du Clergé, 1958, p. 92-109 et 113-118. 90 On trouvera une étude approfondie de ce thème dans Albert Cartier, Existence et vérité Privat, 1955. 91 Somme théologique, F, q. 62, art. 8, ad 3. 92 P. Lyonnet, dans Bible de Jérusalem, note a de Rom.,, VII 7, où l’on trouvera les références. Toutes les notes de ce chapitre sont à lire. 93 De vera religione, x, 19. 94 Somme, I°-IT*, q. 106, art. 1. 95 Ib., ad I. 96 Ignace Lepp, L’Existence authentique, p. 79-80. 97 Ib., p. 77 et passim. 98 Somme Théologique, I°-II%, q. 82, a. I. 99 Expression du P. Deman, Cours inédit du Saulchoir, 1934-1935. 100 P. Foulquié, Morale 1955, p. 192. 101 Cf. S. Thomas, De Veritate, II, 1 et 2. 102 Deut., IX, 4-6. Même idée, ps. 44 43, Ÿ. 4. 103 Ep. cv, n. 13 éd. Caillau. 104 Aversa enim a Sapientia incommutabili, stulte ac misere vivit.. À quo Verbo Dei enim existit, ut sit utcumque ac vivat, ad illum convertitur ut sapienter ac beate vivat.. æterna Sapientia.. nullo modo cessat occulta inspiratione vocationis loqui ei creaturæ cui principium est » De Gen. ad litt., L. I, c. v, n. 10. 105 Henri Marrou, Saint Augustin et l’augustinisme, p. 76. 106 Cours inédit du Saulchoir, 1934-1935. 107 Rien n’empêche de conserver, si on y tient, les autres distinctions ; mais il faudra parfois insister sur leur sens analogique. 108 E. Gilson, Le Thomisme, 4° éd., p. 473, se référant aux travaux du P. Ambroise Gardeil. 109 La Vie Spirituelle, nov. 1933, p. [71-72]. 110 P. Bernard, la Foi Somme théol., éd. de la Revue des Jeunes, IL, p. 339. 111 Morale fondamentale, p. 384-385. 112 Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, n° 214. 113 Le travail du PB. Olivier, dans l’Initiation théologique, p 525-592, est particulièrement remarquable. Plus récemment, Ph. Delhaye et J. Boulangé ont renouvelé le sujet dans Espérance et vie chrétienne Desclée, 1958. 114 Cf. Rom., v, 2 et les références de la note k dans la Bible de Jérusalem. 115 Michel Spanneut, La Rédemption cosmique, dans LA TABLE RONDE, n° 120, décembre 1957, p. 54. 116 Ib., p. 59. 117 ITS-IT, q. 17, et 5. 118 Lanza, Theologia moralis, IL, p. 81. 119 P. Le Tilly, L’Espérance, Edition de la Somme de la Revue des Jeunes, p. 213. 120 Somme théologique, I, q. 60, a. 5, ad 1. 121 Philosophie de l” homme, p. 134. 122 Ib. — Cette position franchement métaphysique rend facilement compte des difficultés accumulées par certains auteurs par exemple, Ch. Leclercq, La philosophie morale de saint Thomas devant la pensée contemporaine, p. 303-328. 123 Somme théologique, I°-IT%, q. 109, a. 3. 124 Dans /nitiation théologique, III, p. 630. 125 Voir par exemple l’étude du P. Olivier, ib., p. 631-641. 126 Philosophie de l’homme, p. 135. 127 IT Cor., XIII, 13. — Voir autres références dans la Bible de Jérusalem, ib., note b. 128 Article déjà cité de l’ Ami du Clergé, 12 mai 1932, p. 298. 129 primat de la charité en théologie morale, 2° éd., p. 216. — Référence au P. Mersch, La théologie du Corps mystique, t. I, p. 231-232. 130 Dans ce paragraphe nous nous inspirons surtout de Mgr Lanza, Theologia moralis, IL, p. 115-120. 131 On pourra lire avec profit un exposé très documenté de cette opinion par le P. Nothomb, dans L’amour du Prochain Ed. du Cerf, p. 151-187. 132 ITS-IT, q. 25, a. 1. 133 IT-TT6q. 103, a. 3, ad 2. 134 Dans L’amour du Prochain, ouvrage collectif, Ed. dn Cerf, p. 127-135. 135 Theologia moralis, p. 119, note 2. 136 Lanza, ib. ; p. 119. 137 P. Plé, dans L’amour du Prochain, p. 126. 138 Cf. chapitres XVI, sur les lois, et XIX, sur la grâce actuelle. 139 Lanza, Theologia moralis, p. 121. 140 Le primat de la charité en théologie morale, 2° éd., p. 34. 141 P. Gilleman, op. cit., p. 59, n. 4. — On trouvera dans cette note une explication harmonieuse des diverses expressions de S. Thomas sur la question. 142 Cf. Lanza, Theologia moralis. II, p. 138. 143 Cf. Lanza, ib., p. 130. 144 Cf. Gilleman, op. cit., p. 62-64. 145 On trouvera dans Dom Lottin, Au cœur de la morale chrétienne, p. 127 et 133, une autre explication de la formule forma virtutum la vraie causalité formelle » reviendrait à la foi pratique et non à la charité. 146 P. Perrin, dans Prudence chrétienne Ed. du Cerf, p. 33. 147 Cf. Philippe, Initiation à la philosophie d’Aristote, p. 50-51. 148 La philosophie morale de S. Thomas d’Aquin. p. 218. 149 On les trouvera, par exemple, dans ce même ouvrage du P. Sertillanges, p. 183-192 et 219-232, ou encore dans l’Initiation Théologique, II, p. 702- 708. 150 P. Sertillanges, op. cit., p. 201. 151 Et. Gilson, Le thomisme, p. 391. 152 Haring, La Loi du Christ, I, p. 285. 153 Pie XII aux Supérieurs Généraux le 11 février 1958 Doc. cath., 2 mars 1958, p. 260-261. 154 Cf. P. Deman, dans Prudence chrétienne Ed. du Cerf, p. 30. 155 P. Gilleman, Le primat de la charité en théologie morale, p. 173. 156 Somme théologique, I°-IF%, q. 19, a. 5 et 6. — Cf. [*, q. 79, a. 13. 157 Telle est du moins la tendance qui se manifeste dans les revues. Quant à savoir si la réalité correspond à ces belles aspirations, c’est une autre affaire. 158 Tonneau, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, oct. 1956, p. 642. 159 Le primat de la charité en théologie morale, p. 269. 160 Dictionnaire de Spiritualité, art. Conscience », col. 1567. 161 In omni dubio, ubi agitur de solo licito, sequi licet opinionem certe et solide probabilem, etsi contraria opinio sit vere probabilior ». — Synopsis theologiæ moralis et pastoralis, t. 11, 1948, p. 293. 162 Au cœur de la morale chrétienne, p. 99. — Cf. Morale fondamentale, p. 315. 163 C’est pourquoi le beau texte du P. Gilleman, que nous venons de citer, ne nous semble nullement l’expression du probabilisme traditionnel. 164 Au cœur de la morale, p. 106. 165 Rappelons qu’un principe réflexe, ou indirect, est une proposition de Droit destinée à libérer la conscience d’un doute. Ex. une loi douteuse n’oblige pas en cas de doute, c’est l’occupant qui l’emporte ; en cas de doute, on ne présume pas un fait, on le prouve ; etc. ». Ce principe ne prouve nullement la vérité du jugement ; son seul rôle est de donner à la conscience une certitude pratique, qui la rassure et lui permet d’agir. C’est Suarez qui, le premier, appliqua ce procédé en morale. 166 Radio-message au Congrès catéchétique de Boston, 26 octobre 1946. 167 Cf. Dom Lottin, Morale fondamentale, p. 489, et Au cœur de la morale chrétienne, p. 177 et 86. 168 Cf. Dom Lottin, Morale fondamentale, p. 100-103. 169 Somme théologique, K°-II%, q. 74, a. 3 et 4. 170 Pour plus de précisions on lira avec profit le petit livre de Régnier, Le sens du péché, 126 p. Lethielleux, 1954. 171 Dom Lottin, Au Cœur de la Morale chrétienne, p. 142. Cf. Morale fondamentale, p. 434. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu'alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1% mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XX siècle. 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Description du livre L’année 1552 voit mourir François-Xavier dans une petite île de l’actuelle baie de Macao, face à la Chine où il n’avait pu entrer. Il avait été l’un des fondateurs de la Compagnie de Jésus. Au mois d’août 1774, les quelques Jésuites qui restent encore à Pékin prennent connaissance du Bref de suppression de la Compagnie, publié un an auparavant. La nouvelle les attriste sans les surprendre. Entre ces deux dates, l’Histoire de la Première Mission jésuite de Chine est celle d’une grande aventure de la période moderne. Un tout petit nombre d’hommes, moins de mille religieux, tente de convertir au catholicisme l’Empire des Ming, fort de cent cinquante millions de sujets à la fin du XVIe siècle. Pour cela, ils étudient puis traduisent Confucius et les analystes de la Chine ancienne, ils transmettent les techniques et le savoir entre Orient et Occident, ils fondent la Sinologie. En date de la dissolution de la Compagnie, à la fin du XVIIIe siècle, les Jésuites pensaient avoir échoué. Ni la Chine ni son empereur ne se sont convertis au catholicisme. Mais nul avant eux n’a réussi à pénétrer si profondément au coeur d’une civilisation. Le livre de Jean-Pierre Duteil n’expose pas seulement le rôle des Jésuites en Chine aux XVIe-XVIIIe siècles, mais aussi plus largement la Chine vue par les Jésuites. Il n’existait pas jusqu’à présent de synthèse sur cette présence de la Compagnie de Jésus en Chine qui a été autant culturelle qu’évangélisatrice. Cet ouvrage comble une lacune et il faut lui en savoir gré ». Jean Delumeau
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